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Full text of "Le Correspondant : ou, Collection de lettres d'écrivains célèbres de France, d'Angleterre, et autres pays de l'Europe, sur la politique, la morale et la littérature"

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LE  CORRESPONDANT, 


ou 
f 


COLLECTION  DE  LETTRES 
D'ÉCRIVAINS  CÉLÈBRES. 


DE  L'IMPRLMERIE  DE  J.  GRATIOT. 


LE  CORRESPONDANT, 

ou 

COLLECTION  DE  LETTRES 

D'ÉCRIVAINS  CÉLÈBRES 
DE    FRANCE,    D'ANGLETERRE, 

ET  AUTRES  PAYS  DE  l'eUROPE  , 

SUR    LA    POLITIQUE  ,    LA    MORALE 
ET  LA  littérature; 

DEKTÎKÉES  A  OFFRIR   UN   TABLEAU  EXACT   DE  LA  SITUATION  DK 

I    CHAQUE    NATION  ;    A    ECLAIRER     LES     PEUPLES     SUR    LEURS 

VÉRITABLES    INTERETS  ;   A   PROVOQUER   UNE  BIENVEILLANCE 

RÉCIPROQUE  ENTRE  EUX  ,  ET  A  RENDRE  LA  PAIX  UNF.  SOURCE 

DE    PROSPÉRITÉ    COMMUNE. 

PREMIÈRE  ANNÉE.  —  TOME  II. 


PARIS, 

GIDE    FILS,    LIBRAIRE,    RUE    SAINT-MARC    FEYDEAU,    N"    20. 


1817. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


Iittp://www.arcliive.org/details/lecorrespondanto02pari 


TABLE  DES  LETTRES. 


LETTRE  PREMIERE 

Sur  la  Fie  de  John  Wesley  ,  fondateur  de  la 
secte  des  Méthodistes  en  Angleterre.     Pag.   i 

LETTRE  IL 
Des  Idées  libérales,  et ,  par  occasion  j  des  Libé- 
raux et  des  ultra-Royalistes.  46 

'LETTRE  III 

Sur  quelques  particularités  des  quatre  derniers 
mois  de  la  Vie  de  Murât.  55 

LETTRE  IV. 
Sur  l'Etat  de  la  Presse  en  France.  69 

LETTRE  V 

Sur  les  Corporations  municipales  de  V Angleterre 
en  général  y  et  de  la  Corporation  de  Londres 
en  particulier.  91 

LETTRE  VI , 

Contenant  un  Projet  relatif  à  la  rédaction  du 
nouveau  Code  de  la  France  ,  adressé  à  monsei- 
gneur d' A  MBRJY ,  chancelier  de  France.  117 


VJ  TABLE    DES    LETTRES. 

Réponse  autographe  de  Monseigneur  d'Amhray, 
Chancelier  de  France .  P^g*   129 

LETTRE  VII, 

Contenant  un  second  Mémoire  sur  la  révision 
triennale  du  Code  français ,  adressé  à  monsei- 
gneur d^  A  mbbay  ^  chancelier  de  France. 

LETTRE  VIIÏ. 

Des  plaintes  sur  la  détresse  de  V Agriculture  et 
du  Commerce  en  Angleterre.  3  55 

LETTRE  IX 

Sur  un  Koyage  à  Moscou  dans  Vété  de  i8i4.   188 

LETTRE  X. 

Parallèle  entre  Frédéric  II,  roi  de  Prusse ,  et 
Charles  III  ^  roi  d'Espagne.  263 

LETTRE  XL 

Sur  le  dernier  ouvrage  de  lady  Morgan  ,  inti- 
tulé la  France.  269 


sous  PPtESSE, 

Pour  paraître   chez   GIDE  fils. 


Dictionnaire  de  la  T^cmgue  oratoire  et  poétique  ;  par 
M.  Planche,  professeur  de  rhétorique  au  collège  Bour- 
bon. — Un  gros  volume  in-8°,  grand-riùsln ,  pour  paraître 
le  1*'  janvier. 

Histoire  abrégée  des  Traités  de  Paix  entre  les  puissances 
de  l'Europe ,  depuis  la  paix  de  Westplialie  jusqu'à  la  paix 
de  Paris  du  20  novembre  i8ï5;  par  KocJi  et  Schœll. 
Les  7  premiers  vol.  ont  paru.  Prix,  6  fr.  le  vol.  poul- 
ies souscripteurs ,  et  7  fr.  pour  ceux  qui  n'ont  pas  sous- 
crit —  On  jouira  de  la  remise  sur  les  5  vol,  qui  restent 
à  paraître. 

Voyage  auBrésil ,ei  Courses  dans  l'intérieur  des  plus  rielies 
contrées  de  l'Amérique  méridionale  ;  contenant  une  Des- 
cription complète  minéralogique  et  statistique  du  Brésil , 
et  particulièrement  des  provinces  du  Sud^  du  Centre  et 
de  l'Intérieur ,  qui  n'avaient  pas  encore  été  visitées  et 
reconnues  par  les  voyageurs;  notamment  par  MM.  Mawe 
et  Koster. 

Ouvrage  enrichi  d'une  Carte  générale  et  itinéraire  du 
Brésil,  et  de  plusieurs  planches  relatives  à  l'histoire  na- 


tiirelle  ;  par  Denys  de  Montfort ,  ancien  naturaliste- 
voyageur  ,  membre  de  plusieurs  sociétés  saTantes.  — 
2  vol.  in-S". 

J'^oyage  dans  le  BeloutcJdstan  et  dans  une  jyartie  de  la 
Perse,  fait  pendant  quelque  temps  sous  le  déguisement 
d'un  pèlerin  mahométan,  contenant  des  Anecdotes  et 
des  Descriptions  propres  à  faire  connaître  les  moeurs  et 
les  usages  des  habilans;  suivi  d'un  Voyage  dans  le  Sindi; 
par  Henry  Potthiger  ;  traduit  de  l'anglois  par  /.  B. 
Eyriès.  —  2  vol.  in-8°,avec  cartes  et  figure. 

(Eiwres  de  Molière ,  précédées  du  Tableau  de  la  Société 
au  17*  siècle,  et  de  îa  Vie  de  l'auteur,  par  M.  Petitot , 
avec  des  remarques  sur  chaque  pièce  :  édition  stéréotype 
proposée  par  souscription,  —  6  vol.  in-8°.  Les  2  pre- 
miers vol.  ont  paru. 

De  l'Esprit  d'Association  dans  tous  les  ifitérêts  de  la 
Communauté  ,  ou  Essai  sur  le  complément  du  bien-être 
et  de  la  richesse  en  France  par  le  complément  des  ins- 
titutions 5  par  M.  le  comte  Alexandre  de  la  Boide.  — 
1  vol.  in-8'  d'environ  4oo  pages. 

W'oyage  aux  îles  Tonga  ou  des  Amis ,  dans  l'Océan  Paci- 
fique,  contenant  l'histoire  des  naturels,  de  leurs  mœurs, 
de  leurs  usages ,  de  leur  religion  ;  par  William  Mariner, 
et  mis  au  jour  par  John  Martin  ;  ti'aduit  de  l'anglais 
par  V.F.  •—  2.  vol.  in-8°. 


LE  CORRESPONDANT. 


LETTRE  PREMIÈRE, 


'Sur  la  Vie  de  John  Wesley  ,  fondateur  de  la 
secte  des  Méthodistes  en  Angleterre. 


A  M.  liE  Vicomte  de  C 


M^ 


ONSIËUR, 


Vous  n'êtes  pas  sans  savoir  que  ïa  secte  des 
méthodistes  existe  en  Angleterre  depuis  prés  d'un 
siècle,  qu'elle  est  devenue  très-nombreuse,  qu'elle 
fait  annuellement  des  milliers  de  prosélites ,  qu'elle 
a  SCS  séminaires  et  sa  hiérarchie,  et  enfin<qu^elle 
forme  un  peuple  distinct  dans  l'état ,  imperium  in 
rrnperio.  Toutes  les  fois  que  l'on  voit  des  hom- 
mes ainsi  rassemblés  et  animés  du  même  senti- 
ment, on  désire  naturellement  avoir  quelques 
a  1 


tiétails  liistoriqaes  sur  le  Ibndaleur  de  ces  réu* 
nions.  Celle  dont  il  est  ici  question ,  a  pour  fon- 
dateur un  anglais  nommé  John  JVesley.  Son 
histoire  est  peut-être  peu  connue  en  Angleterre 
ciu-delà  des  bornes  de  ce  qu'on  appelle  le  monde 
religieux  j  et  j'apprends  qu'en  France  elle  est 
presque  totalement  ignorée.  Il  est  bien  d'être 
curieux  quand  c'est  pour  parvenir  à  connaître 
un  grand  homme  j  et  Wesley  a  droit  à  ce  titre, 
non  moins  par  ses  talens  et  ses  vertus,  que  par 
l'objet  qu'il  s'est  proposé,  et  par  les  succès  dont 
son  entreprise  a  été  couronnée.  C'est  donc  avec 
plaisir  que  je  prends  la  plume  pour  commencer 
le  portrait  que  vous  me  demandez  ,  bien  que  je 
sois  persuadé  que  les  bornes  d'une  lettre  ne  me 
permettront  pas  de  le  terminer  :  mais  dans  celle- 
ci  je  conduirai  l'apôtre  du  méthodisme  jusqu'à 
sa  première  mission  j  et  dans  une  autre  je  vous 
le  montrerai  continuant  ses  travaux  spirituels. 

Les  historiens  des  jésuites  ont  remarqué  avec 
complaisance  que  Loyola  vint  au  monde  l'année 
inenie  de  la  naissance  de  Luther.  «  La  Provi- 
dence, disent-ils,  a  voulu  qu'au  moment  où  une 
grande  partie  de  la  chrétienté  serait  séparée  de 
la  foi  catholique  par  le  grand  hérésiarque  de 
l'Allemagne,  le  saint  espagnol  donnât  naissance 


(3) 
à  tin  ordre  par  lequel  cette  même  foi  catholique 
seroit  com^ageusement  défendue  en  Europe,  et  ré- 
pandue dans  toutes  les  parties  du  monde,  r* 

Voltaire  et  Wesley  ne  sont  pas,  à  la  vérité, 
enfans  de  la  même  année  j  mais  ils  étaient  con- 
temporains ,  quoiqu'il  une  grande  distance  de 
temps  ;  et  l'influence  si  différente  qu'ils  ont  exer- 
cée sur  leur  siècle ,  et  exerceront  sur  la  posté- 
rité, ne  sera  pas  moins  remarquable.  Pendant 
que  l'un  répandait  avec  une  funeste  activité  les 
germes  de  l'immoralité  et  de  l'irréligion ,  l'autre, 
avec  un  zèle  aussi  infatigable ,  travaillait  pour  la 
cause  de  l'enthousiasme  religieux.  Les  ouvrages 
de  Voltaire  ont  paru  partout  où  on  lit  le  français, 
et  les  disciples  de  Wesley  partout  où  l'on  parle 
anglais.  Les  principes  de  l'incrédule  ont  plus  ra- 
pidement opéré  j  et  lui-même ,  qui  ne  désirait 
point  les  maux  auxquels  il  a  si  puissamment  con- 
tribué, s'alarma  de  leurs  progrès,  et  trembla  (ftns 
ses  derniers  jours  des  conséquences  qu'il  pré- 
voyait. A  peine  en  effet  ses  restes  étaient-ils  enfer- 
més dans  la  tombe ,  que  ces  conséquences  attei- 
gnirent toute  la  surface  de  la  France.  Les  autels 
furent  renversés,  le  trône  détruit j  le  crime,  la 
misère,  la  dévastation,  se  répandirent  dans  toutes 
ses  provinces,  et  l'Europe  entière  éprouva  une 

1. 


comniolion  comme  celle  d'un  tremblement  de 
terre.  Les  doctrines  de  Wesley  cependant  ga- 
gnaient rlu  terrain;  chaque  année  elles  s'avan- 
çaient avec  une  marche  plus  rapide,  et  leurs  effets 
devaient  en  définitive  être  plus  universels,  plus 
puissans  et  plus  permanens  ;  car  il  a  mis  en  œuvre 
des  principes  d'une  plus  grande  force.  Il  ne  faut 
pas  néanmoins  supposer  que  je  veuille  vous  pré- 
senter ces  deux  grands  hommes  comme  les  agens 
du  bon  et  du  mauvais  principe.  Opposés  en  toutes 
choses ,  l'un  n'est  pas  toutes  ténèbres ,  et  l'aulre 
n'est  pas  toute  lumière. 

Fortes  creantur  fortibus.  Wesley  étoit  d'une 
bonne  fomille ,  dans  le  sens  que  lui-même  aurait 
donné  à  cette  expression.  Son  grand-pére ,  John 
Wesley ,  pendant  le  cours  de  ses  études  sous  la 
république ,  se  distingua  par  sa  piété  et  ses  pro- 
grès dans  les  langues  orientales,  et  s'attjra  par 
là^l^stime  du  docteur  Owen,  vice-chancelier, 
que  les  presbytériens  regardent  encore  comme 
un  des  plus  grands  ministres  de  leur  secte.  Si  le 
gouvernement  eût  continué  à  rester  dans  les 
mains  de  la  famille  de  Cromwell ,  cette  protec- 
tion eût  fait  parvenir  Wesley  à  la  plus  haute 
distinction.  L'acte  d'uniformité  le  contraignit 
à  ne  plus  vivre  à  Blandford ,  dans  le  Dorsets- 


(5) 
hire,  et  il  songea  à  émigrer  au  Marylancl  ou 
à  Sarinam ,  où  les  Anglais  voulaient  former  des 
colonies  ;  mais  la  réflexion  et  des  conseils  le  dé- 
terminèrent à  se  fixer  dans  sa  patrie.  En  conti- 
nuant de  prêcher,  il  devint  coupable  devant  la 
loi,  et  fut  mis  quatre  fois  en  prison.  Sa  santé  fut 
altérée  par  la  perte  de  ceux  qu'il  aimait  le  plus, 
et  par  le  malheur  des  temps  j  et  il  mourut  à  trente- 
trois  ou  trente-quatre  ans. 

Tel  était  l'esprit  du  temps,  que  le  vicaire  du 
lieu  où  il  mourut  ne  voulut  pas  que  son  corps  fût 
enterré  dans  l'église.  Sa  femrae  était  d'une  bonne 
famille,  et  nièce  de  FuUer ,  l'historien  de  l'église, 
homme  non  moins  remarquable  par  son  esprit  et 
son  amabilité,  que  par  le  bonheur  qu'il  eut  de 
revêtir  ses  pensées  d'un  beau  langage.  Wesley 
laissa  deux  fils  j  et  l'un  d'eux,  Samuel ,  n'était  âgé 
que  de  buit  ou  neuf  ans  à  la  mort  de  son  père. 
Les  événemens  de  la  vie  de  Wesley,  ses  souf- 
frances, qui  l'avaient  fait  placer  parmi  les  confes- 
seurs des  non-conformistes,  semblaient  devoir  in- 
fluencer les  opinions  de  Samuel  ;  mais,  tombé 
parmi  des  hommes  féroces  et  bigots  ,  il  ne  vit  des 
dissidfus  que  le  plus  mauvais  côté.  Leur  apologie 
du  supplice  de  Charles  V""  le  choqua,  et  leur 
club  de  la  tête  de  veau  le  dégoûta  entièrçmcntj. 


(G) 
et  étant  encore  très-jeune,  il  se  sépara  d'eux. 
Enfin ,  leur  intolérance  le  décida  à  se  réunir  à 
l'église  qui  avait  persécuté  son  père.  Cette  dé- 
marche, qui  était  alors  le  résultat  de  ce  qu'il 
sentait ,  fut  plus  tard  approuvée  par  la  réflexion 
dans  un  âge  plus  avancé ,  et  Samuel  Wesley  conti- 
nua toute  sa  vie  d'être  zélé  pour  l'église  anglicane. 
A  seize  ans,  il  vint  à  Oxford,  entra  au  collège 
d'Exeter,  et  commença  ses  études.  Il  n'avait  alors 
d'autres  fonds  que  deux  livres  seize  schellings, 
et  nulle  espérance  d'avoir  plus  de  moyens  pécu- 
niaires j  et  depuis  ce  moment  jusqu'à  celui  où 
il  fut  gradué,  un  seul  écu  fut  l'unique  secours 
qu'il  reçut  de  ses  amis.  Il  composait  des  exercices 
pour  ceux  qui  avaient  plus  d'argent  que  de  savoir, 
et  il  instruisait  ceux  qui  voulaient  profiler  de  ses 
leço^is.  Ainsi,  par  sa  grande  industrie,  par  sa 
grande  frugalité,  non-seulement  il  parvint  à  se 
soutenir,  mais  il  avait  encore  économisé  dix  livres 
quinze  schellings  quand  il  vint  à  Londres  pour 
recevoir  les  ordres.  Après  avoir  desservi  pendant 
un  an  une  cure  comme  vicaire,  et  avoir  été  du- 
rant une  autre  année  chapelain  d'un  vaisseau  du 
roi,  il  obtint  une  cure  à  Londres,  et  épousa  Su- 
sanne,  fille  du  docteur  Annesley,  l'un  des  mi- 
nistres renvoyés. 


(7  ) 
Jamais  homme  ne  fut  mieux  assorti  en  mariasë 
que  Samuel  Wesley  :  réponse  qu'il  avait  clioisie 
était,  comme  lui-même,  née  d'un  Iiomme  distin- 
gué parmi  les  non-conformistes;  et,  comme  lui,, 
dans  sa  première  jeunesse,  elle  avait  choisi  la 
route  qu'elle  voulait  suivre.  Après  avoir  examiné 
avec  le  plus  grand  soin  la  controverse  entre  les 
dissidens  et  l'église  d'Angleterre  ,  elle  demeura 
persuadée  que  les  scliismatiques  étaieht  dans  l'er- 
reur. La  dispute,  on  doit  se  le  rappeler,  ne  rou- 
lait que  sur  la  discipline  •  mais  les  recherches  de 
Suzanne  Annesley  ne  s'arrêtèrent  pas  là-  et  elle 
commençait  à  se  jeter  dans  le  socinianisme  quand 
elle  en  fut  retirée  par  son  mari.  C'était  une  femme 
admirable,  d'un  excellent  caractère,   douée  de 
l'intelligence  d'un  homme,  et,  du  reste,  épouse 
obéissante,  mère  exemplaire ^  et  rlirélienne  fer- 
vente. 

Son  mari  s'était  fait  connaître  de  bonne  heure 
par  son  savoir  et  son  habileté  :  les  talens  alorâ 
étaient  plus  facilement  remarqués  qu'à  présent. 
Samuel  Wesley  fut  jugé  capable  de  servir  les 
plans  de  Jacques  II,  relativement  à  la  religion, 
et  on  lui  promit  de  l'avancement  s'il  voulait  pi  ê- 
cher  en  faveur  des  mesures  du  roi.  Mais  au  lieu 
délire  la  déclaration  de  ce  monarqiie,  comine  il 


(8) 
en  était  requis ,  et  quoique  environné  de  courti- 
sans, de  soldats  et  de  délateurs,  il  prêcha  hardi- 
ment contre  les  projets  de  la  co.ur.  Il  ayoit  pris 
pour  texte  ces  paroles  du  prophète  Daniel,  : 
((  S'il  en  est  ainsi ,  notre  Dieu  que  nous  servons 
est  capable  de  nous  délivrer  de  la  fournaise  arr 
dente  y  et  il  nous  tirera  de  ta  puissance  ^  6  roi!; 
Mais  s'il  n'en  est  pas  ainsi ,  qu'il  soit  connu  de 
toi  y  ô  roi!  que  nous  ne  servirons  pas  tes  dieux , 
et  que  nous  ne  rendrons  point  de  culte  à  Vima^e 
d'or  que  tu.  as  dressée.  » 

Lors  du  changement  de  dynastie ,  M.  Wesley 
fut  un  des  premiers  qui  écrivit  l'apologie  de  cette 
révolution  •  il  dédia  son  ouvrage  à  la  reine  Marie, 
et  en  fut  récompensé  par  une  cure  à  Epworth , 
dans  le  Lincolnshire.  Cette  paroisse  contenait 
près  de  deux  raille  âmes-  mais  il  la  trouva  dans 
un  état  de  désordre  extrême,  et  le  zèle  avec  1er 
quel  il  remplissait  son  devoir  en  avertissant  ses. 
ouailles  de  leurs  péchés,  excita  contre  lui  une 
hairie  furieuse  dans  ceux  qu'il  ne  pouvait  rame- 
ner au  bien.  C'est  à  Epworth.  que  naquit  John , 
son  second  fils,  qui  est  le  sujet  de  cette  lettre. 

Ces  pervers,  qui  détestaient  leur  pasteur,  ten-r 
tèrent  deux  fois ,  mais  sans  succès  ,  de  mettre  le 
feu  à  sa  maison  :  enfin  ils  réussirent  dans  une 


(9) 
troisième  entreprise.  A  minuit,  quelques  pièces 
de  bois  embrasées  tombèrent  sur  une  de  ses  filles 
et  l'éveillèrent.  Au  même  moment  M.  Weslcy, 
entendant  crier  au  feu  dans  la  rue,  se  leva  brus- 
quement. Sa  femme ,  alors  malade ,  était  couchée 
dans  une  autre  pièce  :  il  lui  ordonna,  ainsi  qu'à 
ses  deux  filles  aînées,  de  se  sauver-  il  enfonça 
la  porte  d'une  chambre  où  se  trouvait  une  ser- 
vante avec  cinq  enfuns.  La  servante  prit  le  plus 
jeune  dans  ses  bras,  et  dit  aux  autres  de  la  suivre. 
Les  trois  ahiés  le  firent;  mais  John,  qui  avait 
alors  six  ans ,  ne  s'était  point  réveillé ,  et  au  mi- 
lieu du  trouble  il  fut  oublié.  Pendant  que  lafa,mille 
cherchait  à  gagner  la  rue ,  les  flammes  l'environ- 
naient de  toutes  parts,  et  M.  Wesley  s'aperçut  que 
les  clefs  de  la  porte  étaient  au  haut  de  i'esçalier.  Il 
s'y  élança  et  s'en  saisit.  Une  minute  après,  l'es- 
calier prit  feu.  Quand  la  porte  fut  ouverte,  un 
fort  vent  de  nord  -  est  repoussait  les  flammes 
avec  une  telle  violence,  qu'il  était  impossible  de 
lutter  contre  elles.  Quelques-uns  des  enfans  ce- 
pendant passèrent  à  travers  la  fenêtre;  d'autres 
par  une  petite  porte  qui  donnait  sur  un  jardin, 
Incapable  de  faire  autre  chose,  d'après  l'état  dans 
lequel  elle  se  trouvait,  mistriss  Wesley,  après 
î'avoir  vainement  essayé  trois  fois,  se  précipita 


.(    lO    ) 

dans  la  rue  à  travers  les  flammes,  nue  comme 
elle  était  5  elle  parvint  ainsi  à  s'échapper,  non 
sans  quelques  brûlures  à  la  tête  et  au  visage. 
Dans  cet  instant  on  entendit  l'enfant  crier  dans 
la  chambre  où  il  avait  été  laissé.  Son  père  vou- 
lut encore  s'élancer  sur  l'escalier  ;  mais  il  était 
déjà  si  prés  d'être  consumé ,  qu'il  ne  put  sup- 
porter le  poids  de  M.  Wesley.  Celui-ci ,  dans  le 
plus  grand  désespoir,  tomba  sur  ses  genoux  dans 
la  rue,  et,  dans  une  véritable  agonie,  recom- 
manda à  Dieu  l'ame  de  son  enfant.  John  néan- 
moins se  précipita  vers  la  porte ,  et  trouvant  qu'il 
lui  était  impossible  de  se  sauver,  il  grimpa  sur 
un  coffre  qui  était  près  d'une  fenêtre  :  il  fut  alors 
vu  de  la  cour.  On  n'avait  point  le  temps  d'aller 
chercher  une  échelle  ;  mais  heureusement  la  mai- 
son n'était  point  haute.  Un  homme,  montant  sur 
les  épaules  d'un  autre,  put  prendre  l'enfont  à  la 
fenêtre.  Un  moment  plus  tard  cela  n'eût  plus  été 
possible  :  tout  le  toit  tomba  dans  l'intérieur  de 
la  maison  ;  tous  ceux  qui  s'y  seraient  trouvés  au- 
raient été  écrasés.  Quand  l'enfant  eut  été  conduit 
dans  la  maison  où  ses  parens  s'étaient  retirés ,  le 
père,  jetant  un  cri  :  venez,  mes  voisins,  dit-il, 
prosternons-nous  j  rendons  grâce  à  Dieu,  il  m'a 
rendu  mes  huit  enflms.  Que  la  maison  devienna 


f  •>  ) 

ce  qu'elle  pourra ,  je  sois  riche  assez.  Jolm  Wes- 
ley  se  rappela  toute  sa  vie ,  avec  les  sentimens  de 
la  plus  profonde  gratitude,  la  manière  dont  la 
Pi'ovidence  l'avait  sauvé.  Sur  un  de  ses  por- 
traits on  voit  une  maison  en  flammes ,  avec  celte 
devise  : 

((  Ce  n'est  pas  là  un  tison  tire  par  force  du 
feu.  » 

M.  Wesley  n'eut  pas  moins  de  dix-neuf  en- 
fans,  dont  il  paraît  qu'il  éleva  seulement  trois 
fils  et  trois  filles  :  les  autres  moururent  cJn  bas 
âge.  La  manière  dont  ces  en  fans  apprirent  à  lire 
est  remarquable.  La  mère  ne  leur  donnait  aucune 
espèce  d'instruction  jusqu'à  ce  qu'ils  fussent  par- 
venus à  l'âge  de  cinq  ans,  et  alors  elle  leur  ap- 
prenait complètement  l'alphabet  en  un  jour.  Le 
jour  suivant  elle  les  mettait  à  épcler,  et  leur 
faisait  lire  une  ligne,  et  jamais  ils  ne  la  quittaient 
qu'ils  ne  l'eussent  parfaitement  lue. 

Si  la  reine  Marie  eût  vécu  davantage,  M.  Wes- 
ley aurait  obtenu  de  l'avancement.  Un  poeine 
qu'il  fit  imprimer  sur  la  bataille  de  Blenhcini,  plut 
au  duc  Marlborougb,  et  il  en  récompensa  l'auteur 
en  le  nommant  cliapelain  d'un  régiment.  M.  Wes- 
ley devait  s'attendre  à  être  mieux  traité  par  la 
ïJiiile.  Il  fut  invité  à  se  rendre  à  Londres  par  un 


(  J2) 

noble ,  qui  promit  de  lui  procurer  une  prébende; 
mais  les  non-conformistes  furent  alors  assez  puis- 
sans  pour  empêcher  l'exécution  de  ce  dessein.  Les 
dissidens  sont  trés-haineux ,  et  ils  haïssaient  bien 
cordialement  M.  Wesley,  voyant  en  lui  un  honnne 
qui,  né  dans  leur  sein,  s'était  séparé  d'eux.  Ils 
s'opposèrent  donc  à  cette  nomination ,  et  parvin- 
rent en  outre  à  lui  faire  ôter  son  titre  de  cha-- 
pelain  ;  et  M.  Wesley  et  sa  famille  en  éprouvè- 
rent encore  d'autres  persécutions.  A  la  vérité, 
M.  Wesley  étoit  l'un  de  leurs  antagonistes  les 
plus  distingués;  sa  manière  de  vivre,  aussi-bien 
que  son  savoir,  donnaient  un  grand  poids  à  ses 
opinions.  Ce  qui  prouve  la  haute  estime  que  lui 
portaient  les  membres  de  l'église  épiscopale,  c'est 
que  ce  fut  lui  qui  composa  la  défense  du  docteur 
Sacheverel.  Il  était  tellement  versé  dans  les 
langues  nécessaires  à  l'étude  de  la  Bible  ,  qu'il 
avait  projeté  d'en  donner  une  édition  en  hé- 
breu ,  en  chaldéen ,  en  grec  et  en  latin.  Comme 
poète,  il  ne  réussit  point  dans  une  vie  de  Jésus-» 
Christ  qu'il  avait  entreprise;  mais  ses  moindres 
ouvrages  portent  le  cachet  d'un  véritable  mérite. 
Son  nom  cependant  parut,  dans  une  édition  irlan-- 
dais.e  de  la  Dunciadej  accolé  avec  celui  de  Watts. 
Pope  depuis  rétracta  cette  satire ,  et  même  lia 


(  i3) 
connaissance  avec  Samuel ,  l'aîné  des  fils  dé 
M.  Wesley.  Mais  celte  attaque  contre  un  homme 
d'une  conduite  aussi  exempte  de  blâme,  et  aussi 
distingué  par  son  génie  et  par  toutes  les  vertus 
chrétiennes  que  l'était  le  docteur  Watts ,  est  re- 
tombée sur  Pope,  et  a  laissé  sur  sa  mémoire  une 
tache  qui  ne  peut  être  effacée.  Aux  noms  de  Wes- 
ley et  de  Watts,  Pope  a  substitué  ceux  de  Witlier 
et  de  Quarles,  et  ce  changement  lui  a  fait  aussi 
peu  d'honneur  que  la  première  version. 

M.  Wesley  se  rendait  habituellement  à  l'as- 
semblée des  ministres  de  l'église  quand  elle  était 
convoquée.  D'après  ses  principes  c'était  pour  lui 
un  devoir  5  mais  cette  exactitude  lui  occasionait 
une  dépense  d'argent  qui  lui  aurait  été  bien  néces- 
saire pour  les  besoins  de  sa  nombreuse  famille,  et 
un  emploi  de  temps  que  réclamait  sa  paroisse.  Pen- 
dant ses  absences  ,  comme  il  n'y  avait  point  le 
soir  de  service  divin  à  Epworth  ,  mislriss  Wesley 
priait  avec  sa  famille ,  et  le  dimanche  elle  lisait  un 
sermon  :  après  quoi  elle  engageait  une  conversa- 
tion religieuse.  Si  quelques  paroissiens  venaient 
par  hasard  ,  ils  n'étaient  point  exclus  j  car  mis- 
triss  Wesley  pensait  que  leur  présence  ne  devait 
pas  interrompre  l'exercice  du  devoir  dont  on 
s'acquittait  à  celte  heure.  D'autres  demandèrentla 


(    14    )  t 

jiermission  d'être  admis  :  et  de  cette  manière  il  y 
avait  toujours  trente  ou  quarante  personnes  as- 
semblées. Il  arriva  qu'un  jour  mistriss  Wesley 
trouva  dans  le  cabinet  d'étude  de  son  mari  un 
recueil  d'œuvres  des.  missionnaires  danois,  et 
leur  lecture  fit  sur  elle  une  profonde  impression  , 
et  la  fortifia  dans  son  désir  de  faire  le  bien  ;  elle 
fit  choix  des  sermons  les  meilleurs  et  les  plus 
propres  à  exciter  la  piété  ,  et  parla  avec  plus 
de  liberté  ,  plus  de  chaleur ,  plus  d'affection ,  aux 
voisins  qui  se  réunissaient  pour  la  prière  du  soir  : 
leur  nombre  alors  s'accrut  bientôt.  Elle  n'osait 
point  refuser  l'entrée  de  sa  maison  à  ceux  qui 
voulaient  entrer  ;  et  à  la  fin  il  s'en  trouva  plus 
que  l'appartement  ne  pouvait  en  contenir.  Elle 
fit  part  de  cette  circonstance  à  son  mari  qui ,  en 
lui  répondant,  blâma  sa  conduite,  par  laquelle, 
disait-il ,  elle  se  faisait  remarquer  :  il  lui  repré- 
senta qu'à  cause  de  son  sexe  à  elle  ,  et  vu  la  po- 
sition où  il  était  lui-même ,  en  butte  aux  regards 
du  public  ,  c'était  une  nécessité  qu'elle  ne  fit  rien 
qui  put  attirer  la  censure  ;  il  finissait  en  lui  con- 
seillant de  faire  lire  toute  autre  personne  à  sa 
place.  Mistriss  Wesley  commença  sa  réponse  en 
remerciant  son  mari  de  la  franchise  et  de  la  bonne 
foi  avec  laquelle  il  agissait  dans  une  matière  d'un 


(  15  ) 

intérêt  peu  ordinaire.  A  l'égard  de  sa  conduite  qui 
la  faisait  remarquer,  elle  en  convint  :  mais,  disait- 
elle,  elle  est  remarquable  comme  tout  ce  qui  se  fait 
pour  la  gloire  de  Dieu  ou  le  salut  des  âmes,  hors 
de  la  chaire  ou  dans  une  conversation  ordinaire, 
parce  que  dans  noire  siècle  corrompu  on  prend 
le  plus  grand  soin  de  bannir  de  la  société  tous  dis- 
cours sur  Dieu  ou  toute  autre  matière  spirituelle, 
comme  si  la  religion  ne  devait  jamais  paraître  hors 
du  sanctuaire ,  et  que  nous  ne  fussions  jamais  plus 
blâmables  que  lorsque  nous  confessons  que  nous 
sommes  chrétiens.  A  l'objection  prise  de  son  sexe, 
elle  répondit  que  ce  même  titre  de  femme  l'avait 
rendue  maîtresse  d'une  grande  famille  ;  que  sans 
contredit  le  commandement  supérieur  apparte- 
nait à  lui,  comme  chef  et  comme  ministre;  mais 
que  pendant  son  absence  elle  devait  veiller  sur 
toutes  les  âmes  qu'il  avait  laissées  à  sa   garde , 
comme  sur  un  dépôt  qui  lui  aurait  été  confié  par 
le  souverain  seigneur  de  toutes  les  familles  du  ciel 
et  de  la  terre.  Si,  dit-elle ,  déloyale  envers  vous 
ou  envers  le  Seigneur,  je  négligeais  ce  dépôt, 
comment  pourrais-je  lui  répondre  quand  il  me 
commandera  de  lui  rendre  compte  de  l'usage  de 
mon  autorité.  Elle  abandonnait  entièrement  au 
jugement  de  son  mari  les  objections  tirées  de  sa 


(  >6  ) 
position  à  lui-même.  Elle  ne  pouvait  concevoir 
comment  on  pourrait  lui  faire  un  reproche  de  ce 
que  sa  femme  s'efforcerait  d'entraîner  le  peuple  à 
l'église,  ou  de  le  détourner,  par  des  lectures  et 
d'autres  moyens  persuasifs,  de  profaner  le  jour  dii 
seigneur;  si  cependant  on  lui  en  faisait  un  reproche, 
elle  souhaitait  que  son  mari  n'y  eût  aucun  égard. 
Pour  ma  part,  conlinuait-elle,  je  ne  tiens  aucun 
compte  de  ce  qu  on  peut  dire  à  ce  sujet  ;  j^ai  de- 
puis long-tems  rompu  avec  le  monde ,  et  je  désire 
bien  sincèrement  de  ne  lui  avoir  jamais  donné 
d'autres  motifs  de  parler  contre  moi.  Quant  à  la 
proposition  de  choisir  quelque  autre  personne 
pour  lire  à  sa  place  ,  elle  pensait  que  son  mari  n'a- 
voit  pas  songé  avec  qui  elle  se  trouvait  :  il  n'y 
avait  pas  un  seul  homme  capable  de  lire  un  sei:- 
.  mon  sans  en  épcJer  une  grande  partie  ;  et  com- 
ment alors  pourrait-il  édifier  les  autres  ?  et  per- 
sonne de  sa  famille  n'avait  la  voix  assez  forte  pour 
être  entendue  par  beaucoup  de  monde.  Pendant 
que  mistriss  Weslcy  donnait  ainsi  à  son  mari  de* 
raisons  qu'elle  croyait  aussi  convaincantes  pour  \ 
lui  que  pour  elle  ,  le  vicaire  d'Epworth  ,  homme 
peu  digne,  ce  semble,  de  respect,  écrivit  à  M.  Wes- 
ley  dans  un  autre  style  ,  se  plaignant  qu'un  coh- 
venticule  était  tenu  dans  sa  maison.  L'expression 


(  ■?  ) 

étoit  bien  choisie  pour  alarmer  un  membre  zélé 
de  l'église  ;  clans  une  seconde  lettre  M.  Wesley 
fitconnaître  qu'il  désapprouvait  formellement  ces 
assemblées,  contie  lesquelles  il  n'avait  jusques-là 
fait  que  de  sérieuses  objections.  Quelques  jours 
s'écoulèrent  avant  que  mistress  Wesley  lui  ré- 
pondît :  elle  avoit  cru  nécessaire  que  tous  deux 
eussent  le  tems  de  réfléchir  avant  de  se  décider 
sur  un  objet  qu'elle  regardait  comme  étant  de  la 
plus  haute  importance.  Elle  témoigna  son  éton- 
nement  de  ce  que  les  clameurs  insensées  de  deux 
ou  trois  des  plus  méchans  de  la  paroisse  pussent 
faire  quelque  impression  sur  l'esprit  de  son  mari , 
et  bien  plus  ,  eussent  changé  totalement  ses  opi- 
nions. Elle  représenta  le  bien  qui  résultait  de  ce 
qu'on  se  rendait  à  l'égl  ise  avec  pi  us  d'assuidité  et  de 
régularité ,  ainsi  que  de  la  réforme  qui  s'étoit  opé- 
rée dans  les  habitudes  générales  des  paroissiens ,  et 
en  même  temps  exposa  le  mal  qui  pourrait  prove- 
nir de  la  cessation  de  ces  assemblées,  et  fit  surtout 
ressortir  les  préventions  qui  s'élèveraient  contre 
le  vicaire  dans  l'esprit  des  personnes  à  portée 
d'apprécier  les  avantages  résultans  de  ces  occupa- 
tions religieuses ,  quand  elles  seraient  forcées  d'y 
renoncer  à  cause  de  lui.  Après  avoir  développé 
avec  un  grand  sens  ces  propositions  ;  elle  conclut 


(  '8} 
ainsi,  en  s*en  rapportant  à  son  devoir  d'épouse: 
a  Et  si,  après  tout ,  vous  pensez  qu'il  convient  que 
ces  assemblées  soient  dissoutes  ,  ne  vous  bornez 
pas  à  me  dire  que  c'est  là  votre  désir  ;  ma  cons- 
cience ne  serait  pas  entièrement  satisfaite  :  en- 
voyez-moi un  ordre  positif  y  et  en  termes  exprès 
et  formels ,  qui  m'empêche  d'être  coupable  et 
punie  pour  avoir  négligé  cette  occasion  de  fairele 
bien  ,  quand  vous  et  moi  paraîtrons  devant  le 
grand  et  terrible  tribunal  de  Notre  Seigneur  Jesus- 
Clirist.  » 

M.  Wesley  ne  fit  plus  d'objections.  Et  respec- 
tant entièrement  les  principes  et  les  raisonne- 
niens  de  sa  femme  ,  il  était  peut-être  même  hon- 
teux que  des  esprits  vulgaires  l'eussent  pour  un 
moment  fait  mal  juger  de  sa  conduite.  John  et 
Charles  étaient  à  cette  époque  sous  la  direction 
de  leur  mère  ;  et  il  est  évident  que  ces  circons- 
tances eurent  une  grande  influence  sur  leur  con- 
duite quand  ils  devinrent  les  fondateurs  et  les 
directeurs  d'une  nouvelle  communauté  de  chré- 
tiens. L'enlèvement  miraculeux  de  John  du  milieu 
des  flammes  avoit  fait  sur  sa  mère  une  impression 
aussi  profonde  que  celle  qu'il  ressentit  lui-même 
toute  sa  vie.  Parmi  les  méditations  trouvées  dans 
les  papiers  de  mistress  Wesley ,  une  a  été  écrite 


(  '9  ) 
peu  deleiiis  après  ccl  événement;  elle  y  exprime, 
dans  la  forme  de  prière,  son  intention  de  s'occuper 
pkis  particulièrement  de  l'ame  de  cet  enfant  que 
Dieu  lui  avait  rendu  avec  tant  de  bonté ,  et  dont 
elle  voulait  pénétrer  le  cœur  des  principes  de  la 
religion  et  de  la  vertu.  Seigneur ,  disait  elle ,  faites- 
moi  la  grâce  que  j'agisse  avec  sincérité  et  pru- 
dence, et  bénissez  mon  entreprise.  Ce  soin  pris 
de  l'éducation  religieuse  de  John  ,  l'habituelle  et 
fervente  piété  de  ses  père  et  mère  ,  et  sa  surpre- 
nante conservation^  se  réunirent  pour  nourrir 
dans  cet  enfant  celte  disposition  qui  ensuite  se 
développa  avec  tant  de  force,  et  produisit  de  si 
extraordinaires  efl'ets. 

Des  talens  peu  communs,  une  ardente  dévo- 
tion semblèrent  élre  héréditaires  dans  cette  fa- 
mille. Samuel,  l'aîné  dos  enfans,  et  qui  avait  onz« 
ans  de  plus  que  John  ,  resta  sans  pouvoir  parler 
jusqu'à  quatre  ans  ,  ce  qui  faisait  croire  qu'il  man- 
quait d'intelligence.  Mais  il  semblerait  que  cet  en- 
fant avait  essayé  ses  forces  en  secret  ;  car  un  jour , 
comme  on  faisait  à  une  autre  personne  une  ques- 
tion qui  le  regardait ,  il  répondit  lui-même  ,  ce 
qui  surprit  tous  ceux  qui  l'entendirent;  et  depuis 
il  continua  de  parler  sans  difficulté.  Il  se  distingua 
d'iibord  à  Westminster,  et  ensuite  au  collège  de 


(    2Ô    ) 

Péglise  du  Christ  à  Oxford ,  par  ses  succès  dans  sùê 
classes.  DeTégliseduChrist  il  revint  à  Westminslcr 
et  prit  les  ordres  sous  le  patronage  d'Atterbury. 
Mais  il  regarda  Alterbury  plutôt  comme  un  ami 
que  comme  un  patron  ;  et  professant  les  mêmes 
opinions  politiques,  il  s'attira  le  ressentiment  des 
ministres  qu'il  attaquait  par  des  épigrammcs  et  des 
satires.  Sur  ces  entrefaites  la  place  de  sous-maîlre 
étant  venue  à  vaquer  ,  on  le  proposa  comme  un 
homme  éminemment  propre  à  la  remplir ,  en 
raison  de  ses  talens  ,  de  son  expérience  et  de  son 
caractère;  mais  sa  nomination  ne  fut  point  accor- 
dée, sous  le  frivole  prétexte  qu'il  était  marié.  Char- 
les fut  placé  sous  lui  à  Westminster:  et  faisant  les 
mêmes  progrés ,  il  fut  aussi  élu  pour  le  collège  de 
l'église  du  Christ.  John  fut  élevé  à  Charter-House, 
et  eut  quelque  raison  de  se  plaindre  de  la  tyran- 
nie que  des  écoliers  plus  anciens  se  permettaient. 
Ce  mal  existait  alors  généralement  dans  les  écoles 
anglaises  par  la  coupable  négligence  des  maîtres. 
Si  l'on  eût  voulu  trouver  un  système  pour  entre- 
tenir les  plus  mauvaises  dispositions  de  la  nature 
humaine  ,  on  ne  pouvait  rien  imaginer  qui  con- 
vînt Diieux  à  ce  dessein.  Les  enfans  plus  âgés 
étaient  dans  l'usage  à  Charter-House  de  prendra" 
ausplusjeunes  leur  portion  de  nourriture  :  aussi 


(    21    ) 

peiidtint  une  grande  partie  du  temps  que  Wesley 
resta  à  Cliarter-House,  nnepetiteporlion  de  pain 
fut  sa  seule  nourriture  chaque  jour.  Les  médecins 
systématiques  quirecommandenlladiète , doivent 
regarder  comme  un  triomphe  de  leur  doctrine  la 
longue  vie  et  la  constitution  vigoureuse  dont  a 
joui  Wesley.  Lui  du  moins  l'allribuait  en  grande 
partie  à  la  stricte  obéissance  avec  laquelle  il  avait 
suivi  le  conseil  de  son  père  de  faire  en  courant 
trois  fois  chaque  matin  le  tour  du  jardin  de  Char- 
ter-House.  Sa  douceur  et  son  application  le  firent 
aimer  du  maître  j  et  du  reste  John  conserva  toute 
sa  vie  une  telle  prédilection  pour  cet  endroit ,  que 
dans  les  voyages  qu'il  faisait  chaque  année  à 
Londres  ,  il  avait  l'habitude  d'aller  visiter  les 
lieux  où  il  avait  passé  une  partie  de  ses  premières 
années.  Pour  beaucoup  d'autres  ,  un  pèlerinage 
de  cette  espèce  seraitpénible  ;  mais  Wesley  semble 
ne  s'être  jamais  rappelé  avec  tristesse  cette  époque 
de  sa  vie. 

A  l'âge  de  dix- sept  ans ,  John  Wesley  entra 
dans  l'église  du  Christ.  Avant  d'y  venir  il  avait 
déjà  reçu  qudques  notions  d'hébreu  de  son  frère 
Samuel.  Ayant,  dansée  collège,  continué  ses  études 
avec  beaucoup  de  soin  ,  il  se  fit  remarquer  par 
sou  instruction  ,  et  surtout  par  sa  force  en  logi- 


(22    ) 

que  ,  qui  réduisait  au  silence  ceux  qui  entraient 
en  lice  avec  lui.  On  Faccusa  un  jour  de  se  plaire 
à  embarrasser  ses  adversaires  par  des  sophismes  : 
il  repoussa  le  reproche  avec  indignation.  Mon 
premier  soin  ,  dit-il ,  est  de  m'assurer  que  ma 
cause  est  bonne  ;  et  jamais,  ni  par  plaisanterie,  ni 
sérieusement,  je  ne  défends  le  mauvais  côté  d'une 
question.  Ainsi  que  son  père  et  son  frère  _,  il  n'é- 
tait pas  mauvais  versificateur;  mais  il  abandonna 
ce  genre  d'écrire,  quand  il  commença  à  s'occuper 
des  matières  ascétiques  ,  et  l'honneur  d'être  le 
doux  chantre  du  méthodisme  fut  réservé  à  son 
frère  Charles.  Tant  qu'il  ne  fut  point  gradué ,  ses 
manières  furent  gaies  et  vives  ,  et  celte  activité 
avec  laquelle  il  se  mit  depuis  à  un  travail  sans  re- 
lâche ,  se  montrait  alors  par  des  traits  d'esprit  : 
mais  arrivé  à  l'âge  de  prendre  les  ordres  ,  Wesley 
ne  fut  plus  un  homme  à  agir  légèrement  dans 
aucune  occasion.  Il  se  mit  aussi  à  réfléchir  sérieu- 
sement sur  l'importance  des  devoirs  qu'il  allait 
avoir  à  remplir,  et  même  il  sentit  quelques  scru- 
pules k  se  donner  à  lui-même  une  si  terrible 
charge.  Il  communiqua  ses  scrupules  à  son  père, 
qui  les  examina  avec  cordialité,  lui  conseilla  d'at- 
tendre encore  pour  prendre  les  ordres ,  et  l'en- 
couragea à  travailler  pendant  qu'il  le  pouvait. 


(  ^5) 
L'opinion  de  sa  mère,  et  son  propre  penchant 
pour  l'état  religieux  5  qui  augmentait  chaque  jour, 
le  cléciclérenl  à  entrer  dans  la  carrière  du  ministère 
évangélique.  Cependant  son  père  jugea  à  propos  de 
ne  le  faire  ordonner  que  l'été  suivant.  Deuxlivres 
que  lut  John  pendant  le  temps  d^  sa  préparation 
firent  de  fortes  impressions  sur  son  esprit.  Le 
premier  étaitle  fameux  traité  de //727/«if/o/ze  Chrisli^ 
attribué ,  sur  des  preuves  contestées ,  à  ThomavS 
AKcmpis.  La  peinture  de  la  vie  de  l'homme  et  du 
devoir  du  chrétien,  dans  cet  ouvrage,  révolta 
d'abord  Wesley  ,  qui  fit  part ,  comme  il  le  fai- 
sait toujours  dans  de  pareils  cas,  de  sa  manière 
de  penser ,  à  ses  parens,  ses  conseillers  naturels , 
et  les  meilleurs  qu'il  put  avoir  ;  il  représenta  avec 
humilité  que  c'était  pour  lui  un  malheur  de  dif- 
férer dans  quelques  point  avec  l'auteur.  Je  ne 
peux  penser  ,  ajoutait-il ,  que  quand  Dieu  nous  a 
envoyés  dans  ce  monde  ,  il  ait  irrévocablement 
décrété  que  nous  y  serions  perpétuellement  mi- 
sérables. Si  en  prenant  la  croix  nous  sommes 
forcés  de  dire  adieu  à  toute  joie  et  à  tonte  satis- 
faction ,  comment  cela  peut-il  se  concilier  avec 
ce  que  Saionion  affirme  expressément  de  la  reli- 
gion 5  que  s(;3  voies  sont  des  voies  d'agrément,  et 
que  tous  ses  ^entiers  sont  des  sentiers  de  paix.  La 


(24) 

mère  de  John  convenait  avec  lui  que  l'î^uteur  de 
l'imitation  avait  eu  plus  de  zèle  que  de  connais- 
sance ,  et  qu'il  était  un  de  ces  hommes  qui  sans 
nécessité  jonchent  d'épines  le  chemin  de  la  vie. 
Voulez-vous  juger ,  disait-elle,  si  un  plaisir  est  lé- 
gitime ou  non  ,  suivez  cette  règle  :  tout  ce  qui 
affaiblit  votre  raison  diminue  la  délicatesse  de 
votre  conscience  ,  obscurcit  vos  idées  sur  la  di- 
vinité,  vous  détourne  des  choses  spirituelles  j. 
enfin  tout  ce  qui  donne  à  votre  corps  de  l'ascen- 
dant sur  votre  esprit,  devient  péché  en  vous, 
quoiqu'il  puisse  être  innocent  en  lui-même.  Wes- 
ley  pouvait  bien  consulter  une  mère  capable  de 
raisonner  ainsi.  Son  père  exprima  une  opinion 
différente  :  «Tous  les  hommes,  dit-il,  sont  enclins 
à  choisir  les  extrêmes  ;  mais  la  mortification  est 
toujours  un  devoir  indispensable  du  chrétien.  Si 
le  jeune  homme  se  réjouit  dans  sa  jeunesse,  qu'il 
ait  soin  que  cette  joie  soit  innocente,  et,  po.ur 
cela,  qu'il  se  souvienne  que  toutes  ses  actions  se- 
ront jugées  par  Dieu.  » 

c(  Le  livre  de  l'Imitation  de  Jesus-Christ  a  été  son 
ami  et  son  vieux  compagnon  :  il  croit  qu'en  lui 
passant  quelques  pensées  exallées ,  il  peut  être  lu 
avec  avec  un  grand  avantage,  et  qu'il  estpresque 
impossible  de  le  parcourir  sérieusement  s£ins.  ad- 


« 


(  25  ) 
iiiirer  et  sans  imiter,  jusqu'à  un  certain  point, 
ces  héioïqnes  accords  J'Iiumilifé  ,  de  piété  et  de 
dévotion,  »  Ce  fut  encore  à  l'avis  de  sa  mère  que 
9on  père  le  renvoya  celte  fuis.  Cette  déférence 
au  jugement  d'une  femme  sur  un  pareil  sujet  pa- 
raîtra moins  extraordinaire  ,  si  l'on  se  rappelle 
que  l'usage  de  donner  aux  personnes  de  son 
sexe  une  éducation  savante ,  commencé  avec  la 
réfoi  niation  ,  n'avait  pas  encore  été  abandonné 
pendant  la  jeunesse  de  mislriss  Wesley  :  aussi 
entendait-elle  le  grec  et  le  latin,  et  avait-elle  étudié 
la  théologie  aussi-bien  que  les  langues  anciennes. 
Ses  connaissances  cependant  ne  l'avaient  pas  ren- 
due pédante,  et  ses  laiens,  auxquels  son  mari  et  ses 
fils  portaient  une  profonde  estime,  ne  lui  don- 
nèrent jamais  de  présomption.  Quand  elle  parlait 
d^elle  dans  ses  lettres  ,  c'était  toujours  comme  ne 
se  croyant  qu'une  intelligence  faible  et  grossière  : 
mais  elle  exprimait  le  plaisir  qu'elle  avait  à  traiter 
avec  son  fils  des  sujets  tliéologiques. 

Ce  que  Thomas  AKf  mpii  n'avait  pu  faire  d'a- 
bord fut  l'ouvrage  d'un  esprit  très-supérieur  et 
d'une  imagination  bien  plus  ardente  ,  de  Jéré- 
mie  Taylor  avec  son  livre  de  la  coiid(iite  à  tenir 
pour  vivre  et  mourir  saintement.  Wesley  avait 
çlé  élevé  dans  des  Sv^nlimens  religieux;  et  quand 


(26  ) 
une  fois  ils  étaient  excités,  ils  dominaient  bientôt 
tons  les  autres  :  aussi  ,  la  partie  de  cet  ouvrage 
qui  traite  de  la  pureté  de  l'intention  fut  celle  qui 
l'afïecta  le  plus  profondément.  Dès  cet  instant  , 
dit-il  dans  quelque  endroit,  je  résolus  de  donner 
toute  ma  vie  à  Dieu  ,  toutes  mes  pensées ,  toutes 
mes  paroles  ,  toutes  mes  actions.  Son  père,  qui 
lui  avait  autrefois  trouvé  de  la  tiédeur  ,  et  qui 
probablement,  pour  cette  raison  ,  avait  souhaité 
que  son  ordination  fût  reculée  ,  s'aperçut  avec 
joie  de  ce  changement,  ce  Que  Dieu,  lui  écrivait-il, 
fasse  pour  vous  une  grande  œuvre  :  jeûnez  , 
veillez  ,  priez  ,  croyez,  aimez,  endurez  et  soyez 
heureux  ;  et  c'est  ce  que  demandent  les  ardentes 
prières  de  votre  afieclionné  père.  »  Enfin  dans 
l'automne  de  1726,  Wcsley  reçut  les  ordres  des 
mains  du  docteur  Potter  ,  qui  depuis  devint  ar- 
chevêque de  Canlorbery. 

Le  printems  suivant,  Wesley  se  présenta  pour 
vne  place  au  collège  de  Lincoln.  Même  dans  les 
élections  de  collèges,  les  passions  trouvent  occa- 
sion de  jouer  un  rôle.  Wesley  n'était  pas  outré 
dans  sa  manière  de  vivre  ;  mais  la  rigidité  de 
SOS  principes  religieux  suffisait  pour  donner 
prise  à  la  satire  ,  et  ses  concurrens  cherchèrent 
à  le  rendre  ridicule  pour  l'empêcher  de  réussir. 


(27) 
Malgré  celle  opposition  ,  Wesley  fut  nommé 
membre  du  collège ,  en  mars  1726 ,  par  l'influence 
de  son  frère  Samuel  et  la  bonne  volonté  du  rec- 
teur. Cet  événement  causa  une  grande  joie  à 
son  père ,  déjà  bien  vieux ,  qui  lui  écrivit  pour 
le  féliciter. 

Wesley  le  père ,  à  cette  époque ,  dcsservoit  en 
même  temps  Wroote  et  Epworth.  L'âge  et  les 
infirmités  le  rendaient  incapable  de  remplir  ce 
double  devoir,  d'autant  que  la  roule  qui  alloit 
d'un  de  ces  lieux  à  Fautre  était  mauvaise,  et  quel- 
quefois dangereuse.  Son  fils  John  officiait  depuis 
près  de  deux  ans  comme  son  vicaire  à  Wroote , 
lorsqu'un  règlement  de  son  collège  enjoignit 
aux  membres  d'y  résider.  John  vint  donc  s^éta* 
blir  au  collège,  devint  précepteur,  et  présida 
conmie  tel  dans  les  conférences  qui  avaient  lieu 
six  jours  de  la  semaine j  ce  qui  ne  contribua  pas 
peu  à  fortifier  ses  talens  en  logique. 

Quelque  temps  avant  son  retour  à  Oxford ,  il 
avait  fait  un  long  trajet  pour  aller  visiter  un  per- 
sonnage renoiîimé  pour  sa  gravité.  Cet  homme 
lui  dit  :  (c  Tous  souhaitez  servir  Dieu  et  gagner 
le  ciel  ;  souvenez-vous  que  vous  ne  pouvez  le 
servir  seul.  Trouvez  donc  des  compagnons  ou 
faites- vous-en  :  la  Bible  ne  veut  point  d'une  re- 


(28) 

ligioii  solitaire.  »  Wesley  n'oublia  jamais  ces  pa- 
roles; et  il  arriva  en  effet  que,  pendant  qu'il 
était  à  sa  cure,  une  société  se  préparait  pour  lui 
à  Oxford  telle  qu'il  pouvait  la  désirer.  Son  frère 
Charles,  qui  était  plus  jeune  que  lui  de  cinq  ans, 
avait  été  élu  par  Westminster  pour  l'église  du 
Christ  aussitôt  que  son  frère  avait  été  nommé 
jîiembre  du  collège.  Charles  était  livré  à  l'étude, 
et  d'une  vie  régulière.  Cependant  John  l'ayant 
pressé  d'avoir  encore  des  habitudes  plus  austères 
et  une  dévotion  plus  fervente,  Charles  résista 
d'abord  ,  protestant  avec  chaleur  qu'il  ne  pouvait 
pas  tout  d'un  coup  devenir  saint.  Mais  ce  que  son 
frère  avait  voulu  accélérer,  se  fit  insensiblement  : 
par  suite  de  ses  dispositions  naturelles  et  de  l'es- 
pèce d'éducation  qu'il  avait  reçue  ,  Charles  suivit 
bientôt  l'exemple  de  son  père ,  de  sa  mère  et  de 
ses  deux  frères;  et  c'est  alors  qu'ayant  trouvé 
deux  ou  trois  membres  du  collège  dont  les  incli- 
nations et  les  principes  étaient  analogues  aux 
siens ,  il  s'associa  à  eux  dans  le  dessein  d'atteindre 
à  la  perfection  religieuse,  et  on  le  vit  s'imposer 
une  règle  de  conduite  ,  et  recevoir  les  sacremens 
toutes  les  semaines.  Une  semblable  manière  de 
vivre  aurait  dans  tous  les  temps  été  remarquée 
dans  une  université  d'Angleterre  3  à  plus  forte 


(  29  ) 
ï'aison  devait-elle  l'élre  quand  il  y  avait  un  relà-ii 
cbement  dans  la  morale  et  les  opinions,  et  que 
l'incrédulité  prévalait  à  tel  point ,  que  le  vice- 
chancelier  avait  été  obligé  d'exhorter  les  lecteurs 
à  mettre  plus  de  zèle  dans  l'exercice  de  leurs 
fonctions ,  et  d'interdire  aux  sous  -  gradués  la 
lecture  des  livres  qui  pouvaient  affaiblir  leur 
croyance.  Avec  la  plus  grande  prudence  on  n'au- 
rait pu  échapper  au  ridicule  à  cette  époque ,  en 
déclarant  vouloir  faire  de  la  religion  la  grande 
occupation  de  la  vie;  et  la  prudence  n'est  pas 
pour  l'ordinaire  compagne  de  l'enthousiasme. 
Aussi  les  railleurs  se  plurent-ils  à  donner  à.  Charles 
et  à  ses  compagnons  le  nom  de  sacramentaircs,  et 
à  leur  réunion  celui  de  club  saint. 

Une  personne  moins  irrévérente  et  mieux  ins- 
truite observa,  en  parlant  de  leur  manière  mé- 
thodique de  vivre,  que  c'était  une  nouvelle  secte 
de  méthodistes  qui  allait  se  former,  faisant  allu-^ 
sien  à  l'ancienne  école  de  médecins  qui  avaient 
été  connus  sous  ce  nom.  Des  dénominations  don- 
nées par  plaisanterie  ont  souvent  été  adoptées  par 
les  partis  mêmes  auxquels  on  les  appliquait ,  aussi- 
bien  que  par  le  public.  Ici  ce  rapprochement  dans 
les  mots  lit  que  le  nom  de  méthodiste  prévalut- 
et  quoiqu'il  ait  quelquefois  depuis  été  donné  à 


(  5o  ) 
ious  les  cnlîîOLisiastes,  il  est  devenu  la  désigna^ 
tioii  particulière  de  la  secie  dont  V\  esley  est  le 
fondateur. 

Ce  fut  donc  à  Charles  Wesley  et  à  ses  associés 
que  le  nom  de  niélliodistes  fut  d'abord  donné; 
maisleurs  réunionsacquirentune  forme  plus  régu- 
lière et  plus  de  consistance  quand  John  fut  revenu 
à  Oxford,  et  même  alors  de  nouveaux  membres 
y  furent  admis.  Sa  résidence  et  son  rang  à  l'uni- 
versité donnaient  à  Wesley  du  crédit;  son  éru- 
dition ,  sa  logique  subtile  et  sa  facilité  d'élocution 
commandaient  le  respect  partout  où  il  était  connu. 
Parmi  les  membres  du  collège,  il  y  en  avait  un , 
M.  Morgan,  qui,  d'une  constitution  et  d'un  esprit 
faible,  paraissait  avoir  encore  altéré,  par  lapratique 
d'un  jeûne  rigoureux,  sa  santé,  qui  demandait  à 
être  traitée  d'une  toute  autre  manière.  Mais  si  sa 
religion,  exaltée  à  ce  point  ,  lui  avait  suggéré 
de  s'imposer  à  lui-nîéme  des  austérités  au-dessus 
de  ses  forces,  elle  le  rendit  infatigable  dans  l'exer- 
cice des  actes  d'une  véritable  charité  envers  les 
autres.  Son  cœur  aussi-bien  que  aa  bourse  étaient 
ouverts  à  tous  les  pauvres  et  à  tous  ceux  qui 
étaient  dans  le  besoin  :  il  instruisait  les  petits  en- 
fans,  visitait  les  malades,  et  priait  avec  les  pri- 
sonniers. 


(3i  ) 

Morgan  mourut  jeune,  k  la  suile  d'une  longue 
maladie,  pejidaut  laquelle  les  tourmens  d'une  re- 
ligion sombre  ajoutèrent  à  ses  souffrances.  Wesley 
fut  accusé  d'avoir  été  la  cause  de  sa  mort  en  l'a- 
menant à  des  austérités  qui  avaient  indubitabie-^ 
ment  accéléré  sa  fin  •  mais  Wesley  n'avait  fait 
que  marcher  sur  ses  traces ,  et  son  père  en  fut 
pleinement  convaincu.  D'abord  il  avait  montré 
une  glande  indignation  contre  ce  qu'il  appelait 
l'extravagance  des  amis  de  son  filsj  mais,  mieux 
instruit,  il  plaça  le  plus  jeune  de  ses  enfans  sous 
la  direction  de  John.  Deux  autres  hommes  de 
cette  secte  sont  devenus  très-célèbres.  L'un  d'eux, 
M.  Whitefield ,  qui ,  après  avoir  long- temps  coo- 
péré avec  les  Wesley,  s'en  sépara  au  sujet  de  la 
prédestination  ,  et  devint  le  fondateur  de  la 
branche  calviniste  du  méthodisme,  ou,  comme  ils 
s'appellent  eux-mêmes  ,  la  connection  de  lacîy 
Huntiugdon.  L'autre  est  James  Harvey,  l'auteur 
des  Méditations  j  livre  qui  a  été  traduit  en  beau- 
coup de  langues,  qui  est  singulièrement  répandu , 
tant  à  cause  du  brillant  de  son  style ,  que  du  peu 
de  profondeur  avec  laquelle  la  matière  y  est 
traitée,  et  par  l'esprit  de  dévotion  qui  le  dis- 
tingue. 

L'archevêque  Leighton,  l'un  des  plus  grands 


(    02    ) 

orileniens  de  l'église  d'Angleterre,  pensait  qu'à  li 
réforniation  on  avait  commis  un  grande  et  funeste 
erreur  en  abolissant  les  ordres  religieux  au  lieu 
de  les  purifier.  Il  est  certain  que,  isi  ces  ordreâ 
avaient  continué  d'exister,  Wcslej^et  ^hitefield 
y  seraient  entrés ,  au  lieu  de  devenir  les  fondateurs 
d'un  formidable  schisme.  Ils  étaient  à  peu  près  aii 
nombre  de  cinquante,  et  firent  un  plan  d'examen 
de  soi-même  ,  dont  les  défauts  évidens  sont  que 
cet  examen  est  si  long  qu'il  laissepeu  detémspour 
faire  autre  chose,  et  que  cette  simplicité  proposée 
finit  par  produire  ce  qu'il  y  a  de  plus  mauvais  dans 
les  caractères  artificieux,  quand  elle  ne  fl'iit  qu'un 
saint  sur  des  milliers  d'individus,  et  le  reste  dé- 
venant inévitablement  hypocrite.  Dans  ce  plan 
la  religion  est  définie  le  recouvrement  de  l'image 
de  Dieu  ;  et  l'on  ne  peut  douter  que  ses  auteurs 
fussent  animés  de  l'amour  de  Dieu  et  de  l'homme , 
bien  qu'à  quelques  égards  cet  amour  fût  mal 
réglé.  C'était  le  moyen  par  lequel  ils  voulaient 
exciter  et  fortifier  cette  disposition  en  eux-mêmes. 
Mais  quand  Wesley  entra  dans  la  carrière  ,  il 
était  dans  la   situation  d'une  grande  ignor-ance 
spirituelle  :  et  les  deux  ministres  qui  ont,  pour 
l'usage  des  mélhodlsles,  et  avec  leur  sanction, 
écrit  la  vie  du  fondateur,  disent  qu'on  peut  voir 


1 


(33) 

dans  le  plan  la  grande  sincérité  de  Wesley  et  de 
ses  amis  ,  mais  que  les  ténèbres  de  leur  esprit, 
relativement  aux  vérités  de  l'évangile  ,  sont  évi- 
dentes pour  ceux  qui  ont  des  vues  véritablement 
évangéîiques.  La  conduite  des  plus  jeunes  mem- 
bres de  l'université  ,  qui  affectaient  plutôt  qu'ils 
n'évitaient  la  singularité,  devint  la  matière  d'un 
ridicule  général,  et  ceux  qui  étaient  les  plus  âgés, 
ou  avaient  les  meilleures  têtes ,  désapprouvaient 
des  procédés  qui  devaient  conduire  à  l'enthou- 
siasme et  à  l'extravagance.  Wesley  n'avait  pas  en- 
core  dans   son  jugement   cette  confiance    qu'il 
montra  depuis  j  et  il  écrivait  à  son  père  pour  le 
consulter.  Les  principes  qu'il  avançait  dans  sa 
lettre  étaient  rigoureux ,  ses  motifs  excellens  j 
les  circonstances  qui  offensaient  et  donnaient  de 
justes  alarmes,  non-seulement  ne  se  trouvaient 
point  adoucies,  mais,  quoique  sans  intention  de  sa 
part,  à  une  si  grande  distance  elles  devaient  en- 
core perdre  de  leur  gravité,  surtout  quand  elles 
passaient  par  le  canal  de  Wesley  pour  arriver  à 
celui  qui  lui  portait  une  affection  naturelle.  Dans 
sa  réponse,  «on  père  s'exprimait  ainsi  :  «  Quant 
à  vos  desseins  et  à  vos  .occupations  ce  que  je  puis 
dire  de  moins,  c'est  que  valdè  probo  ,  et  que  j'ai 
la  plus  grande  raison  de  bénir  Dieu  pour  m'avoir 
2  5 


(54)   ■ 
donné  ensemble  à  Oxfoid  tieux  fils  auxquels  il  a 
accordé  la  grâce  el  le  courage  de  taire  Ki  guerre  au 
monde  el  au  démon ,  ce  qui  est  le  meilleur  moyen 
de  les  conquérir,  ce  Wealey  pèie  conseilla  à  ses  fiils 
d'obtenir  l'approbation  de  l'évéquepour  visiter  les 
prisonniers ,  et  les  encouragea  ,  en   leur  disant 
que  dans  le  tems  qu'il  était  sous-gradué,  il  s'était 
occupé  de  cette  œuvre  de  charité,  el  qu'il  y  re- 
venait (ians  ses  dcruicrs  jours  avec  une  grande 
consolai  ion  ;  il   ajoi.ta  qu'ils   devaient  marcher 
avec  prudence  quoique  sans  crainte  ,  et  il  priait 
le  Seigneur  de  les  tenir  dans  i'humilité/Ne  soyez 
pas  orgueilleux,  leur  disait-d  ,  conservez  l'égalité 
de  i'ame ,  quelques  traitemens  que  vous  éprouviez 
du  monde  ,  ou  qu'il  soit  injuste  ou  bien  disposé 
pour  vous.  Ne  souffrez  pas  plus  de  mal  qu'il  n'est 
nécessaire  :  mais  conduisez  vous  toujours  avec 
fermetés  Moins  vous  vous  estimerez  vous-mêmes 
pour  les  devoirs  extraordinaires,  car  il  n'y  a  rien 
de  tel  que  les  œuvres  de  surérogation ,  plus  tous 
les  hommes  bons  et  sages  vous  estimeronl. 

A  peu  près  vers  ce  temps-là  ^'esley  se  !ia  avec 
Law  dont  les  ouvrages  ont  achevé  ce  que  Jérémie 
Taylor,  et  le  ttaité  de  Inùtaiione  Ckn'stî,  avaient 
commencé.  La^v  est  certjiiuemenl  un  grand  écri- 
vain ,  et  l'on  dit  (jue  peu  d'ouvrages  on  fait  autant 


(35) 

il'enlhousiasl^  religieux  que  sa  Peifeclion  chre- 
tienne  et  son  ylppel  sérieux.  Les  jeunes  gens 
qui  veulent  lire  cet  écrit  sans  en  être  dangereu- 
sement affectés,  doivent  avoir  nn  esprit  éclairé 
et  r.ne  an)e  forte.  Mais  Law,  qui  a  lui-même 
ébranlé  grand  nombre  de  raisons,  finit  par  sacri' 
lier  la  sienne  aux  lêveries  de  Jacob  Belimen. 

Ces  visites  à  Law,  qui ,  à  celte  époque,  demeu- 
rait prés  de  Londres,  se  faisaient  à  pied.  Wes- 
ley  voyageait  ainsi  pour  épargner  l'argent  qu'il 
donnait  aux  pauvres.  A  une  autre  époque  de  sa 
vie  il  avait  voulu  faire  une  économie  de  temps 
en  lisant  à  cheval;  mais  plusieurs  chutes  le  con- 
vainquirent que  cette  pratique  lui  coûterait  pro- 
bablement la  vie.  Ses  frères  s'étaient  habitués  à 
converser  en  latin  partout  où  ils  étaient  seuls  ;  ils 
avaient  trouvé  de  l'avantage  à  prendie  cet  usage 
dans  leurs  correspondances  avec  les  Allemand.'). 
C'est  en  effet  un  des  grands  défauts  de  la  manière 
actuelle  d'élever  les  enfans,  de  ne  pas  leur  faire 
contracter  l'habitude  de  parier  une  langue  qui 
est  partout  enicndue  par  les  Iiouimco  qui  ont  leça 
.  de  l'éducation.  Pour  Toini ,  son  esprit  était  telle- 
ment agité  et  troublé,  qu'il  alla  jusqu'à  douter 
de  i'uiilité  ou  même  de  l'inuocence  des  émues 
mondaines. 

5. 


(  56) 
Dans  une  lettre  écrite  à  sa  mère,  à  ce  sujet, 
on  trouve  ce  passage  :  «c  Autrefois  j'ai  désiré  faire 
un  chemin  rapide  dans  la  carrière  des  langues  et 
de  la  pliilosopliie;  mais  ce  goût  est  passé.  H  y  a 
une  route  bien  meilleure  à  tenir  j  et  si  je  ne  puis 
faire  des  progrés  dans  celle-ci  sans  abandonner 
l'autre,  pourquoi  hésiter?  Un  peu  de  temps  en- 
core et  nous  serons  tous  égaux  en  connaissances, 
si  nous  le  sommes  en  vertus.  » 

Le  frère  aîné  de  John,  qui  avait  un  jugement 
plus  mûr  et  une  disposition  d'esprit  moins  ar- 
dente, crut  s'apercevoir  que  celui-ci  poussait  ses 
principes  à  l'excès ,  et  qu'il  donnerait  lieu  à  des 
préjugés  nuisibles  à  leur  dessein,  en  affectant  une 
singularité,  même  dans  des  choses  de  nulle  im- 
portance. Wesley  répondit  que  l'habitude  qui  le 
rendait  le  plus  singulier,  était  celle  de  se  lever 
matin  et  de  demeurer  peu  en  société  ;  qu'en  cela 
ils  différaient  peu  tous  les  deux.  Il  ne  faisait  au- 
cune dépense   pour  sa    coiffure  :   ses   cheveux 
étaient  extrêmement  longs,  et  flottaient  sur  ses 
épaules  :  sa  mère  craignait  même  que  cette  ha^ 
bitude  ne  nuisît  à  sa  santé ,  car  il  était  alors  in- 
disposé ,  et  le  pressa  même  de  s'en  défaire.  Samuel 
lui  proposa,  comme  terme  moyen,  de  les  porter 
plus  courts,  et  de  celte  manière  la  singularité 


(37  ) 
de  son  costume   extérieur  diminuerait ,  et  son 
projet  d'économie  ne  recevrait  aucune  atteinte. 
Samuel  étant  venu  à  Oxford  ,  put  se  former ,  sur 
le   lieu  même,  de  la  conduite  de  ses  frères  une 
opinion  plus  juste  que  celle  qu'il  avait  conçue 
d'après  les  difié:  ens  rapports  qui  lui  étaient  par- 
venus. Leur  conduite  et  leurs  principes  obtin- 
rent généralement  sa  sincère  approbation;  mais 
il  s'aperçut  que  Morgan ,  trcs-ma!ade  alors ,  l'é- 
tait autant  d'esprit  que  de  corps ,  et  se  trouvait 
arrivé  à  cet  état  où  la  religion  ,  au  lieu  d'être  une 
consolation,  devenait,  par  un  déplorable  égare- 
ment, une  cause  de  misère.  Il  vit  également  que 
Wesley,  dans  ses  manières  austères  de  vivre, 
agissait  avec  un  tel  mépris  de  sa  santé,  qu'on  eût 
dit  qu'il  désirait  mourir,  et  qu'il  était  l'ennemi  de 
sa  frêle  constitution.  Morgan  ne  vécut  pas  long- 
temps encore,  et  John  sendilait  vouloir  le  suivre 
dans  l'autre  monde.  De  pénibles  études,  un  exer- 
cice au-delà  de  ses  forces,  pris  quelquefois  dans 
ses  voyages,  l'habitude  de  prêcher  et  de  discourir 
fréquemment,  le  jeûne  tous  les  jours  consacrés 
(car  lui  et  ses  associés  observaient  toutes  les  fêtes 
de  l'église),  et  enfin  la  diète  la  plus  rigoureuse 
avaient  mis   John  dans  un  état  alarmant.  Des 
crachemens  de  sang  répétés  donnèrent  tout  à 


(  38  } 
craindre.  El ifîiî ,  une  nuil  il  fut  lévtillé  par  la 
ruplure  d^ui  vaisseau  dans  sa  poitrine;  et  il  a  dit 
depuis,  dans  son  journal,  qu'il  s'élai!  cru  alors 
aux  portes  de  l'éternité ,  et  s'écria:  Dieu,  pré- 
pare-inoi  ponr  la  venue,  el  viens  nirind  îu  vou- 
dras. Cet  acCident  le  décida  à  se  confier  à  v\n  mé- 
decin ,  el  au  bout  de  quelque  tenips  il  fui  pir- 
failcinent  rétabli. 

Samuel ,  à  la  même  époque,  voyant  que,  d'a- 
près son  opinion  politique,  il  n'y  avait  pour  lui 
aucune  espérance  d'être  promu  à  Westminster, 
accepta  la  maîti  ise  de  l'école  de  Tiverton.  Avant 
de  s'y  rendre  ,  il  alla  faire  visite  à  son  père  à 
Epworth ,  où  son  frère  se  rendit  après  lui;  de  sorte 
que  toute  la  famille  se  trouva  pour  la  dernière  fois 
réunie  dans  ce  monde. 

Le  père  avait  beaucoup  vieilli  depuis  quelque 
temps  ,  et  il  désirait  que  la  cure  où  il  avait 
fidèlement  rempli  ses  devoirs,  passât,  s'il  était 
possible  ,  dans  les  mains  de  John.  Il  sonliai- 
tût  que  le  bien  qu'il  avait  fait  ne  fût  pas  perdu 
par  l'indifférence  d'un  successeur  moins  zélé , 
et  que  sa  femme  et  ses  filles  ne  se  vissent  pas 
forcées  de  sortir  de  sa  maison.  Wcsley  ne  sciant 
point  atlendu  à  une  pareille  proposition,  ne  Cl 
alors  aucune  réponse ,  mais ,  l'année  suivante , 


(59) 
son  pèreîe  pressa  de  s'expliquer,  el  Samuel  ajouta 
ses  instances.  Ayant  donc  mûrenient  délibéré  à 
ce  sujet,  il  répondit  qu'il  ne  s'agissait  pas  de  sa- 
voir où  il  pourrait  faire  le  plus  de  bien  à  Ep- 
wortli  ou  à  0:iO)rd  ,  mais  bien  où  ,  pouvant 
vivre  le  plus^aintement,  il  aurait  plus  d'occasions 
d'exciter  la  sainteté  dans  les  autres  ;  qu'Oxford 
lai  paraissait  offrir  plus  de  facilité  pour  parvenir 
à  ce  but  ;  qu'ainsi  il  était  déterminé  à  rester  à 
Oxford .  Piien  ne  put  le  faire  changer  de  senlin^ent. 

Samuel  lui-même  ,  qu-aid  il  apprit  que  son 
frère  avait  résolu  irrévocablement  de  ne  pas  ac- 
cepter la  cure  d'Epworlli,  le  coiniaissait  assez  pour 
être  sûr  que  personne  ne  lui  ferait  changer  de 
résolution,  si  ce  n'est  Dieu  qui  la  lui  inspirait. 
Sans  donc  faire  aller  ,  comme  il  le  disait  lui- 
même,  la  scie  de  la  controverse,  il  se  bonsa  à 
lui  exposer  qu'ayant  reçu  les  ordres ,  il  s'était 
engagé  devant  Dieu  et  son  église,  à  prendre  soin 
des  âmes. 

Wesley  répondit  d'une  manière  qui  le  carac- 
térisait plutôt  qu'elle  ne  donnait  une  bonne  idée 
de  son  jugement.  Il  argua  de  ce  que  son  propre 
salut  n'était  pas  assuré  à  Epworth.  Il  ne  pour- 
rait ,  disait-il ,  être  un  mois  dans  ce  lieu ,  et  con- 


(  -îo  ) 

linuer  d'observer  la  tempérance  clans  ]e  som- 
meil, la  nourriture  et  la  boisson  •  son  esprit  vien- 
drait ainsi  à  se  dissoudre  j  les  soins  et  les  désirs 
du  monde  ne  pourraient  manquer  de  l'entraîner 
en  arrière,  et  pendant  qu*il  prêcherait  les  autres, 
il  s'abandonnerait  lui-même.  Agilmr  de  vitâ  et 
sanguine  Turni.  Le  point  était  de  savoir  s'il  de- 
vait servir  Dieu  ou  Bélial.  Il  avait  besoin  d'amis 
qui  jugeassent  à  peu  près  comme  lui ,  et  fussent 
engagés  dans  les  mêmes  études  5  de  personnes 
bien  persuadées  qu'elles  n'avaient  qu'une  seule 
œuvre   à  remplir  sur    la  terre  ,  qui  surveillas- 
sent son  ame  ,  et  selon   l'occasion    pussent  lui 
administrer  des  reproches  ,   des  avis  ,  ou   des 
exhortations  avec   franchise   et  douceur  ;  mais 
c'était  là  un  bonheur  qu'il  ne  pouvait  trouver 
qu'à  Oxford.  Il  ne  connaissait  rien  des  soins  d'ici 
bas  ;  on  le  fournissait  de   tout ,  sans  qu'il  fût 
obligé  d'y  songer  le  moins  du  monde.  Là  il  avait 
aussi  enduré  ce  mépris  qui  est  une  partie  de  la 
croix  que  doit  porter  tout  homme  qui  veut  suivre 
sou  Sauveur. 

((  Tout  vrai  chrétien ,  ajoutait  Wesley ,  est 
méprisé  par  tous  ceux  qui  ne  le  sont  pas  ,  et 
qui  le  connaissent  pour  tel 3  et  jusqu'à  ce  qu'il 


(4-  ) 
soit  ainsi  méprisé,  aucun  homme  n'est  sûr  de 
son  salut  j  car,  quoiqu'on  puisse  être  méprisé 
sans   être  sauvé,  on  ne  peut  être    sauvé   sans 
être  méprisé.  Il  pouvait  faire  plus  de    bien  à 
Oxford ,  où  il  était  indépendant  de  toute  espèce 
d'embarras,  oii  il  se  trouvaient  des  écoles  de  pro- 
phètes. Ne  valait-il  pas  mieux  adoucir  la  fontaine 
que  de  purifier  un  simple  filet  d'eau  ?  Et  à  l'oc- 
casion  de  l'argument   qu'Epworth    offrait   une 
sphère  plus  grande  pour  agir ,  puisqu'il  s'y  trou- 
vait deux  mille  âmes,  il  s'écria  :  Deux  mille  âmes! 
je  ne  vois  pas  qu'aucun  bénéficier  puisse  prendre 
soin  de  cent  !  )) 

Cette   lettie   convainquit   Samuel  qu'il   était 
inutile   d'employer  davantage  le  raisonnement 
avec  un  homme  imbu  de  telles  idées.  Comme 
néanmoins  son  frère  voulait  connaître  ses  derniers 
sentimens,  il  lui  demanda  si  tous  ses  travaux 
n'avaient  eu  d'autre  résultat  que  de  rendre  plus 
difficile  pour  lui  de  vivre  chrétiennement,  qu'il 
ne  l'était  pour  tons  les  prêtres  de  l'Angleterre 
d'obtenir  leur  talnt.    Quant  au   mépris  ,   ajou- 
tait-il ,  si  vous   venez  à  Epworth,  je  vous  ré- 
ponds que ,  dans  un  temps  convenable ,  vous 
serez  méprisé  autant  que  votre  cœur  peut  le 
souhaiter.  Mais,  aîlirmait  Samuel,  il  n'y  a  pas 


(40 
dans  Enclide  une  proposition  plus  certaine  que 
celle-ci  :  qu'un  lionime  doit  être  eslimé  pour 
être  utile-  et  il  s'arrêta  à  ce  point  de  sa  première 
assertion ,  qu'une  résolution  générale  contre  le 
projet  de  se  charger  du  soin  des  âmes  était  con- 
traire à  rengagement  que  John  avait  contracté 
à  son  ordination.  Tous  devez,  quand  l'occasion 
s'en  présente,  exécuter  votre  promesse,  ou  vous 
repentir  de  l'avoir  faite. 

Wesley  le  père  mourut  dans  le  mois  d'avril 
suivant-  et  dans  le  mois  d'octobre,  John  s'eiu- 
barqua  avec  le  général  Oglethorpe,  comme  mis- 
sionnaire pour  la  nouvelle  colonie  de  la  Géor- 
gie. Son  frère  Charles,  qui  prit  les  ordres  à  celte 
occasion  ;  M.  Ingliani  ,  un  {les  membres  de  la 
petite  communauté  d'Oxford  ,  et  M.  de  la  Motte, 
le  fils  d'un  marchand  de  Londres,  l'accompa- 
gnèrent. Ils  s'enibsLrquèrent  le  i4  octobre  1735; 
et  c'est  de  ce  jour  que  conunence  la  sciie  des 
journaux  imprimés  de  Wesley. 

«.  Notre  dessein ,  dit-il ,  en  quittant  notre  patrie, 
n'était  pas  d'éviter  le  besoin,  Dieu  nous  ayant 
donné  abondanmîcnt  les  biens  temporels,  ni  de 
nous  procurer  le  fumier  et  l'écume  des  richesses 
et  des  honneurs;  nous  voulions  seulement  sauver 
nos  amesj  et  vivre  entièrement  pour  la  gloire  de 


■         (43) 

Dion.  »  Il  y  avait  à  bord  vingt-six  Moraves.  Wes- 
ley  fut  profondéiiicnl  frappé  de  leur  piété,  de 
leur  siniplicilé  el  de  leur  sérénité  j  et  de  ee  mo- 
ment il  s'appliqua  à  étudier  l'allenianJ  pour  cou-' 
verser  plus  libreîTient  avec  eux.  Et;;nt  alors , 
comme  il  le  paraît ,  lui  et  ses  compagnons,  moins 
soignenx  des  apparences  que  quand  ils  étaient  à 
Oxford,  ils  commencèrent  à  mettre  en  pratique 
entièrement  leurs  principes  ascéîiques.  «  Croyant , 
dit  Wcsley  ,  que  le  renoncement  à  nous-mêmes, 
nîcîue  daiis  la  plus  petite  chose,  peut,  par  la 
bénéuiclion  de  Dieu,  nous  èUe  uiile,  nous  aban- 
donnâmes l'usage  de  la  viande  et  du  vin ,  et  nous 
nous  réduisîmes  au  régime  végétal,  principale- 
ment au  riz  on  au  biscuit.  » 

Au  bout  de  quelque  temps,  imaginant  que  la 
nature  ne  demandait  pas  une  nourriture  prise 
aussi  fréquemment  qu'ils  en  avaient  l'habitude, 
ils  décidèrent  de  ne  plus  souper  •  et  Wesley  ajant 
dormi  une  nuit  sur  le  plancher,  parce  que  son  lit 
avait  élé  mouillé  dans  une  lenipéîe,  il  pensa  qu'il 
n'avait  ])lus  besoin  de  dormir  dans  un  lit.  Bienlôt 
il  voulut  essayer  si  rhonniie  ne  peut  pas  se  sou- 
tenir aussi  bien  avec  une  seule  espèce  de  nour- 
riture qîi'avec  plusieurs;  et  lui  et  de  la  Motte 
choisirent  le  pain  comme  l'alimenl  le  plus  ordi- 


(44) 

naire  en  Europe,  et  ils  trouvèrent  qu'ils  n'avaient 
jamais  été  plus  vigoureux  ni  mieux  ponaus.  ((Bien- 
heureux, dit  Wesley,  sont  ceux  qui  ont  le  cœur 
pur,  pour  eux  toutes  choses  sont  pures-  tout  ce 
qui  a  été  créé  est  bon  pour  eux ,  et  ils  n'ont  be- 
soin de  rien  rejeter.  » 

Aniu)é  toujours  du  même  esprit,  il  écrivit  du 
bâtiment  à  son  frère  Samuel,  pour  l'engager,  au 
nom  de  Dieu,  à  bannir  des  écoles  des  poisons 
tels  que  les  classiques  qu'on  y  lisait  habituelle- 
ment,  et  de  leur  substituer  des  auteurs  chré- 
tiens. 

Le  docteur  Barton ,  qui  le  premier  avait  pro- 
posé Wesley  pour  être  envoyé  en  mission,  était 
d'ojMnion  que  plus  les  hommes  sont  habitués  au 
mépris  des  convenances  et  des  commodités  de  la 
vie,  aux  pensées  sérieuses  et  aux  austérités  phy- 
siques, plus  ils  sont  propres  à  une  entieprise  de 
cette  espèce.  Il  avait  dit  à  Wesley  que  la  manière 
apostolique  de  prêcher  de  maison  en  maison  pou- 
vait être  très-efficace,  et  produire  beaucoup  de 
bien.  Il  lui  rappela  combien  il  était  important  de 
faire  une  sage  distinction  entre  ce  qui  était  de 
l'essence  du  christianisme  et  ce  qui  tenait  pure- 
ment aux  circonstances,  entre  ce  qui  est  indis- 
pensable et  ce  qui  varie,  entre  ce  qui  est  ordoimé 


(  45  ) 
par  Dieu  et  ce  qui  est  élabli  par  l'homme;  et  il 
avertit  Wesle}^  que  le  peuple  chez  lequel  il  allait, 
se  composait  d'hommes  entiércmenl  enfuns  pour 
la  connaissance  de  la  vie  du  chrétien.  Mais  jamais 
homme  n'avait  été  moins  propre  que  John  pour 
de  semblables  ménagemens  :  au  lieu  de  s'y  pren- 
dre avec  douceur,  il  professa  une  discipline  in- 
tolérante. Suivant  la  rubrique,  qui  est  en  oppo- 
sition avec  la  pratique  de  l'église  d'Angleterre, 
il  insistait  sur  le  baptême  par  immersion;  il  re- 
fusait de  baptiser  d'une  autre  manière. 

Un  des  hommes  les  plus  pieux  de  la  colonie 
désirait  avec  ardeur  d'être  admis  à  la  communion; 
comme  il  était  non-conformiste,  Wesley  refusa  de 
la  lui  administrer,  à  moins  qu'il  ne  se  soumît  à  être 
baptisé.  On  accusa  ses  sermons  d'être  des  satires 
contre  des  individus,  et  on  dit  que  toutes  les  que- 
relles qui  s'élevèrent  depuis  son  arrivée  avaient 
été  occasionées  par  sa  conduite. 

Le  reste  de  la  vie  de  Wesley  fournira  la  matière 
d'une  seconde  lettre. 


LETTRE  II. 

Des  Iclêefi  libérales ,  et ,  par  occasion ,  des  Libé- 
raux et  des  ultra- Royalistes. 


Paris. 


A  M.  J.  B.  EsQ. 

JNoN ,  mon  ami,  ces  plirases  qui  vous  paraissent 
inintelligibles  dans  nos  journaux,  ne  sont  fran- 
çaises ni  dans  Ifurétymologie,  ni  dans  leur  usage, 
ni  dans  leur  application. 

Le  mot  libéral,  par  exemple  !  11  est  vi  ai  que 
le  Corse  s'en  servait  fréquemment.  Quand  l'jjon- 
nête  Escoyquiz  réfutait  ses  sophismes  à  Baïojme 
avec  le  simple  bon  sens  et  les  règles  de  l'ancienne 
nioraie,  Euci-apaite  lui  répliquait:  Bah,  vous 
n'avez  pas  d'idées  libérales  !  lî  est  vrai  aussi  que, 
lorsque  madame  de  S.  prrorait  daiis  son  salon, 
elle  employait  toutes  les  fleurs  de  sa  rélhorique 
en  faveur  des  idées  libérales.  11  est  Nrai  eniiu  que 


{'n  ) 

quelques-uns  de  nos  journaux  ne  le  prennent 
jamais  sur  un  ton  si  haut  que  lorsqu'ils  sont  mon- 
tés sur  !es  é("liasses  des  idées  libérales.  l\lais  quel 
rapport  tout  cela  a-t-il  avec  la  langue  françùse? 

J'ouvre  le  dictionnaire  de  l'Académie  au  mot 
libéral^  et  je  trouve,  qui  aime  ci  donner ,  qui  se 
plciii  d  donner.  Or,  je  deinande,  d'après  cette 
seule  et  unique  acception  française,  ce  qu'on  doit 
entendre  par  des  idées  qui  ainienl  ^  qui  se  plaisent 
à  donner.  Définissez  les  mots,  et  vous  vous  en- 
tendrez bien  vite  sur  les  choses.  Il  n'y  a  que  les 
fripons  qui  craignent  los  définitions,  comme  if 
n'y  a  que  les  voleurs  qui  craignent  les  lanternes. 
Je  soupçonnerais  un  peu  ces  idées ,  q^d  aiment, 
qui  se  plaisent  â  donner ^  suivant  le  dictionnaire 
de  l'Académie,  d'aimer ^  de  se  plaire  d  prendre , 
suivant  le  diclionnaire  de  la  Révolution,  à  qui 
nous  devons  ce  mot,  coînme  tant  d'auttes  qui 
n'ont  enrichi  que  leurs  inventeurs.  Que  si  à  ce» 
idées  libérales  vous  Tenez  à  substituer  les  idées 
généreuses  f  on  aura  beau  se  récrier,  disant 
qu'on  ne  vous  comprend  pas,  soyez  sûr  qup 
vous  serez  e;.LeL;du  de  tous  ceux  qui  veulent 
entendre;  et  ici  j'ai  encore  recours  au  diction- 
naire de  l'Académie,  et  je  trouve  à  l'adjectif  ^t;'- 
Véreux  y  magnajùme  j  de  naturel  noble.  Or,  ou 


(48) 
cotij prend  tiès-bicn  ce  que  c'est  que  des  idées 
magnanimes,  d'un  naturel  noble.  En  vain,  pour 
défcndie  un  barbarisme,  veut-on  se  retrancher 
derrière  l'acception  tlu  mot  libéral  y  chez  une  na- 
tion voisine.  11  ne  s'agit  pas  ici  d'anglais ,  mais 
de  français 3  et  la  règle  invariable,  fondée  sur  le 
bon  sens  et  sur  le  maintien  du  langage,  veut 
qu'on  n'emprunte  un  terme  à  une  autre  langue 
que  lorsque  le  besoin  de  ce  terme  se  fait  sentir 
par  la  disette  qui  en  autorise  alors  et  en  légitime 
l'emprnnl.  Mais  le  mot  généreux ,  mot  très-fran- 
çais, ne  dit-il  pas  tout  ce  qu'on  veut  dire?  Y  a-t-il 
quelque  sens  mystérieux  caché  sous  le  mot  libé- 
ral que  ne  renferme  pas  le  mot  généreux?  Je 
rejette  alors,  connue  dangereux,  tout  sens  obs- 
cur, et  je  suis  naturellement  ramené  à  ma  pro- 
position :  définissez  les  mots,  et  vous  vous  enteu' 
drez  après  sur  les  choses. 

Je  sais  qu'il  y  a  des  dogmatlstes  qui  ressem- 
blent à  des  hydrophobes  auxquels  on  présente- 
rait de  l'eau,  tontes  les  fois  que  vous  vous  avisez 
de  leur  demander  une  définition.  Ce  n'est  pas 
pour  ceux-là ,  miais  contre  ceux-là  que  j'ai  écrit 
et  que  j'écris.  Par  exemple,  qu'est-ce,  dans  la 
langue  du  bon  sens,  qu'un  ullr à-royaliste?  Ç^xxç, 
dit  ciîcorele  dicliomiaire  au  mot  Royaliste?  Q^ui 


(^9  ) 
tiBut,  qui  suit  le  parti  du  7'oi.  Or,  je  le  demraule 
encore,  que  signifie  celle  Lizarre  union  (i)  tlu 
latin  ultra  (au-delà)  avec  le  mot  français  roya- 
liste? et  cju'*esl-ce  que  tenir  y  suivre  le  parti  du 
roi  au-delà  ?  Vcjus  ne  voulez  sûrement  pas  dire 
qu'on  peut  élre  trop  royaliste.  Voulez-vous  dire 


(i)  Ohscrvez  ,  mon  cligne  ami,  que  le  mot  ultrà-roja- 
liste,  bien  qu'un  vrai  bai'barisme,  n'en  est  pas  moins  un 
excellent  sobriquet  politique  j  ainsi  que  les  rasoirs  de  Bir- 
mingham, qui  ne  sont  pas  faits  pour  raser,  mais  pour  être 
vendus,  ce  mot  n'a  pas  été  inventé  pour  être  compris, 
mais  dans  le  but  de  représenter  les  amis  du  roi  comme  ses 
ennemis  ,  et  les  ennemis  du  roi  comme  ses  amis. 

C'est  une  des  plus  heureuses  conceptions  de  trop  célèbre 
Fouché.  Elle  a  eu  un  tel  succès  en  Angleterre,  que  nous 
voyons  beaucoup  de  personnes  pleines  de  nobles  sentimena 
et  de  solide  instruction,  qui  admiraient,  il  y  a  vingt-cinq 
ans,  les  fidèles  serviteurs  du  roi  de  France ,  changer  en- 
tièrement d'avis  depuis  qu'on  les  a  appelés  ultra.  Ces  mêmes 
personnes  ont  jeté  un  œîl  de  complaisance  sur  les  satellites 
du  despotisme,  sur  les  incendiaires  de  la  démocratie,  sur 
les  régicides  eux-mêmes,  par  la  seule  raison  qu'ils  ne  sont 
pai  ultra. 

Sunt  certi  deniqiie  fines 
Qitos  ultra  citràque  nequit  consistere  rectum. 

Cette  maxime  d'Horace  est  une  des  plus  populiiiics  parmi 
nous.  Malheureusement  nous  sommes  moins  soii^neux  de 


(5o) 

(car  il  faut  aller  au*devant  des  objections),  vou- 
lez-vous dire  qu'un  ultrd-royaliste  est  celui  qui 
méconnaît,  qui  attaque  ouvertement  l'autorité 
du  roi  ?  Mais  il  serait  un  factieux ,  ce  qui  est  un 
mot  très-français  ;  et  alors  votre  devoir  est  de  le 
dire,  et  surtout  de  le  prouver. 


l'application  de  nos  maximes  que  difficiles  dans  leur  choix. 
ÏSious  posons  en  fait  que  les  liommes  surnomuiés  ultra 
sont  au  -  delà  de  la  ligne  droite  ;  et  si  ces  hommes 
avaient,  à  leur  tour,  donné  à  leurs  antagonistes  le  tlti'e  de 
citrà,  nous  aurions  probablement  cru  qu'il  n'y  a  point  de 
■véritables  royalistes  en  France.  Il  est  certain  que  nous 
sommes  un  peuple  j)eusant,  qui  n'aime  pas  à  se  fatiguer  à 
penser.  Nous  avons  beaucoup  de  besogne  et  peu  de  temps  de 
reste  pour  nous  informer  de  ce  que  c'est  que  ces  ultra ,  de 
ce  qu'ils  ont  fait,  ou  de  ce  qu.'lls  veulent  faire.  D'ailleurs  ils 
sont  Identifiés  ,  dans  plus  d'une  imagination  anglaise,  avec 
les  émigrés  que  nous  nous  souvenons  avoir  vus  dans  les 
rues  de  Londres  avec  tous  les  signes  extéi'ieurs  et  visibles 
de  la  pauvreté  5  et,  pour  avouer  nôtre  faible^  nous  portons 
peu  de  respect  à  une  bourse  vide.  Nos  politiques  de  café 
seraient  un  peu  désorientés  si  on  leur  mettait  sous  les  yeux 
le  revenu  de  tous  les  ultra  de  1'  rance ,  eu  leur  prouvant 
qu'ils  forment  les  neuf  dixièmes  des  principaux  proprié- 
taires des  terres  du  royaume ,  dont  une  très-grande  partie 
n'ont  jamais  quitté  leur  pays  pendant  tout  le  cours  de  la 
révolution. 

Extrait  de  la  réponse  à  M.  C  d'E. 


(5.  ) 

J'ai  eu  l'honneur  de  figurer  parmi  les  uîlrà- 
royalistes  dans  les  journaux  de  la  Belgique.  Je 
me  trouvais  en  très-honorable  compagnie,  et  je 
ne  me  suis  pas  tenu  ponr  séditieux,  ni  pour  moins 
bon  royaliste ,  c'est-à-dire  pour  moins  fidèle , 
moins  di^voué  au  roi  et  à  son  augusle  famiile.  Je 
le  confesse  ,  j'ai  une  insurmontable  aversion  pour 
les  mots  qui  ne  sont  pas  définis.  Le  dictionnaire 
de  ces  mois  est,  à  mon  avis,  le  grand  arsenal  des 
factions.  Que  de  victimes  i/a-t-on  pas  égorgées 
avec  (\e:i  mois  qu'on  n'entendait  pas?  La  ligue 
aussi,  la  jacquerie  et  tous  les  temps  de  troubles 
furent  fertiles  en  dénominations  vagues  à  l'usage 
des  factieux;  et  encore  est-il  juste  de  remarquer, 
à  l'acquit  du  bon  sens  de  nos  pères,  que  ces  mots 
portaient  en  général  une  acception  moins  incer- 
taine (|ue  ceux  inventés  de  nos  tristes  jours;  car 
alois  le  fonds  n'était  pas  corrompu  :  on  se  pas- 
sionnait pour  ou  contre  les  hommes,  sans  dérai- 
sonner sur  les  choses  qui  restaient  les  mêmes. 

Je  viens  de  dire  que  j'allais  au-devant  des  ob- 
jections; et,  je  le  déclare  franchement,  je  blâme 
ceux  qui  traitent  certaines  gens  de  libéraux  :  tout 
cela  est  d'un  dangereux  dictionnaire.  Mais  aussi 
vo5'^ez  le  malheur  de  ne  pas  s'exprimer  en  fran- 
çais I  S'ils  avaient  dit  ,  les  idées  généreuses ,  et 

4. 


(52) 

qu'on  les  eût  surnommés  les  généreux ,  s'en  for- 
maliseraienl-ils?  je  ne  le  pense  pas.  Définissez 
les  mots.  Presque  tous  les  malheurs  de  ce  monde 
viennent  des  mots  sans  idées.  Le  cardinal  de 
Bernis  disait,  très-pea  avant  sa  mort:  Je  crois 
que  ce  monde-ci  finira  parles  phrases.  Les  phrases 
sont  les  mots  sans  idées.  Je  l'ai  dit  ailleurs ,  et  je 
le  répète  volontiers  ici  :  (c  ce  n'est  pas  avec  ce  qui 
est  défini  qu'on  remue  les  passions  du  [peuple.  » 
Car  le  bon  sens  du  peuple  est  alors  averti,  et  non 
égaré.  La  populace  massacra  d'abord  les  aristo- 
crates ;  mais  ce  fut  le  tribunal  révolutionnaire 
qui  égorgea  les  nobles.  Tel  admirait  de  la  meil- 
leure foi  du  monde  le  système  continental  de  Buo- 
naparte,  qu'eût  révolté  la  domination  universelle , 
véiitable  et  unique  mot  de  l'énigme  proposée  à 
l'Europe  par  le  sphynx  de  notre  âge.  Définissez 
les  mots.  Les  discours  d'Olivier  Cromwell  au  par- 
lement sont  remarquables  par  leur  obscurité, 
et  l'on  disait  de  lui  <c  qu'il  ne  savait  jamais  niieux 
ce  qu'il  voulait  faire  que  lorsqu'il  ne  savait  ce 
qu'il  disait.  5)  Ceux  de  Maximilien  Robespierre 
(que  je  ne  compare  pas  pour  cela  à  Cromwell) 
n'ofl:Vaient  aussi  qu'un  galimatias  de  phrases  dites 
patriotiques ,  où  il  n'y  a  de  clair  que  les  délations 
et  les  conclusions  barbares  contre  les  fédéralistes. 


(53) 

les  girondins^  les  agens  de  Pitt  et  de  Cobourg y 
tous  mots  très-bien  définis ,  comme  on  sait.  La 
révolution  a  commencé  par  le  mot  aristocrate  ; 
veut-on  la  continuer  avec  celui  (Vultrà-royaliste? 
Mais  celte  vieille  accusation  d'aristocratie  n'a-t-on 
pas  encore,  après  vingt-sept  ans,  l'impudeur  de 
la  reproduire  au  sujet  de  la  noblesse  de  France, 
et  au  mépris  de  cette  charte  (i)  tant  invoquée 
par  ceux  qui  l'attaquent  à  ses  bases  !  Ainsi  la  no- 
blesse ,  consacrée  par  le  roi  lui-même^  à  laquelle 
il  n'est  défendu  à  personne  d'aspirer,  est  trans- 
formée en  un  certain  nombre  de  familles  pos- 
sédant la  souveraineté  y  suivant  le  Dictionnaire 
de  l'Académie,  ou  plutôt  en  un  cerlain  nombre 
de  familles  qu'il  faut  abaisser,  sinon  détruire, 
suivant  le  Lexique  de  la  révolution.  Mais  où  en 
veulent  venir  ceux  qui  éclatent  de  tout  leur  or- 
gueil nouveau  contre  ce  qu'ils  appellent  les  or- 
gueils surannés?  Ont -ils  perdu  la  mémoire,  et 
les  plaies  de  la  France  ne  peuvent-tlles  plus  se 
rouvrir?  S'ils  ignorent  où  ils  vont,  je  vais  le  leur 
dire,  moi,  sans  sortir  de  mon  texte  sur  les  déh- 
nitions. 

(i)  La  noblesse  ancienne  reprenJ  ses  titres     la  noi!- 
Yclle  conserve  les  siens.  Çh.  const.,  art.  7a. 


(  54) 

En  178^),  quelques  bourgeois  trompés  crièrent 
à  V aristocratie  nobiliaire  y-  en  1793,  la  populfice 
cria  à  V aristocratie  bourgeoise  et  mervauPile  :  et 
enfin  peuple,  bourgeois  el  nobles  furent  réunis 
clans  l'égalité  de  la  place  Louis  XV  et  de  la  bar- 
rière du  l'ronc  (1). 

Après  tout,  on  doit  être  peu  surpris  que  cliez 
un  peuple  fatigué  par  des  désastres,  et  dépravé 
par  des  doctrines ,  dont  les  yeux  ont  été  éblouis 
par  tant  et  de  si  soudaines  élévations  de  fortune, 
on  doit  être  peu  surpris,  dis-je,  que  les  jalousies 
éclatent  dans  tous  les  ordres,  et  surtout  dans  les 
ordres  inférieurs ,  malgré  les  sanglantes  leçons 
du  passé  :  aussi  je  ne  m'étonne  pas  que  cela  soit. 
Mais  je  m'étonnerais  s'il  y  avait  jamais,  à  la  tète 
des  affaires,  des  hommes  qui  favorisassent  cette 
fatale  disposition  d'un  peuple,  loin  de  s'appliquer 
à  la  combattre  ou  à  la  tourner  ailleurs. 

Votre  ami,  C.  d'E. 


(i)  Lieux  où  s'exécutâieut  les  arrêts  d«  tribunal  réyolu- 

tionnoire. 


LETTRE   III, 

Sur  quelques  particularités  des  quatre  derniers 
mois  de  la  Vie  de  Murai. 


Londres,  4  juillet  1817. 

A  M.  C. 

Monsieur, 

Vous  m'avez  demandé  des  détails  sur  la  catas- 
troplie  de  Murât  ;  je  ne  vous  les  fais  pas  long- 
temps attendre.  Yoici  ce  que  j'ai  appris  de  deux 
de  ses  compagnons  d'aventures  qui  résident  ici. 
Vous  sentez  bien  que  je  dégagerai  mon  récit  de 
toutes  ces  épithètes  fastueuses  dont  ces  messieurs 
gratifient  leur  héros:  rien  ne  me  paraît,  à  moi, 
moins  héroïque  que  ces  hommes  qui,  démagogues 
forcenés  en  1793,  ont  fini  par  devenir  ducs, 
princes  et  même  rois.  J'aurai  occasion  de  déve- 
lopper cette  idée  dans  la  suite  de  notre  corres- 
ppn c|^n ce  :jnii\i,a, venons  à  l'objet  de  cette  lettre. 


(  56  ) 

Abandonné  de  son  armée  ,  Murât  ne  songea 
plus  qu'à  sauver  ses  jours  ;  il  rentra  à  Naples  , 
incognito  ,  dans  la  soirée  du  19  mai  i8i5  ,  accom- 
pagné de  son  neveu  ,  colonel  au  9,'  régiment 
de  lanciers  ,  et  de  quatre  cavaliers.  Il  s'introduisit 
furtivement  dans  le  palais ,  et  parut  devant  sa 
femme  ,  pâle  et  défait.  Tout  est  perdu,  madame, 
lui  dit-il,  hors  ma  vie  que  je  n'ai  pu  perdre. 
Après  avoir  fait  ses  adieux  à  ses  enfans  ,  il  se  fit 
couper  les  cheveux  qu'il  portait  longs  et  bou- 
clés ,  endossa  un  vêtement  de  couleur  grise , 
remplit  ses  poches  d^aulant  d'or  qu'elles  purent 
en  contenir  ,  et ,  suivi  de  son  neveu ,  il  marcha 
vers  le  bord  de  la  mer. 

Un  petit  canot  les  porta  dans  l'île  d'Ischia.  Ils 
y  demeurèrent  trois  jours.  Le  quatrième  ,  pen- 
dant qu'ils  s'entretenaient ,  sur  je  rivage  au  sud 
de  l'île  ,  des  moyens  de  se  sauver  en  France  ,  ils 
découvrirent  à  l'est  un  petit  navire  qui  se  diri- 
geait à  pleines  voiles  vers  l'endroit  où  ils  étaient. 
Murât  héla  sur-le-champ  le  vaisseau  ,  et  se  jetant 
dans  un  bateau  monté  par  des  pêcheurs  ,  il  les 
engagea  par  la  promesse  d'une  récompense  à 
ramer  vers  ce  navire.  Bientôt  après  la  chaloupe 
du  vaisseau  vint  elle-même  à  la  rencontre  de 
Murai  ^  dont  l'attente  ne  fut  pas  trompée.  C'était 


(57) 
au  duc  de  Rocaromana  ,  son  grand  éciiyer , 
qu'appartennit  le  bâtimont.  Il  était  à  bord  avec  le 
marquis  de  Giuliano  ,  aide-de-camp  de  Murât. 
Ils  avaient  quitté  Naples  pour  venir  à  la  recher- 
che de  leur  prince  qui  les  avait  prévenus  de  sa 
fuite  à  Ischia. 

Rocaromana  n'avait  réussi  à  s'échapper  de 
Naples  que  frois  jours  après  Murât.  Le  drapeau 
du  roi  Ferdinand  flottant  à  Ischia  ,  il  lui  avait 
paru  impossible  que  Murât  eût  pu  y  rester  caché 
tout  ce  temps.  11  balançait  donc  à  débarquer  dans 
celte  île  ,  ne  sachant  comment  découvrir  si  son 
prince  y  était  encore  ,  ou  s'il  avait  continué  son 
voyage.  Dans  cet  embarras  extrême  ,  Rocaro- 
mana inquiet  regardait  sur  le  rivage  à  l'aide 
d'une  lunette ,  lorsqu'il  aperçut  ceux  qu'il  cher- 
chait. Le  reste  du  voyage  se  passa  sans  accident  j 
et  l'on  débarqua  sur  les  côtes  de  France ,  à  Can- 
nes ,  dans  la  nuit  du  27  au  28  mai. 

Murât  écrivit  aussitôt  à  Fouché  pour  le  charger 
de  prévenir  Buonaparle  qu'il  était  dans  l'ilnten- 
tion  de  venir  à  Paris.  Mais  celui-ci ,  pour  toute 
réponse,  demanda  si  depuis  18  i4  il  avait  é  lé  conclu 
un  traité  de  paix  entre  Naples  et  la  France  ? 
Fouché  s'empressa  de  faire  savoir  à  Murât  qu'il 
était  prudent  à  lui  de  rester  où  il  était.  En  con- 


(58) 
séquence ,  celui-ci ,  après  quelques  jours  de  rési- 
dence à  Toulon  ,  se  retira  dans  une  maison  de 
çampcigne  sur  la  route  de  Lyon,  De  là  il  fit  quel- 
ques démarches  pour  obtenir  un  asile  en  Angle- 
terre. 

Sur  ces  entrefaites  arriva  la  bataille  de  Wa- 
terloo. Murât,  se  trouvant  sur  un  terrain  volca- 
nique ,  fut  plus  que  jamais  ardent  dans  son 
désir  de  quitter  la  France.  La  mort  affreuse  du 
maréchal  Brune  acheva  de  lui  faire  perdre  la 
tête.  11  voulait  se  rendre  incognito  au  Havre  ,  et 
réclamer  de  là  la  protection  des  puissances  étran- 
gères. Dans  cette  vue  il  fréta  un  vaisseau  à 
Toulon.  Le  duc  de  Piocaromana  et  le  colonel 
B....  descendirent  à  bord  avec  tout  le  bagage  du 
ci-devant  roi  ,  et  envoyèrent  un  bateau  dans  un 
endroit  écarté  de  la  baie  de  Toulon  ,  où  Murî^t 
devait  se  tenir  prêt.  Par  un  malentendu  le  bateau 
se  trompa  sur  le  Jieu  du  rendez-vous  :  ceux  qui  le 
montaient ,  après  avoir  vainement  cherché  ,  re- 
tournèrent consternés  au  vaisseau  pour  demander 
<le  nouveaux  renseignemens  ,  et  se  faire  aider  de 
gens  qui  connussent  mieux  la  CÔte.«Jl  en  r^ésult-a 
une  perte  de  temps  considérable  ;  et  les  gens  du 
inavire  étaient  encore  incertains  sur  ce  qu'ils 
avaient  .à.  faire  ,  lorsqu'ils  ^e  virent  entourés,  de 


(sg) 

bateaux.  Les  gens  qui  étalent  dedans  sautèrent  à 
bord,  et  visitèrent  tous  les  coins  du  vaisseau. 
Ne  trou  vaut  pas  ce  qu'ils  clierchaient  5  ils  forcèrent 
le  capitaine  de  mettre  à  la  voile. 

Cependant  Murât  s'était  rendu  au  rendez-vous 
au  milieu  de  la  nuit  ;  il  attendait  dans  la  plus  vive 
anisiété  le  bateau  qui  devait  l'éloigner  de  la  France. 
A  chaque  instant  il  montait  sur  la  pointe  dès 
rochers  dans  l'espoir  d'apercevoir  ses  libéra- 
teurs. Enfin  le  jour  parut  ;  et  ,  ô  désastre  !  il  voit 
le  vaisseau  déjà  bien  loin  de  la  cote.  Ses  amis 
cependant  étaient  restés  aussi  long-temps  que 
possible  près  du  rivage  ,  dans  l'espoir  qu'il  par- 
viendrait peut-être  à  les  apercevoir,  et  viendrait  à 
eux  dans  quelque  bateau  pêcheur  :mais  chaque 
minute  augmentait  la  distance  qui  les  séparait. 
Cependant  le  vaisseau  n'était  pas  entièrement  au 
large  ;  et  Murât,  ayant  enfin  trouvé  une  nacelle  , 
quittait  la  côte  ,  lorsqu'une  brise  vint  à  s'élever, 
et  mit  un  dernier  obstacle  à  ce  que  Murât  rejoi- 
gnît ses  amis. 

Heureusement  pour  lui  qu'il  ne  retourna  pas 
dans  l'asile  qui  lui  avait  servi  de  refuge.  Sa 
retraite  venait  d'être  découverte  ;  le  peuple  s'y 
était  porté  en  foule  ,  et  Murât  n'eut  pas  sans 
cloute  été  épargné  j  si  on  Tavait  trouvé. 


(6o) 

II  porta  ses  pas  à  l'aventure  ,  évitant  soigneu- 
sement les  habitations  un  peu  considérables  où  il 
aurait  été  sûr  de  ne  rencontrer  que  des  ennemis. 
Pendant  plusieurs  jours,  il  erra  à  travers  les  bois 
et  les  vignes ,  sans  prendre  presque  aucune  nour- 
riture, et  sans  avoir  d'abri  pour  passer  les  nuits. 
A  la  fin  ,  forcé  par  le  besoin  et  la  lassitude  ,  il  se 
hasarda  à  entrer  dans  une  ferme  dans  l'espoir  de 
ne  pas  être  reconnu. 

Muraî.  n'y  trouva  qu'une  vieille  femme.  Il 
s'annonça  comme  un  officier  de  la  garnison  de 
Toulon  qui  s'était  égaré  dans  une  longue  pro- 
menade ,  et  demanda  à  manger.  La  bonne  vieille 
l'assura  qu'il  était  le  bienvenu  ,  et  qu'elle  allait 
lui  faire  faire  aussi  bonne  chère  que  le  permet- 
taient les  provisions  de  son  maître.  Ces  mots  de 
maître  n'alarmèrent  pas  peu  Murât  ,  qui  de^ 
manda  aussitôt  quel  était  son  nom  ,  et  s'il  devait 
bientôt  rentrer.  La  vieille  lui  dit  qu'il  était  sorti 
seulement  pour  faire  un  tour  de  promenade , 
et  qu'il  ne  tarderait  pas  à  être  de  retour.  Pendant 
cette  conversation,  l'omelette  s'apprêtait.  Murât 
se  mit  à  table  ,  et  peu  d'instans  après  le  maître  du 
logis  arriva.  Il  salua  affectueusement  son  hôte  , 
donna  ordre  d'apprêter  une  seconde  omelette  , 
et  se  mit  sans  façon  à  table  à   côté  de  Murât, 


(6i  ) 

qui ,  mourant  de  faim  ,  avait  déjà  fait  disparaître 
une  grande  partie  du  premier  plat.  Il  flissitnulait 
autant  qu'il  lui  était  possible  le  malaise  que  lui 
faisait  éprouver  la  crainte  d'être  reconnu.  Le 
maître  de  la  maison  ne  l'avait  jamais  vu  ;  mais 
il  avait  entendu  dire  qu'il  rôdait  dans  le  voi- 
sinage ;  et  la  ressemblance  du  personnage  qu'il 
avait  devant  les  yeux  avec  un  portrait  du  ci- 
devant  roi  qu'il  avait  vu  à  Paris  dans  la  salle  des 
maréchaux  ,  lui  fit  soupçonner  la  vérité.  Il  offrit 
au  fugitif  de  le  garder  pendant  quelques  jours. 
L'inquiétude  empêcha  Mural  de  rester  long-temps 
dans  cet  asile  j  il  se  réfugia  dans  une  autre  mai- 
son de  campagne.  On  continuait  toujours  à  le 
chercher.  Le  1 3  août  un  parti  de  soixante  hommes 
arriva  dans  le  lieu  où  il  était  caché.  C'était  une 
maison  placée  sur  une  éiiiinence  :  il  était  impos- 
sible (.Ven  approcher  sans  être  découvert.  Cepen- 
dant, h  la  faveur  de  l'obscurité  de  la  nuit,  ils 
auraient  surpris  Murât,  s'ils  ne  se  fussent  aidés 
d'une  lanterne.  Murât  les  ayant  vus  de  loin  eut 
le  temps  de  se  sauver  dans  les  vignes  j  et  cette 
fois  encore  il  évita  le  sort  qui  l'attendait. 

On  juge  dans  quelle  angoisse  il  était  sans  cesse. 
Il  ne  recevait  aucune  réponse  aux  lettres  qu'il 
avait  écrites.  Le  danger  augmentait  pour  lui  à 


(60 

toute  heure.  Dans  celle  situation  désespérée  ,  où. 
fuir,  où  se  cacher?  Il  n'avait  aucun  moyen  d'en- 
treprendre un  long  voyage.  L'île  de  Corse  se  pré- 
senta à  sa  pensée  comme  l'unique  refuge  qui 
lui  restait;  d'ailleurs  le  caractère  de  ses  habitaiis 
pouvait  lui  présenter  quelque  chance  favorable. 
Le  22  aoùtjMiirat  sXiinbarquadansun  petit  ba- 
teau avec  trois  autres  fugitifs.  Le  24 ,  ils  furent  as- 
saillis par  une  violente  teini)Gte:  et  ce  ne  futqu'avec 
des  peines  infinies  ,  et  eu  vidant  avec  leur  cha- 
peau l'eau  qui  remplissait  leur  fréle  nacelle  , 
qu'ils ])arvinrent  à  l'enjpôcher  desubmerger.  Vers 
l'après-midi,  ils  aperçurent  à  une  petite  distance 
un  navire  qui  venait  à  leur  rencontre.  Ils  s'en 
approchèrent  dans  l'espoir  d'en  obtenir  quelques 
secours ,  et  d'être  pris  à  bord.  C'était  un  vaisseau 
Chargé  de  vin,  qui  allait  à  Toulon. Mural  proposa 
au  capitaine  de  le  conduire  à  Bastia ,  en  luioffrant 
une  somme  considérable.  Mais  celui-ci,  n'augu- 
rant rien  de  bon  de  ces  quatre  hommes  armés 
qui  lui  paraissaient  de  vrais  bandits  ,  s'apprêtait 
à  les  couler  bas.  Ils  n'échappèrent  à  ce  nouveau 
danger  qu'en  virant  de  bord  avec  la  plus  grande 
promptitude.  Le  jour  suivant,  nos  aventuriers 
rencontrèrent  le  ])aquebot  qui  va  régulièrement 
de  Toulon  à  Bastia.  Sans  cette  rencontre  ,  ils 


(65) 

étaient  perdus  sans  ressource  ;  car  à  peine  étaient- 
ils  à  bord  du  paquebot  que  leur  bateau  s'abîma. 

Ils  trouvèi'ent  sur  ce  paquebot  plusieurs  per* 
sonnes  de  leur  connaissance,  entr  autres,  deux 
fameux  acteurs  de  l'époque  des  cent  jours  ,  qui 
prudemment  quillaient  la  France.  Ils  arrivèrent 
à  Basiia.  Murât  n'y  resta  qu'un  jour  ;  il  se  réfu- 
gia avec  ses  trois  compagnons  à  Viscovato,  vil- 
lage situé  dans  une  for  te  position,  à  cinq  lieues  au 
«ud  de  Bastia. 

La  situation  politique  de  l'île  de  Corse  avait 
quelque  chose  d'extraordinaire  à  cette  époque. 
Les  garnisons  de  Caivi ,  de  Basiia  et  d'Ajaccio  ne 
montaient  pas  toutes  ensemble  à  mille  honunes. 
Les  habitans  étaient  divisés  en  trois  factions  ,  les 
bourbonnistes  ,  les  anglicans  et  les  buonaparlis- 
tesj  chaqueparti  était  sur  le  qui  vive.  Le  drapeau 
blanc  flottait  cependant  sur  les  forts  et  sur 
le  clocher  des  églises  de  toutes  les  parties  de  l'île. 

Le  commandant  de  Bastia  fit  sommer  Murât 
de  quitter  la  Corse  :  sur  bon  refus  ,  il  fut  déclaré 
ennemi  de  la  France,  et  perturbateur  de  la  paix 
publique.  Un  corps  de  quelques  centaines  d'hom- 
mes se  présenta  devant  le  village  de  Yiscovato  ; 
mais  MuraL  avait  déjà  rassemblé  autour  de  lui 
tous  les  bandits ,  tous  les  gens   sans  aveu  dont 


(64) 
fourmillait  cette  île  j  et  le  commandant  crut  devoir 
temporiser  pour  ne  pas  faire  couler  le  sang  inuti- 
lement et  compromettre  la  tranquillité  encore 
mal  affermie.  Murât,  peu  rassuré  sur  l'avenir, 
quittabientôt  son  repaire,  ets'enfuità  Ajaccioavec 
sa  digne  troupe.  Les  autorités  constituées  se  re- 
tirèrent à  son  approche.  La  canaille  l'accueillit 
avec  transport-  mais  les  honnêtes  gens,  ceux  qui 
avaient  quelque  chose  à  perdre ,  se  barricadèrent 
dans  leur  maison. 

Ajaccio  allait  voir  revenir  les  temps  du  sans- 
culotisme  et  de  la  terreur  j  déjà  les  rues  retentis- 
soient  des  affreuses  vociférations  des  jacobins  : 
mais  tout  à  coup  Murât  voit  l'orage  prêt  à  fon- 
dre sur  sa  têle.  Un  vaisseau  français  paraît  devant 
Ajaccio  :  il  faut  fuir.  Le  28  septembre,  il  ramasse 
les  plus  dé  terminés  de  ceux  qui  l'entourent,  et  avec 
eux  s'empare  de  cinq  bàtimens  qui  sont  dans  le 
port.  Des  armes  et  les  munitions  sur  lesquelles  ils 
parviennent  à  mettre  la  main  deviennent  la  proie 
de  ces  désespérés  ;  et  ils  mettent  à  la  voile  au 
nombre  de  deux  ccnt-cinqucmte  au  milieu  de  la 
nuit.  Une  tempête  qui  s'élève  le  jour  suivant  dis- 
perse cette  flotille.  L'intention  de  Murât  était  de 
débarquer  à  Salerne ,  à  trente  milles  de  Naples.  Il 
comptait ,  à  ce  qu'il  paraît ,  sur  des  intelligences 


(  65) 
j)armi  les  troupes  qu'on  y  réorganisait.  Lorsque 
la  tempéle  fut  apaisée  il  se   trouva  à  l'entrée  du 
golfe  de  Sainte-Eupliémie  ,  et  tout-à-fait  séparé 
du  reste  de  sa  flotille.  Il  se  décida  à  débarquer 
immédiatement  dans  le  voisinage  dePizzo,  au  lieu 
do  retourner  vers  Salerne  à  la  recherche  de  ses 
compagnons.  Sa  felouque  était  montée  de  trente 
et  un  hommes  ,  non  compris  les  matelots  :  ils  dé- 
barquèrent à  un  demi-mille  de  Pizzo.  Des  soldats 
gardes- côtes, se  trouvaient  sur  la  plage  ,    quel- 
ques uns  d'entre  eux  qui  reconnurent  Murât  se 
joignirent  à  lui  sans  trop  savoir  ce  qu'ils  faisaient. 
11  s'avance  avec  sa  troupe  vers  la  ville  de  Pizzo: 
arrivé  sur  la  place  du  marché  ,  il  se  met  à  haran- 
guer la  populace  dont  il  est  bientôt  entouré.  Le 
cri  de  vipa  il  rè  se  fait  entendre  ;  quelques  habi- 
tans  s'apprêtent  à  le  suivre  j  la  pkis  grande  partie 
montre  de  l'hésitation.  Murât  ne  croit  pas  devoir 
rester  plus  long-temps  dans  cet  endroit  :  après 
s'être  emparé  de  gré  ou  de  force  d'un    nombre 
suffisant  de  chevaux  ,    il  marche  droit  à  Monte-r 
leone. 

Il  est  nécessaire  d'observer  que  la  plus  grande 
partie  de  la  ville  de  Pizzo  et  de  ses  environs  ap- 
partient   an   duc   de    l'infantado   ,   grand  d'Es- 
pagne ;  ce  qui  donne  à  son  intendant ,  qui  réside 
3    '  5 


(66  ) 

dans  ces  propriétés ,  une  grande  influence  sur  les 
habitans.  Murât  n'eut  pas  plutôt  quitté  la  ville 
que  cet  agent  harangua  à  son  tour  le  peuple  sur 
la  place  du  marché.  Il  n'eut  pas  de  peine  à  lui 
faire  comprendre  les  suites  funestes  du  débar- 
quement de   cet  houiine  ,   qui  n'était  plus  qu'un 
aventurier.  Aussitôt   les  hommes    courent  aux 
armes.  Pendant  ce  temps-là  Murât  se  hâtait  d'at- 
teuidre  Monteleone.  Il  n'était  pas  encore  à  moitié 
chemin  qu'il  rencontra  un  commandant  de  gen- 
darmerie ,  nommé   Trentacapelli  ,  qui  allait  de 
Monleleone  à  Pizzo.  Murât  l'invite  à  se  joindre  à 
lui  :  mais  ce  brave  homme  lui  répond  que  son 
véritable  souverain  estceluidont  l'étendard  flotte 
sur   le   château  qu'il   lui   montre  de   loin  ;  et , 
piquant  des  deux  ,  il  arrive  à  Pizzo  ,   trouve  le 
peuple  déjà  en  mouvement  par  suite  des  exhor- 
tations   de    l'intendant  du  duc   de  l'Infantado  , 
rassemble  sans  délai  un  détachement  nombreux, 
et  se  met  aussitôt  à  la  poursuite  de   Murât   qui 
marchait  toujours  vers  la  ville  de  Monteleone. 
Il  eut   bientôt  aperçu   Murât   et  sa  troupe  ;  et 
ceux-ci  auraient  pu  ,  en  accélérant  leur  marche  , 
arriver  long- temps  avant  lui  à  Monleleone  :  mais 
leur  heure  avait  sonné  ,  et  Murât  se  mit  en  tête 
que  les  gens  qu'il  voyait  encore  bien  loin ,  de  la 


(67  ) 
hauteur  où  il  se  trouvait ,  venaient  se  joindre  à 
3ui  :  il  suspendit  sa  marche  pour  attendre  ce  pré- 
tendu renfort.  A  l'approclie  de  ceux  qu'il  croit 
être  des  partisans,  Murât  s'avance  vers  eux  de 
quelques  pas  ,  et  sa  troupe  se  met  à  crier  piça  il 
rè  Gioachino  !  mais,  à  leur  grandesurprise,  on  leur 
répondit  par  une  décharge  de  mousqueterie.,    r  ..r 

Un  combat  s'engagea  immédiatement.  Murât 
etles  siens  se  défendirent  en  désespérés  :  plusieurs 
perdirentla  vie  -,  un  plus  grand  nombre  fut  blessé. 
Le  reste,  au  nombre  de  douze,  parmi  lesquels  se 
trouvaient  le  ci-devant  roi  et  le  colonel  Francis- 
chetti ,  se  fit  jour  à  travers  la  troupe  ennemie  j  et 
chercha  à  regagner  le  bord  de  la  mer. 

Peut-être  Murât  serait-il  parvenu  à  se  sauver, 
si  sa  felouque  était  restée  près  du  rivage.  Mais  le 
capitaine  Barbara,  qui  la  commandait,  ayant  en- 
tendu la  fusillade  ,  avait  gagné  aussitôt  le  large  , 
abandonnant  Murât  à  sa  destinée.  Dans  ce  mo- 
ment décisif  le  ci-devant  roi  s'élança  dans  l'eau  j 
Francischetti  et  les  autres  le  suivirent  :  ils  ga- 
gnèrent un  bateau  pêcheur  j  mais  il  était  amarré. 
Ne  pouvant  le  mettre  à  flot,  ils  l'abandonnèrent 
pour  un  autre  qui  se  trouvait  un  peu  plus  éloigné. 
Pendant  ce  tempsla  plagese  couvre  d'ennemis.  Mu- 
rat  ne  peut  dégager  la  corde  qui  retient  \e  bateau, 

5. 


I 


(  68  ) 

Le  pêcheur  an qnel  il  appartient  s'empare  de  cette 
corde,  et  attire  le  canot  vers  le  rivage.  Un  autre 
pécheur  s'avance  dans  l'eau  ,  et  sautant  dans  le 
bateau  cherche  à  saisir  Murât  qui  ,  ramassant 
toutes  ses  forces  ,  lui  assène  un  grand  coup  de 
poing  sur  latéte,  et  le  précipite  dans  Limer.  Mais 
le  bateau  est  bientôt  entouré:  toute  résistance  est 
vaine,  Murât  ctles  siens  sont  forcés  de  se  rendre. 
La  nouvelle  de  cet  événement  fut  aussitôt  trans- 
mise à  rSaples  parle  télégraphe.  Le  commandant 
militaire  reçut  en  réponse  l'ordre  d'assembler  une 
cour  martiale  pour  juger  ces  aventuriers.  Murât 
eiitendit  sa  sentence  avec  cnlme  ;  il  déclara  qu'il 
mourait  dans  la  religion  catholique,  apostolique 
et  romaine  ,  et  voulut  être  assisté  d'un  prêtre 
dans  ses  derniers  momens  (i). 

(i)  Ceux  qui  avaient  pardonné  à  Murât  le  massacre  de 
Madrid  et  l'horrible  événement  de  "Vincennes,  n'ont  point 
excusé  en  lui  cette  action  qu'ils  appellent  wi  moment  de 

faiblesse. 


I 


LETTRE   IV, 

Sur  VEtat  de  la  Pi^esse  en  France. 


Paris ,  5  février  1817. 

A  M.  D. 


M. 


ONSIEUR 


Vous  me  témoignez  le  désir  de  connaîlre  qu^ 
est  l'état  de  la  presse  en  France,  c'est-à-dire,  de 
quelle  liberté  y  jouissent  les  écrivains,  il  semble 
que,  pour  répondre  avec  clarté,  il  suffirait  de  vous 
envoyer  l'analise  de  notre  législation  à  cet  égaid; 
mais  nous  n'en  avons  pas,  et  aucun  usage  n'y 
supplée ,  parce  qu'il  n'y  a  pas  d'usages  établis  sur 
rien  dans  un  pays  qui  a  renoncé  à  sa  propre  ex- 
périence pour  se  jeter  dans  les  systèmes.  D'nil'- 
leurs  la  connaissance  de  la  législation  sur  un  objet 
quelconque  ,  n'est  rien  sans  la  corniaissance  des 
mœurs  de  la  nation  pour  laquelle  cette  législation 


(  70) 
a  été  faite.  Il  faut  donc  nous  mettre  au  fait  des 
mœurs  de  la  classe  des  écrivains  en  France. 

Il  serait  impossible  de  trouver  l'expression 
Typinion  publique  dans  aucun  des  historiens  fran- 
çais qui  ont  précédé  le  régne  de  Louis  XIII  :  jus- 
qu'à cette  époque,  notre  littérature  n'était  pas 
formée;  personne  n'écrivait  sur  l'administration , 
parce  qu'alors  on  administrait  fort  peu ,  et  la  po- 
litique était  une  science  qu'on  tenait  cachée  aux 
yeux  du  vulgaire.  Le  ministre  de  ce  roi,  notre 
fameux  cardinal  de  Richelieu ,  ayant  formé  le 
projet  d'attaquer  les  privilèges  et  l'indépendance 
de  la  noblesse,  flatta  les  passions  du  tiers-état, 
et  fit  tout  ce  qui  dépendait  de  lui  pour  l'élever. 
Il  supposa  que  la  nation  française,  dans  sa  géné- 
ralité, avait  une  opinion  sur  les  affaires  de  l'état, 
et  s'appuya  de  cette  opinion  pour  tout  faire  flé- 
chir sous  sa  propre  volonté.  Il  y  avait  dans  cette 
conception  quelque  chose  de  réel  ;  car  la  nation 
française  avait  besoin  d'uTiion ,  de  repos  et  d'en- 
semble dans  ses  opérations  :  toutes  choses  qui 
n'existaient  pas  depuis  la  mort  de  Henri  lY,  non 
par  la  faute  des  institutions ,  mais  par  la  faiblesse 
du  gouver/iement. 

Soit  par  zèle  pour  les  progrès  des  lettres ,  que  le 
cardinal  de  Richelieu  aimait ,  quoiqu'il  fut  entière- 


(71  ) 
ment  dépourvu  de  goût,  soit  par  calcul  et  pour 
former  une  espèce  de  tribunal  visible  de  cette  opi- 
nion publique  qu'invoquait  souvent  ce  minisire,  il 
réunit  en  corporation  les  écrivains  qui  avaient 
de  la  réputation  dans  ce  temps,  et  fonda  l'Acadé- 
mie française.  En  les  réunissant,  il  les  paya: 
action  fort  simple  en  apparence,  mais  qui  eut 
des  conséquences  graves  ;  puisque  nos  hommes 
de  lettres  en  conclurent  qu'ils  devaient  vivre  du 
gouvernement ,  et  que  des  pensions  accordées 
par  la  cour  valaient  mieux  que  le  produit  qu'ils 
pouvaient  tirer  de  leurs  talens  et  de  l'indé- 
pendance. 

La  législation  fut  conforme  à  ces  idées.  Nos 
lois  ne  protégeaient  point  la  propriété  littéraire: 
les  auteurs  dramatiques  étaient  sous  la  domina- 
tion des  comédiens  et  à  leur  merci;  les  autres 
écrivains  étaient  sous  le  joug  des  libraires.  JNotre 
nation,  toute  chevaleresque,  aimant  les  plaisirs 
que  procurent  les  ittlres,  regardait  cependant 
comme  une  honte  qu'on  vécût  de  sa  plume;  dés 
qu'on  faisait  un  métier  de  l'art  d'écrire,  on  per- 
dait de  sa  considération  personnelle,  quelques 
grands  que  fussent  les  talens  et  l'éclat  du  succès. 
C'est  ce  qui  expUque  pourquoi  les  chefs-cl'œuvres 
de  notre  litlcratare,pcndantle  siècle  de  LouisXrVj 


(72  ) 
n'ont  rien  produit  à  leurs  auteurs.  Ainsi  la  lé- 
gislation, les  mœurs,  les  préjuges,  s'accordaient 
pour  ne  leur  laisser  voir  en  perspective,  contre 
le  besoin ,  que  les  bienf;iils  du  gouvernement. 
11  ne  faut'donc  pas  s'étonner  s'ils  furent  flat- 
teurs du  pouvoir ,  et  soumis  à  ses  insinuations. 

La  conservation  des  doctrines  en  rapport  avec 
la  forme  et  l'esprit  du  gouvernement  se  trouvait 
alors  confiée  à  des  corps  religieux,  qui  blâmaient 
publiquement  les  auteurs  dés  qu'ils  s'écartaient 
des  principes  sur  lesquels  reposait  la  'sûreté  de 
l'état.  Nos  grands  corps  de  magistrats,  auxquels 
appartenait  la  police,  même  celle  des  opinions, 
punissaient  les  écarts  des  écrivains  ;  et  quoiqu'il 
n'y  eût  pas  de  lois  positives  contre  les  délits  de 
la  presse,  comme  il  ne  manque  dans  aucun  pays 
civilisé  de  lois  pour  punir  ce  qui  est  considéré 
comme  nuisible  à  l'ordre  établi ,  justice  était  faite 
contre  les  auteurs  criminels,  de  la  même  manière 
que  contre  les  autres  criininels  qui  n'étaient  pas 
auteurs.  Ainsi  on  peut  dire  que  les  corps  reli- 
gieux avertissaient,  et  que  les  parlemens  punis- 
saient. 

Si  l'on  veut  considérer  avec  attention  l'histoire 
du  monde  entier,  on  verra  partout  une  sépara- 
lion  entre  le  poiwoir  spirituel  et  le  pouvoir  ma- 


(73) 
tériel.  Gouverner  les  corps  et  gouverner  les 
esprits  ont  presque  toujours  été  deux  choses  dis- 
tincles;  et  il  ne  serait  pas  difficile  de  prouver  que 
les  peuples  ont  été  plus  agités  encore  par  les 
prétentions  de  ceux  qui  voulaient  diriger  les  es- 
prits ,  que  par  ceux  qui  bornaient  leurs  préten- 
tions à  asservir  les  individus.  Celte  idée  est  fertile 
en  aperçus,  et  je  vous  les  livre,  ^j  opinion  pu- 
blique,  admise  aujourd'hui  comme  le  principal 
ressort  des gouvernemens  représentatifs ,  n'est,  à 
mes  yeux ,  que  le  triomphe  de  l'esprit  sur  la  force. 
Sous  ce  rapport,  on  ne  comprendra  jamais  que 
la  liberté  de  la  presse  puisse  être  mise  en  pro- 
blème dans  les  pays  où  les  intérêts  de  l'état  se 
discutent  au  sein  d'assemblées  qui  délibèrent  pu- 
bliquement :  c'est  un  contre-sens  épouvantable. 
Ce  contre-sens,  nous  venons  de  le  faire  de  nou- 
veau; car,  en  France,  nous  semblons  ne  mettre 
d'intérêt  à  poser  un  principe  que  pour  avoir  le 
plctisir  de  le  violer  dans  toutes  ses  conséquences. 

Tia  direction  des  esprits  peut  appartenir  quel- 
quefois aux  passions ,  jamais  à  l'ignorance;  et  lors- 
qu'on blâme  aujourd'hui  les  ordres  monastiques 
qui  s'étaient  empjirés  de  cette  direction ,  c'est 
absolument  comme  si  on  leur  reprochait  d'avoir 
eu  plus  d'habileté ,  plus  d'instruction  acquise  que 


(74) 
le  reste  de  leurs  contemporains.  S'il  n'y  avait  eu 
qu'un  ordre  monastique  en  Europe,  je  crois  qu'il 
aurait  été  impossible  de  lui  enlever  ce  que  j'ap- 
pelle le  pouvoir  spirituel;  mais  dès  qu'il  y  eut 
beaucoup  d'ordres  monastiques,  la  rivalité  se  mit 
entre  eux  :  ils  se  disputèrent  ce  pouvoir ,  le  plus 
grand  de  tous,  et  celui  qui  doit  le  plus  flatter  les 
imaginations  nobles.  Est-il  rien  en  effet  de  plus 
séduisant  que  l'idée  d'obtenir  de  l'ascendant  sur 
son  siècle  par  la  seule  puissance  de  son  esprit? 
et,  lorsque  vous  écrivez,  avez-vous  un  autre 
but?  Honneur  aux  écrivains  qui,  dans  les  ques- 
tions d'intérêt  public,  s'oublient  pour  ne  penser 
qu'au  bonheur  de  tous  ! 

Les  jésuites,  en  France ,  se  trouvaient  paisibles 
possesseurs  du  droit  de  diriger  les  esprits ,  lors- 
que les  jansénistes  les  attaquèrent  pour  leur  en- 
lever ce  beau  privilège.  Tel  était  le  Fond  de  la 
querelle  entre  eux  ;  les  disputes  théologiques 
n'en  étaient  que  le  mode.  Les  jésuites  prêchaient 
une  morale  relâchée,  afin  de  s'attacher  le  plus 
grand  nombre.  Pour  frapper  les  esprits  et  faire 
coiitraste,  les  jansénistes  prêchaient  une  morale 
triste  et  sévère;  mais  soyez  persuadé  que  s'ils 
avaient  trouvé  les  jésuites  en  possession  de  do- 
miner les  esprits  avec  une  morale  sévère,  ils  au- 


(75) 
raient  cherché  à  mettre  en  vogue  des  doctrines 
relâcliées.  JN'est-ce  pas  ainsi  que  cehi  se  passe  de 
nos  jours  dans  les  assemblées  délibérantes,  où 
les  partis  opposés  ne  voient  dans  les  doctrines 
contraires  qu'un  moyen  de  s'emparer  de  la  direc- 
tion des  affaires? 

Ici  se  présente  un  singulier  résultat  de  la  créa- 
tion de  l'Académie  française  :  résultat  que  n'a- 
vait certainement  pas  prévu  le  cardinal  de  Riche- 
lieu, le  plus  despote  des  hommes  par  principes 
et  par  caractère. 

Tandis  que  les  jésuites  et  les  jansénistes  se  dis- 
putaient le  privilège  de  diriger  les  esprits,  les 
hommes  de  lettres  qui  dominaient  l'Académie 
française  formèrent  une  association  sous  le  nom 
de  philosophes.  Servant  tour  à  tour  les  deux  par- 
tis pour  animer  la  querelle,  et  se  moquant  d'eux 
alternativement  pour  les  livrer  à  un  égal  ridicule, 
ils  les  renversèrent  et  se  mirent  à  leur  place. 
ce  JNous  avons  chassé  les  renards,  écrivait  confi- 
demment  M.  de  Voltaire  à  ses  disciples;  mainte- 
nant il  faut  faire  la  chasse  aux  loups.  »  Les  re- 
nards étaient  les  jésuites ,  les  loups  étaient  les 
jansénistes.  Et  quoique  M.  de  Voltaire  vît  dans 
les  uns  et  dans  les  autres  des  ennemis  de  la  su- 
prématie qu'il  voulait  prendre  sur  les  esprits ,  à 


C  76  ) 

la  différence  des  noms  qu'il  leur  donne,  il  est 
aisé  de  s'apercevoir  qu'il  conservait  toujours  un 
tendre  souvenir  des  jésuites ,  chez  lesquels  il 
avait  été  élevé,  et  dont  les  manières  aimables  et 
spirituelles  lui  plaisaient  autant  qu'il  haïssait  la 
rudesse  et  le  rigorisme  des  jansénistes. 

Les  premiers  chassés  ,  les  seconds  abattus ,  les 
hommes  de  lettres  en  France  et  tous  ceux  qu'ils 
avaient  admis  dans  leur  confrérie  de  philosophes 
dominèrent  la  nation  ,  la  cour  et  même  une  grande 
partie  de  l'Europe.  Comme  ils  avaient  eu  besoin: 
de  mettre  en  avant  de  nouvelles  doctrines  pour 
éveiller  les  esprits  ,  ils  voulurent  en  développer 
toutes  les  conséquences  pour  assurer  à  jamais 
leur  pouvoir.  Les  conséquences  rigoureuses  de 
ces  doctrines  nous  ont  conduits,  en  1795,  au 
gouvernement  de  la  populace  ;  et  les  excès  de 
lu  populace  ont  préparé  l'usurpation  de  Buona- 
parte.  Ainsi  s'est  rétabli  de  nouveau  .  et  de  deux 
manières  différentes  l'empire  de  la  force  sur 
l'ascendant  de  l'esprit.  Tel  est  le  cercle  dans 
lequel  tourne  l'humanité  ;  et  s'il  est  un  moyen 
de  donner  un  organe  légal  à  l'opinion  publique  , 
afin  d'assurer  son  triomphe  ,  ce  ne  peut  élre  que 
par  l'adoption  franche  et  entière  du  gouverne- 
ment représentatif.  Vous  savez  que  nous  appelons 


(77  ) 
ainsi  en  Trance  le  gouvernement  établi  depuis 
ïong-temps  en  Angleterre. 

Ce  que  la  cour  avait  accordé  comme  des  bien- 
faits aux  hommes  de  lettres,  sous  le  cardinal  de 
Hichelieu  et  sous  Louis  XIV  ,  fut  exigé  impé- 
rieusement par  nos  hommes  de  lettres  lorsqu'ils 
se  virent  doniinans  vers  la  fin  du  règne  de  Louis 
XV.  Toujours  demandant ,  toujours  se  plaignant , 
et  menaçant  toujours  ,  il  est  impossible  de  dire 
ce  qu'on  prodigua  pour  eux  ,  et  s'ils  montrèrent 
plus  de  cupidité  encore  que  d'ambition.  On  créa 
pour  eux  des  charges  de  secrétaire  des  corps  mi- 
litaires avec  des  appointemens  considérables;  on 
multiplia  les  places  dans  tous  les  établissemens 
consacrés  aux  lettres  ,  aux  sciences  ,  aux  arts  ;  on 
les  logea  dans  le  Louvre  ,  le  plus  beau  des  palais 
de  nos  rois  ;  et  comme  il  était  passé  en  usage  que 
tout  écrivain  devait  être  payé  par  le  gouverne- 
ment, plus  on  en  payait,  plus  le  nombre  s'en 
angmentait.  Ils  étaient  insolens  et  factieux;  jiiais 
aucun  n'était  indépendant  ,  sauf  J.  J.  Rousseau 
qui  ,  n'étant  pas  né  en  France  ,  mettait  quelque 
prix  à  la  liberté  :  aussi  est-il  des  littérateurs  de  ce 
temps  le  seul  qui  ait  été  vraiment  populaire. 

Buonaparte  qui  voulait  tout  conduire  ,  a  voit 
un  moyen  qu'il  appliquait  à  tout  ;  c'était  d'enre- 


(78) 
gimenter  les  hommes.  11  eiirégimenla  les  hommes 
de  lettres  ,  les  savuns  et  les  artistes  ,  leur  donna 
un  unifornie  ,  une  épée  ,  quelque  chose  de  lidi- 
cule;el  ce  régiment  s'appela  l'Institut.  Mécontens 
d'être  tenus  dans  la  soumission  ,  mais  lâches  et 
toujours  prêts  à  se  ranger  du  côté  du  vainqueur, 
]es  membres  de  l'institut  ne  savaient  s'ils  devaient 
se  regarder  comme  un  des  corps  de  l'état ,  ou 
comme  une  simple  association  de  littérateurs  ;  car 
les  hommes  du  gouvernement  étrangers  à  la  litté- 
rature et  aux  sciences  y  étaient  plus  nombreux 
que  les  hommes  de  lettres  ;  et  les  hommes  de 
lettres  et  les  savans  qui  avaient  quelque  mérite 
étaient  faits  par  Buonaparte  hommes  du  gouver- 
nement. Cette  étrange  combinaison  n'est  pas  une 
des  moins  habiles  de  cet  honime,  qui  connaissait 
parfaitement  les  vices  de  son  siècle  ,  qui  ne  vou- 
lait de  liberté  que  pour  lui ,  et  qui  était  plus  jaloux 
encore  de  dominer  les  esprits  que  les  coips. 

S'il  était  résulté  de  la  fondation  de  l'Académie 
française  ,  par  le  cardinal  de  Richelieu  ,  l'idée 
générale  que  tout  écrivain  en  France  doit  vivre 
des  bienfaits  du  gouvernement,  il  résulta  de  l'é- 
tablissement de  l'Institut  par  Buonaparte  ,  l'idée 
dominante  aujourd'hui  qu'il  ne  faut  pas  voir  dans 
ia  culture  des  lettres  ,  des  sciences  ,  des  arts  ,  un 


(79) 
but ,  mais  un  moyen  d'obtenir  des  places  •  et 
comme  on  ne  fait  des  livres  ,  des  comédies  ,  des 
tragédies  ,  des  articles  de  journaux  que  pour  ob- 
tenir des  emplois ,  quand  on  en  a  obtenu ,  on  ne  fait 
plus  rien  ,  à  moins  que  ce  ne  soit  un  emploi  qui 
exige  qu'on  écrive  selon  l'opinion  de  ceux  qui 
paient.  Et  qui  est-ce  qui  paie?  autrefois  ,  c'était 
le  roi.  Selon  nos  idées  ,  toute  faveur  du  roi 
est  honorable  ;  les  dieux  et  les  souverains  sont 
les  seuls  auxquels  il  semble  qu'on  puisse  con- 
fier sa  misère  sans  rougir.  Rien  aussi  n'est  plus 
noble  et  plus  décent  que  les  lettres  écrites  par 
Colbert  aux  hommes  de  mérite  de  son  temps 
pour  leur  annoncer  les  grâces  que  Louis  XIY 
leur  accordait.  Buonaparte  ,  qui  tendait  tou- 
jours à  tout  dégrader  ,  chargea  la  police  du 
traitement  pécuniaire  fait  aux  hommes  de  lettres. 
L'habitude  s'est  formée,  et  reste;  du  sa<;rifice  de 
l'indépendance  on  est  passé  à  l'oubli  des  con- 
venancc^Sj  ce  qui  est  dans  l'ordre  naturel  des 
choses  ',  mais  l'argent  dédommage  de  tout ,  alors 
même  qu'il  n'engage  à  rien  ,  pas  même  à  la  re- 
connaissance. La  postérité  connaît  les  pensions 
accordées  par  Louis  XIY  aux  hommes  de  lettres  • 
la  police  est  plus  mystérieuse ,  et  la  plupart  de 
ses  hommes  de  lettres  ne  sont  pas  même  connus 
dans  la  littérature. 


(  ^^o  ) 
Maintenant  que.  vous  savez  comment  se  sont 
formées  les  mœurs  particulières  à  la  classe  des 
écrivains  ,  que  vous  connaissez  leurs  habitudes  , 
leurs  prétentions  ,  que  vous  pouvez  apprécier 
toutes  les  manières  qu'ils  ont  d'obtenir  ,  d'arra- 
cher de  l'argent  du  gouvernement,  vous  pourrez 
comparer  ce  qui  existe  en  Angleterre  et  ce  qui 
existe  en  France;  alors  vous  comprendrez  aisé- 
ment les  détails  qu'il  me  reste  à  vous  donner 
sur  l'état  de  la  presse  dans  ce  pays ,  en  quoi  il 
diffère  de  vos  libertés  ,  et  ce  qui  pourra  s'opposer 
à  ce  que  cet  état  s'améliore.  Mais  il  est  une 
autre  observation  que  je  dois  vous  .  présenter  , 
parce  qu'elle  n'est  pas  sans  importance  dans  le 
sujet  qui  nous  occupe. 

En  Angleterre,  le  gouvernement  ne  s'étant  pas 
chargé  de  faire  vivre  les  hommes  de  lettres  ,  les 
savans  et  les  artistes  ,  la  partie  riche  et  éclairée 
de  votre  nation  ne  s'est  pas  crue  dégagée  de  tous 
soins  à  leur  égard.  Par  la  raison  contraire,  la 
nation  française  qui  passe  pour  aimer  les  let  très,  les 
arts  et  les  sciences,  ne  fait  rien  pour  ceux  qui  les 
cultivent  :  elle  est  accoutumée  à  s'en  reposer  sur  le 
gouvernement.  Chez  vous  un  homme  de  lettresqui 
a  du  talent  et  delà  réputation  peut  proposer  un 
ouvrage  par  souscription  ;  elle  est  remplie  :  et 
plusieurs  Français  pendant  l'émigration  ont  été 


(8,  ) 

traités  à  cet  égard  avec  la  môme  bienveillance 
rjue  vous  accordez  à  vus  coinpalrioles.  8i  un  de 
vos  écrivains  politiques  prend  parti  pour  ou 
contre  le  ministère  ou  l'opposition  ,  qu'il  soit 
fidèle  à  la  cause  qu'il  a  embrassée ,  qu'on  sente 
la  conviction  dans  ses  écrits ,  il  est  sur  de  ne  pas 
être  abandonné.  Cela  n'existe  point  en  France  : 
les  opinions  y  sont  si  variables  ,  qu'on  n'i-ittaclie 
de  prix  qu'à  l'opinion  du  jour.  L'écrivain  qui 
jouit  de  la  faveur  publique  ,  s'il  éprouvait  un 
malheur,  serait  blâmé,  et  s'il  était  réduit  à  indiquer, 
par  lasouscripfion  d'un  de  ses  ouvrages,  un  moyen 
honnête  de  venir  à  son  secours  ,  non -seulement 
il  ne  réussirait  pas  ,  mais  j'alilrme  que  l'on  com- 
mencerait aussitôt  à  douter  de  son  talent.  Les 
opinions  ne  sont  pas  a:^sez  consolidées  pour  être 
devenues  un  lien  de  fraternité,  et  l'intérêt  de  la  li- 
berté publique  n'y  élève  jamais  les  esprits  au-d  essus 
des  petites  convenances  de  la  société.  Votre  na- 
tion sait  qu'elle  est  chargée  de  solder  tous  les 
genres  de  service  et  de  mérite;  nous  ne  le  savons 
pas  parce  que  toutes  nos  habitudes  nous  ont  em- 
pêché de  l'apprendi  e.  Il  y  a  donc  moins  d'indé- 
pendance dans  nos  esprits  ,  et  par  conséquent  pli^s 
de  facilité  de  la  part  du  gouvernement  à  obtenir 
les  restrictions  qu'il  demande  contre  le  dévclop- 
2  6 


(8.) 

pement  et  l'exercice  des  facullés  intellectuelles  , 
le  plus  bel  apanage  de  l'homme  ,  et  le  seul  qui 
puisse  lu! ter  avec  succès  contre  la  force,  en  faveur 
de  la  liberté. 

Si  vous  êtes  convaincu  que  la  liberté  publique 
n'est  jamais  garantie  suffisamment  par   les  lois 
quand  elle  ne  l'est  point  parles  mœurs,  vous  senti- 
rez que  rien  n'est  plus  exposé  en  France  que  l'état 
présent  et  futur  de  la  liberté  de  la  presse  ,  puis- 
que les  mœurs  de  nos  écriv^ains  sont  serviles  , 
et  que  nos  hommes  politiques  ne  trouvent  jamais 
dans  le  passé  la  mesure  des  saciifices  qu'on  leur 
demande  au  nom  de  la  sûreté  générale.  Toujours 
dominés  par  les  anciennes  habitudes  ,  ils  donnent 
tout  au  nom  du  pouvoir  royal ,  ])arce  qu'autrefois 
le  pouvoir  royal  ne  nous  avait  rien  laissé.  Cer- 
tainement ,  chez  une  nation    qui    depuis  long- 
temps serait  accoutumée  à  délibérer  sur  ses  in- 
térêts ,  à  défendre  ses  libertés  ,   et  qui  n'aurait 
pas  vu  naître  et  mourir  subitement  une  vingtaine 
de  constitutions,  un  ministre  n'oserait  pas  dire  en 
public  :  «  Vous  n'êtes  pas  assez  sages  pour  jouir 
((  des  libertés  que  vous  accordent  les  lois  fon- 
ce danjentales    de  l'état  :  moi  seul  je  suis  sage, 
a  Mettez  donc  à  ma    disposition  la  liberté    de 
,(c  chaque  individu,  et  vous  verrez  que  j'en  ferai 


(85; 

<i  un  bien  meilleuï"  usage  que  chacun  n'en  ferait 
((  pour  lui-même.  Mettez  encore  à  ma  disposition 
i(.  la  liberté  de  la  presse  ;  que  tout  le  monde  se 
((  taise  ,  qu'on  me  laisse  parler  seul  j  et  vous  serez 
«  convaincus  que  j'ai  bien  plus  de  raison  que  vous 
«  n'en  avez  à  vous  tous  ».  Dans  tous  pays  où  on 
peut  tenir  un  semblable  <liscours,  on  est  sûr  de 
réussir  ;  car  si  les  mœurs  ne  se  prêtaient  pas  à  en- 
tendre sans  rire  une  si  étrange  proposition  ,  un 
fou  même  ne  se  chargerait  pas  de  la  faire.  Dès 
qu'on  l'ose,  le  plus  grand  obstacle  à  la  réussite  est 
déjà  surmonté.  C'est  ce  que  nous  avons  vu  depuis 
vingt-sept  ans  ;  c'est  ce  que  nous  venons  de  voir 
tout  nouvellement  encore ,  et  qui  a  réussi  entre 
ceux  qui  avaient  le  droit  de  traiter  la  question. 
En  dehors  des  chambres,  je  ne  crois  pas  que  l'o- 
pinion dominante  soit  la  même  sur  ce  sujet  d'une 
aussi  haute  importance.  Tant  que  nous  n'aurons 
pas  de  liberté  régulière  et  légale  ,  nous  aurons  de 
ia  liberté  par  caprice  et  par  explosion  :  de  toutes 
les  manières  d'en  avoir,  c'est  la  plus  mauvaise. 
Nos  politiques  ressemblent  beaticoup  à  des  artil- 
leurs qui,  après  avoir  mis  de  la  poudre  dans  un 
canon ,  diraient  qu'ils  n'y  mettent  ensuite  de  la 
mitraille  et  de  la  bourre  que  pour  empccherla 
poudre  de  s'enflammer.  Mais  ce  n'est  point  par  la 

6. 

\ 


(  84  ) 
bouclie  d'un  canon  qu'on  y  met  le  feu.  La  liberté 
de  la  presse  est  un  article  de  notie  constitution  : 
on  la  bourre  avec  des  lois  de  ciiconstances  pour 
empêcher,  dit-on,  qu'elle  n'enflamme  les  esprits. 
Il  restera  cependant  assez  de  jour  pour  que  le 
feu  se  communique;  et  la  détonation  sera  d'autant 
plus  violente  que  la  contrainte  aura  été  plus  ri- 
goureuse. 

Au  premier  retour  du  roi ,  on  fit  une  loi  contre 
la  liberté  de  la  presse,  c'est-à-dire  contre  les 
journaux  et  les  livres  qui  auraient  moins  de  vingt 
feuilles  d'impression.  Cette  loi  fut  faite  d'accord 
avec  les  deux  chambres.  Les  journaux,  sous  la 
main  de  l'autorité,  ne  purent  pas  la  défendre: 
on  aurait  pu  croire  que  les  restrictions  n'avaient 
été  calculées  que  pour  que  le  roi  et  ses  ministres 
ne  pussent  rien  savoir  des  conspirations  qui  se 
tramaient  pour  ramener  Buonapaite  ou  la  répu- 
blique; car  on  travaillait  dans  les  deux  sens.  Les 
lois  de  restriction  sont  fatales  en  cela  qu'elles 
découragent  les  honnêtes  gens,  à  qui  il  en  coûte 
toujours  moins  pour  suivre  la  loi  que  pour  l'élu- 
der, n)ême  quand  ils  la  jugent  mauvaise;  tandis 
que  les  têtes  ardentes  retournent  les  combinai- 
sons de  la  loi  de  tant  de  manières,  qu'ils  finissent 
par  l'éluder.  Les  honnêleâ  gens  n'eurent  pas  h 


/ 


(85) 
temps  de  faire  des  ouvrages  de  circonstance  an- 
dessus  de  vingt  feuilles  d'impression  ;  les  jacobins 
firent  des  volumes  de  vingt  et  une  feuilles  :  ils  en 
auraient  fait  de  cinquante  pour  se  metlre  au- 
dessus  de  la  loi.  Ainsi  ils  devinrent  maîtres  du 
champ  de  bataille,  même  avant  le  combat.  Cotte 
élrange  conibinai.'^on  légale,  qui  montre  à  jour 
toute  la  futilité  d'esprit  de  ceux  qui  l'avaient 
conçue,  ne  fut  donc  favorable  qu'aux  factieux. 
Gela  devait  être,  et  sera  toujours  ainsi. 

Au  second  retour  du  roi,  on  supposa  malr.droi- 
tement  que  la  loi  de  restriction  n'avait  pas  été 
faite  dans  l'intérêt  général  de  la  société,  mais  dans 
lintérét  particulier  du  roi;  car  le  roi  tout  seul 
réforma  en  partie  ce  qui  avait  été  fait  et  n'avait 
pu  être  fait  que  d'accord  avec  les  chambres. 
Son  oj'donnance  laissa  les  journaux  à  l'arbitraire 
de  la  police  ;  et  les  livres ,  quel  que  fût  leur  vo- 
lume, furent  exemptés  de  toute  censure  minis- 
t<  rielle,  pourvu  qu'ils  ne  fussent  pas  périodiques. 
La  loi  est  si  fausse  dans  ses  conséquences ,  qu'elle 
voit  du  danger  dans  la  circulation  d'un  livre  qui 
ne  paraît  que  tous  les  mois;  tandis  qu'elle  ne 
présume  pas  le  danger  dans  la  publication  du 
même  livre  qui  paraîtrait  douze  fois  par  an,  mais 
sans  que  les  époques  en  fussent  déterminées  d'à- 


(86) 

\  ance ,  parce  qu'alors  il  ne  serait  pas  périodique. 
Vous  allez  croire  que  nous  sommes  fous  de  nous 
prt venir  ainsi  contre  un  livre,  parce  qu'il  est  an- 
noncé dès  le  premier  janvier  pour  l'année  en- 
tière ,  que  le  nom  des  auteurs  est  connu ,  et  qu'ils 
ont  pris  des  engagemens  avec  le  public  ;  tandis 
c[ue  nous  sommes  sans  préventions  légales  contre 
tous  autre.;  ouvrages  qu'on  voudra  publier  im- 
promptu. Détrompez-vous,  rien  n'est  plus  sage; 
et  croj^ez  toujours  cjue  quand  des  ministres  pro- 
posent des  lois,  ils  ont  tout  arrangé  pour  ne  pas 
être  gênés.  Ceui  est  dans  leur  position  ;  c'est  aux 
chambres  à  examiner  si  la  nation  restera  aussi 
libre  que  les  ministres.  Dès  que  les  journaux  sont 
tous  dans  la  m.ain  de  la  police,  elle  est  maîLresse 
d'empêcher  cju'ils  n'annoncent  les  ouvrages  qu'elle 
ne  veut  pas  qui  se  répandent  ;  elle  peut  faire  atta- 
quer les  auteurs  de  ces  ouvrages,  essayer  de  les 
livrer  à  la  risée  des  sots ,  et  nuire  à  leur  débit  par 
d'autres  moyens  qui  sont  à  sa  disposition  ;  de 
telle  sorte  qu'un  ouvrage  imprimé  peut  être  aussi 
inconnu  que  s'il  était  resté  manuscrit  dans  le 
portefeuille  de  l'auteur.  Au  contraire,  un  livre 
qui  paraîtrait  à  époque  iixe,  qui  aurait  des  sous- 
cripteurs, se  propagerait  en  dépit  des  journaux, 
et  aurait  un  succès  éclatant  s'il  était  feit  avec 


(  «7  ) 
talent  et  dans  de  bons  principes.  Un  livre  pério- 
dique pourrait  donc  avoir  plus  d'ascendant  sur 
l'opinion  publique  que  tous  les  écrits  réunis  des 
écrivains  soldés  :  c'est  ce  qu'on  ne  veut  pasj  cela 
troublerait  l'union  du  pouvoir  spirituel  et  du  pou- 
voir matériel.  Or,  tout  ce  que  nous  avons  gagné 
jusqu'ici  au  gouvernement  représentatif,  c'est 
que  les  lois  assurent  l'ascendant  qu'on  obtient 
par  l'esprit,  à  ceux  qui  n'en  ont  pas,  contre  ceux 
qui  en  ont.  Sous  l'ancien  régime,  on  n'aurait  pas 
compris  une  pareille  combinaison  ;  et  la  direction 
des  esprits  n'était  tombée  dans  le  partage  des 
ordres  monastiques  que  parce  que  c'était  en  eux 
seuls  cjue  toute  science  était  alors  renfermée.  Il 
fallait  attendre  le  siècle  dit  des  lumières  pour 
apprendre  que  la  loi  reconnaît  que  toute  science 
est  le  privilège  d'un  homme  quand  il  est  ministre. 
Ne  vous  moquez  pas  de  nous-  plaignez-nôus  : 
car  toute  nation  qui  est  détournée  de  ses  an- 
ciennes voies  est  pour  long-temps  à  plaindre. 

Ce  qui  avait  été  réglé  par  une  ordonnance  du 
roi,  lors  de  son  second  retour,  a  été  confirmé 
par  la  chambre  des  députés  actuelle ,  et  est  main- 
tenant soumis  à  la  chambre  des  pairs.  Si  la  cham- 
bre des  pairs  l'adopte  aussi ,  ce  qui  est  probable  (i) , 

(i)  Elle  a  été  adoptée  par  la  chambre  des  pairs. 


(88) 
l^état  de  noire  législation  sera  :  liberté  apparente 
pour  les  livres ,  arbitraire  avoué  sur  les  journaux 
et  les  ouvrages  périodiques.  Faites  à  présent  la 
part  des  mœurs:  vous  trouverez  que  cet  état, 
qui  serait  insupportable  en  Angleterre,  sera, à 
peine  sensible  en  France ,  où  la  liberté  politique 
n'est  qu'un  intérêt  secondaire,  où  chacun  a  son 
petit  intérêt  particulier  à  faire  valoir,  et  dont  il 
s'occupe  exclusivement.  ]Nos  écrivains  ne  tien- 
nent pas  à  l'indépendance,  ils  tiennent  aux  places 
et  à  l'argent:  tout  s'arrange  à  cet  égard,  et  ce 
qui  n'est  pas  encore  arrangé  s'arrangera.  Comme 
il  n'y  a  poi!:t  de  résistance  dans  nos  mœurs,  quoi- 
qu'il y  ait  de  la  chaleur  dans  les  esprits,  il  n'y  a 
que  bien  rarement  de  la  violence  dans  l'arbitraire. 
Les  minisires  n'en  veulent  pas  trop  à  ceux  qui 
les  attaquent.  Ceux  qui  sent  contrariés  par  les 
ministres,  sont  aussi  de  très-bonnes  gens,  qui 
n'ont  pas  de  rancune,  parce  qu'ils  n'ont  pas  de 
conviction.  Et  comment  y  en  aurait-il  dans  une 
nation  où  les  doctrines  sont  incertaines ,  et  flottent 
entre  les  souvenirs  du  passé  et  les  nouvelles  pré- 
tentions. Si  nous  aimions  la  liberté  publique,  ce 
serait  autre  cliose  ;  les  passions  s'exalteraient 
pour  un  grand  intérêt  :  mais  il  n'est  pas  question 
de  cela. 

Is'allez  pas  croire  cepciidant  que  nous  aimions 


le  (le  spotisme  :  nos  mœurs  sont  trop  mobiles  pour 
s'y  prêter;  nous  n'y  croyons  même  pas.  Ayant 
pris,  depuis  vingt-sept  ans,  l'iiabitude  de  vivre 
toujours  dans  le  lendemain ,  ce  qui  est  aujour- 
d'hui ne  fixe  pas  notre  pensée  ;  c'est  sur  qui  sera 
ou  pourra  élre  qu'elle  s'arrête.  Comment  serait- 
il  possible  qu'un  peuple,  qui  change  sans  cesse 
de  constitution ,  de  lois ,  qui  ne  vit  que  d'excep- 
tions et  dans  le  mouvement  continuel  des  or- 
donnances, s'attache  à  quelque  chose?  La  charte 
royale  nous  avait  donné  la  liberté  de  la  presse, 
il  était  tout  simple  pour  un  Français  de  s'attendre 
que  les  lois  nous  l'ôteraient.  Une  loi  nous  l'a  olée 
en  efïét,  il  est  tout  simple  pour  un  Français  d'at- 
tendre une  circonstance  qui  nous  la  rende.  J'en 
dis  autant  de  la  liberté  individuelle  :  si  la  consli- 
tution  ne  nous  l'avait  pas  assurée,  vous  auriez 
vu  de  grands  débats  pour  l'obtenir;  mais  comme 
nous  l'avions  selon  la  constitution  ,  les  grands 
débats  ont  été  pour  nous  en  priver.  Toute  la 
question  pour  un  Français  se  réduit  toujours  k 
savoir  combien  l'autorité  met  de  boulets  et  de 
bourre  sur  la  poudre  qui  est  dans  le  canon ,  pour 
empêcher  qu'elle  ne  s'évapore,  afin  de  n'éLre  ni 
surpris  ni  effrayé  quand  l'explosion  se  fera.  A 
coup  sûr  ce  ne  sont  pas  les  honnêtes  gens  qui 


(  90  ) 
mettront  le  feu  aux  poudres;  mais  ce  n^est  pas 
eux  non  plus  qui  erapéclieront  qu'on  ne  l'y  mette , 
puisqu'ils  ne  sont  plus  gardiens  de  nos  libertés. 

Pour  vous  mettre  à  même  d'apprécier  toute  la 
diflérence  qu'il  y  a  entre  votre  nation  et  la  nôtre , 
sur  la  manière  de  considérer  l'état  de  la  presse, 
je  dirai  que  si  le  ministère  anglais  proposait  de 
mettre  tous  les  journaux  à  sa  disposition  et  à  sa 
merci, l'Angleterre  entière  croirait  qu'on  attaque 
un  de  ses  privilèges-  tandis  qu'en  France  l'idée 
générale  est  que,  dans  cette  proposition,  il  ne 
s'agit  que  des  journalistes. 

Je  suis  toujours  votre  ami, 

1\ 


LETTPtE   V, 

Sur  les  Corporations  municipales  de  V Angleterre 
en  général ,  et  de  la  Corporation  de  Londres 
en  particulier. 


Londres,  18  octobre  1816. 

A  M.  D 


Vjher  monsieur, 

Les  débals  qui  ont  ea  lieu  clans  les  dernières 
assemblées  de  la  commune  de  Londres  ,  la  ré- 
élection du  lord  mai]  e ,  et  d'autres  circonstances 
dont  vous  avez  été  informé  par  les  papiers  pu- 
blics, vous  ont  rendu  fort  curieux  de  connaître 
la  nature  de  nos  corporations  municipales  en  gé- 
néral, et  de  la  corporation  de  Londres  en  par- 
ticulier. Tous  avez  bien  voulu  croire  que  mon 
expérience,  comme  membre  de  ce  corps,  me 
rendait  capable  de  vous  satisfaire.  Je  vais  cher- 


(92) 
cher  à  répondre  à  vos  désirs  en  vous  iiistriiisant 
de  tout  ce  qui  est  à  ma  connaissance  relativement 
à  ce  sujet. 

Permettez-iîîoi  de  vous  fane  observer  qu'à 
mon  avis  l'existence  des  corporations  dans  ce 
pays  est  une  particularité  qui  est  loin  d'être  in- 
différente aux  intérêts  généraux  d'une  liberté  rai- 
sonnable, et  d'un  bon  gouvernement  en  Europe. 
Vous  admettez,  sans  doute  ,  que  l'Angleterre 
pendant  ces  cierniers  vingt-cinq  ans  a  offert  au 
monde  un  spectacle  intéressant,  celui  d'une  na- 
tion comparativement  peu  étendue ,  mais  agissant 
avec  la  plus  grande  énergie  :  d'abord ,  dans  son 
opposition  sur  mer  ,  couronnée  par  le  succès  ^ 
contre  les  plans  désorganisateurs  du  républica- 
nisme, et  contre  l'and^ition  gigantesque  deBuona- 
pa-rte  ;  ensuite  dans  l'assistance  qu'elle  a  donnée  au 
nations  subjuguées  du  continent  pour  secouer  le 
joug  qui  leur  était  imposé  •  et  enfin  ,  dans  ses 
efforts  encore  heureux  contre  celte  grande  ma- 
chine élevée  par  la  révolution  et  par  la  guerre. 
Cequ'il  y  a  de  plus  remarquable,  c'est  qu'après  ce 
grand  déploiement  de  forces  et  de  puissance,  le  feu 
sacré  de  la  liberté  continue  toujours  de  brûler 
parmi  nous  avec  le  même  éclat ,  et  qu'il  en  sort 
une  flamme  aussi  ardente  que  par  le  passé.  L'o- 


(93) 
rageuse  période  de  la  révolution  a  eu  lieu  ,  le  ter- 
rible code  du  droit  de  l'honiiiie  a  été  promulgué 
elMiiis  en  pratique.  Presque  toutes  les  nations  de 
l'Europe  ont  été  agitées  par  la  fièvre  de  l'innova- 
tion politique  :  la  Grande-Bretagne  seule  est  de- 
meurée immobile  ;  ses  loix  et  ses  institutions 
n'ont  point  été  é}3ranlées. 

Les  causes  de  ce  singulier  phénomène  présen- 
tent à  un  esprit  pliilosophiqiie  une  matière  à  d'in- 
téressantes réflexions ,  et  ne  peuvent  manquer 
d'être  l'objet  des  recherches  des  historiens  fu- 
turs. Ce  phénomène  ne  peut  être  le  seul  elîèt  du 
hasard  ,  on  ne  doit  pas  non  plus  l'attribuer  tout 
entier  à  la  sagesse  du  cabinet  britannique  :  il  est 
unique  dans  notre  histoire  comme  dans  celle  de 
toutes  les  nations ,  et  il  doit  sa  naissance  à  des  causes 
éloignées  ,  fort  au-dessus  des  événemcns  pure- 
ment accidentels,  dont  le  talent  de  nos  hommes 
d'état  a  su  profiter  habilement.  Pendant  cette  pé- 
riode, des  tempêtes  se  sont  élevées  et  ont  menacé 
l'existence  politique  de  la  Grande-Bretagne ,  mais 
bientôt  elles  se  sont  calmées  ;  les  vagues  battaient 
le  vaisseau  de  l'état  avec  la  plus  grande  fureur  , 
elles  n'ont  pas  tardé  à  s'appaiscr  ,  et  le  vaisseau 
a  continué  sa  route  sans  avoir  éprouvé  de  secousse. 

Il  a  été  d'usage  d'attribuer  cette  stabilité  à  la 


(9M 
constance  du  caractère  britannique,  à  l'excellence 
de  la   forme  politique  du  gouvernement.   Sans 
doute  l'unité  et  la  force  de  noire  gouvernement 
ont  donné  à  ses  actes  l'énergie  qui  les  distingue  5 
de  plus  noire   législature  ,  réumssant   une  heu- 
reuse combinaison    de   talens  aristocratiques  et 
républicains,  a  donné  unegrandevigueurel  beau- 
coup  d'iiUiorité  au   pouvoir   exécutif  :    mais  il 
semble  surprenant  que,  malgré  les  longues  discus- 
sions politiques  qui  ont  été  aillées  chez  nous  ou 
chez  1  élranger  ,  et  que  la  liberté  de  la  jîresse  a 
rendus  publiques;  mali^ré  l'existence  parmi  nous, 
depuis  ccnl  soixante  ans,  d'un  parti  républicain  , 
dont  le  zèle  et  le  nombre  se  sont  accrus  par  suite 
des  nouvelles  idées  de  la  philosophie  moderne  ; 
malgi  é  la  tendance  au  changement  que  le  succès 
de  la  nouveauté  ne  manque  pas  d'exciter  ;  il  est 
surprenant ,  ciis-je,  qu'il  ne  se  soit  introduit  au- 
cune innovation  dans  nos  institutions,  qui  sonien- 
core  n  am'enant  ce  qu'elles  étaient  avant  la  si- 
nis're  é|  Ov{i.ede  1789.  Je  ne  doute  pas  que  cela 
nt  .  01 1  dû  eu  partie  à  noire  position  insulaire  ,  et 
en  pariie  encore  aux  scntimeus  élevés  et  au  pa- 
tritiSlitne  du  peu]-le  anglais.   Mais  cet  heureux 
résultat  vient  aussi  de  l'admirable  cciustitution  de 
nos  divers  élablissemeus  cwils  ,  que  l'on  peut  re- 


(95) 
garder  comme  d"  un  ord:e  politique  secondaire: 
je  veux  parler  des  corporations  et  des  fondations 
en  vertu  de  chartes  j  qui ,  depuis  longues  années  , 
ont  conservé,  d'âge  en  âge,  dans  leur  sein  le  feu 
sacré  de  la  liberté  publique  sur  toute  la  surface 
du  royaume  ;  ce  qui ,  joint  au  système  plus  récent 
de  la  dette  consolidée,  a  intéressé  la  grande  masse 
des  particuliers  au  maintien  et  à  la  stabilité  de 
l'état. 

Quand  îa  doctrine  des  droits  de  l'homme  vint 
mettre  les  principes  de  l'égalité  en  pratique  en 
France  ,  tous  les  corps   politiques  s'écroulèrent 
devant  eux  ,  ainsi  que  le  trône  et  l'autel.  Mais  en 
Angleterre  toutes  les  corparations  subsistent  avec 
les  mêmes  droits  qu'elles  avaient  dans  l'origine  , 
et  en  grande  partie,  sinon  entièrement,  avec  la 
même  autorité  qu'autrefois  j  et  quoiqu'il  soit  de- 
venu en  quelque  sorte  à  la  mode  parmi  la  classe 
mercantile  d'affecter  de  les  mépriser  et  de  se  sous- 
traire aux  charges  qu'elles  imposent ,  néanmoins 
tout  esprit  sage  les  regarde  encore  comme  étant 
de  la  plus  grande  utilité.  Dans  les  anciens  temps 
elles  ont  été  le  berceau  du  commerce  et  le  foyer 
de  notre  liberté  civile,  et  maintenant,  en  beaucoup 
de  circonstances,  elles  deviennent  les  remparts  de 
la  loyauté  constitutionnelle  et  du  vrai  patrioslime. 


(96) 
Il  y  a  aujourd'hui  en  Angleterre  ,  comine  autre- 
fois en  France ,  deux  classes  de  corporations , 
les  laïques  et  les  ecclésiastiques.  Ces  dernières 
se  composent  des  membres  du  clergé ,  dont 
se  formenl  les  institutions  cathédrales  ou  collé- 
giales. Elles  possèdent  des  terres  qui  sont  une 
partie  des  restes  de  la  propriété  de  l'église  non 
sécularisée  à  la  réformation.  On  peut  diic  que  la 
hiérarchie  entière  est  une  grande  corporation  : 
chaque  membre  du  clergé  exerce  ses  droits  et 
jouit  de  ses  émolumens  sous  la  garantie  de  la  loi, 
tels  qu'ils  lui  ont  élé  transmis  par  son  prédéces- 
seur, et  tels  qu'il  doit  les  transmettre  à  son  succes- 
seur. Ainsi,  l'église  et  l'état  ont  un  intérêt  com- 
mun ,  et  chaque  homme  c[ui  fait  partie  de  l'une 
est,  comme  individu,  intéressé  à  la  conserva!  ion  de 
l'autre. Les  membresdu  clergé  considèrent  comme 
un  de  leurs  premiers  devoirs  de  soutenir  l'état , 
étant  les  ministres  de  cette  religion  qui  enseigne 
à  cr  aindre  Dieu  et  à  honorer  le  roi.  Vous  remar- 
querez pourtant,  mon  cher  Monsieur,  que  la 
pruttction  accordée  à  Téglise  anglicane  ne  s'op- 
pose en  aucune  manière  à  la  liberté  de  conscience  j 
car  If  s  autres  sectes,  qui  soutiennent  leurs  minis- 
tj-es  par  des  contributions  purement  volontaires, 
jouissent  dans  notre  pays  de  la  certitude  d'une 


(97) 
tolérance  coni])Ictte  ,  et  abondent  plus  particu- 
lièrement dans  la  capitale  et  les  grandes  villes. 

Les  corporations  laïques  sont  les  municipalités 
ou  les  communautés  des  diverses  cités  et  villes  du 
royaume ,  qui  jouissent  de  droits  particuliers  et 
de  privilèges  dus  à  la  prescription  ou  à  d'anciennes 
chartes.  Ce  sont  encore  de  grandes  compagnies 
qui  ont  obtenu  des  chartes,  [elles  que  la  banque ^ 
la  compagnie  des  Indes,  etc.  Je  désire  particuliè- 
rement altirer  votre  attention  sur  la  première  de 
ces  classes ,  en  ce  qu'elles  expliquent  l'accroisse- 
ment progressif  de  ces  libertés  et  de  ces  franchises 
aujourd'hui  si  profondément  enracinées  dans  l'es- 
prit et  le  cœur  des  Anglais. 

A  l'invasion  des  Normands  en  1066,  la  grande 
masse  du  peuple  anglais  était  dans  un  état  de  vas- 
selage  envers  les  seigneurs ,  semblable  à  la  con- 
dition actuelledu  paysan  euRussie  et  en  Pologne; 
Ce  que  je  viens  d'avancer  est  prouvé  par  le  re- 
censement général  fait  en  1086"  par  les  ordres?  de 
Guillaume  I",  qui  existe  encore  et  qu'on  nomme 
le  Doomsday-Book.  (  1  )  On  y  trouve  les  noms 
de  quarante-six  villes  appelées  alors  bourgs  ,  dent 


(1)  Le  grand  cadastre^ 
2 


(98) 
les  habiLans  n'élaieiit  pas  réunis  en  corporation 
par  une  charte  ou  de  quelque  autre  manière, mais 
avaient  pour  patrons  des  barons  puissans  sous  la 
protection  desquels  ils  faisaient  le  commerce ,  et 
auxquels  ils  payaient  un  droit  en  reconnaissance 
de  ce  privilège.  Il  paraît  par  Tacte  ,  ou  charte  , 
comme  il  est  appelé  ,  accordé  par  ce  prince  aux 
habitans  de  Londres,  qu'il  leur  fut  accordé  d'élre 
dignes  de  la  loi ,  et  que  leurs  enfans  furent  admis 
à  être  leurs  héritiers.  Cetle  clause  indique  le  misé- 
rable état  dans  lequel  se  trouvaient  à  cette  époque 
les  classes  non  privilégiées  qui  n'avaient  pas  la 
îiiculté  de  recourir  aux  lois  pour  la  réparation  des 
torts  qu'ils  éprouvaient,  et  qui  ne  pouvaient  dis- 
poser de  leurs  propriétés, ne  possédant  leurs  terres 
et  leurs  biens  que  sous  le  bon  plaisir  du  seigneur. 
Les  trois  rois  normands ,  successeurs  de  Guil- 
laume V  ,  n'ayant  à  la  couronne  que  des  droits 
contestés  ,  et  voulant  se  rendre  populaires ,  accor- 
dèrent de  grandes  chartes  à  divers  bourgs  ou  villes, 
les  autorisant  à  avoir  des  sociétés  ou  compagnies 
commerciales.  Ils  donnèrent  encore  à  ces  villes  la 
libertéd'exercertoutesorLe  déco  jjmercealors  per- 
mis, en  payant  seulement  un  certain  droit  annuel 
qui  était  pour  l'ordinaire  le  dixième  de  leur  biens 
meubles.  Ces  droits  augmentèrent  en  proportion 


(  99  ) 
t3e  l'accroissement  du  commerce,  elles  avantagea 
de  ce  système  devinrent  si  évidens,  que  les  bourgs 
libres  se  multiplièrent  rapidement.  Les  premiers 
rois  trou  vaut  leui-  intérêt  à  les  encourager  par  tous 
Jes  moyens  en  leur  po«ivoir,  en  ce  qu'ils  étaient 
pour  eux  tout  à  la  fois  une  source  de  revenu  pu- 
blic, et  une  forte  h  \rrièrc  contre  l'accroi-sement 
tle  la  puissance  des  barons.  En  conséquence  des 
droits  conférés  par  sa  cbarle,  la  cité  de  Londres, 
par  son  commerce  tant  à  l'extérieur  qu'à  l'in- 
térieur, acquit  de  grandes  richesses  et  une  grande 
influence,  les  unes  donnant  nalurellementl'autre. 
Elle  devint  bientôt  un  corps  politique  très-impor- 
tant.  Quelquefois   dans  les  dissensions  entre  le 
roi  et  les  barons  ,  elle  profita  des  besoins  du  sou- 
verain pour  l'obliger  à  de  nouvelles  concessions. 
Quelquefois  elle  se  liguait  avec  les  barons  contre 
le  roi.  Souvent  alors  ses  chartes  lui  étaient  reti- 
rées •  mais  à  la  paix  il  arrivait  toujours  qu'on  les 
lui  rendait  pour  de  l'argent,  en  ajoutant  de  nou- 
veaux privilèges.   Je  pense  pouvoir  vous  être 
agréable  en  vous  faisant  connaître  l'accroissement 
successif  de  ces  p»  iviléges. 

Henri  F^  le  troisième  souverain  de  la  race 
normande  ,  accorda  aux  habilans  de  Londres, 
pour  la  somme  de  trois  cents  livres  par  an ,  la 

7- 


(    lOO  3 

ferme  du  comté  de  Middlesex  ,  avec  le  droit 
d'avoir  des  shérifs.  En  outre ,  il  fut  permis  au 
créancier  de  saisir  toutes  les  sommes,  appartenant 
à  son  débiteur,  dans  les  mains  d'une  tierce  per- 
sonne qui  se  trouverait  dans  la  cité. 

Ces  privilèges  existent  encore  aujourd'hui  ;  et 
le  dernier ,  connu  sous  le  nom  de  saisie  étrangère  j 
forme  un  titre  important  dans  nos  codes  de  lois. 
Henri  II  et  Richard  I"  qui  succédèrent  à  Henri  T', 
accordèrent  d'autres  chartes  qui  confirmaient  ou 
étendaient  les  premières.  Une  des  plus  impor- 
tantes immunités  de  cette  époque  est  celle  par 
laquelle  les  citoyens  ne  sont  pas  obligés  de  servir 
hors  de  la  cité  :  exemption  dont  ils  jouissent 
encore  aujourd'hui  ;  de  sorte  que,  dans  l'étendue 
de  la  juridiction  de  Londres ,  il  n'y  a  jamais  d'en- 
rôlemens  pour  l'armée  ou  pour  la  marine ,  ni  de 
presse  pour  ce  dernier  service;  et  si,  par  hasard, 
un  homme  libre  se  trouve  pressé,  il  est  immé- 
diatement relâché,  dès  que  ses  droits  sont  prou- 
vés; et  l'usage,  dans  ce  cas,  est  que  le  premier 
magistrat  s'adresse  au  gouvernement.  Aucun  sol- 
dat ne  peut  être  logé  ou  mis  en  quartier  dans  la 
cité;  et  ses  habitans  ne  contribuent  à  aucune  le- 
vée de  milice,  ou  à  celle  de  toute  autre  force  mi- 
litaire, à  moins  qu'elle  n'ait  été  consentie  par 


(  1^1  ) 

une  délibération  du  conseil  commun.  Vous  Hsez 
dans  nos  vieilles  comédies  beaucoup  de  passages 
risibles,  relatifs  aux  bandes  bourgeoises.  Dans 
l'origine ,  elles  formaient  la  force  armée  de  la  cité, 
et  probablement  elles  avaient  l'air  peu  guerrier; 
mais  elles  étaient  considérables  parleur  nombre. 
A  la  restauration  de  Charles  11 ,  en  16G0,  elles  se 
montaient  à  douze  régimens  d'infanterie  de  quinze 
cents  hommes  chacun ,  et  d'un  régiment  de  cava- 
lerie :  tous  les  colonels  et  lieutenans  colonels  de 
ces  régimens  étaient  chevaliers.  Mais,  dans  le 
dernier  siècle,  cette  garde  bourgeoise  a  disparu. 
Pendant  une  partie  de  la  dernière  guerre,  deux 
régimens  de  six  cents  hommes  chacun  fuient  le- 
vés ,  à  la  condition  de  ne  pas  être  employés  à 
plus  de  dix  milles  de  Londres  ;  mais  celte  motion 
n'avait  passé  dans  le  conseil  commun  qu'avec  de 
grandes  difficultés,  tant  les  citoyens  tenaient  à 
leurs  anciens  privilèges.  Les  hommes  firent  four- 
nis par  les  paroisses,  dans  des  proportions  égales* 
un  prix  fixé  pour  chacun  fut  payé  aux  officiers 
commandans  chargés  de  l'enrôlement.  Les  mennei 
dépenses  des  ré^j,imeas  fin^ent  défrayées  par  une 
petite  taxe  répartie  sur  les  citoyens;  mais  la  solde 
et  l'habillement  furent  aux  frais  du  gouverne- 
loent  ^  comme  dans  les  autres  régimens.  de  milice^ 


(    i^^    ) 

Pour  revenii'  à  l'aperçu  Ijislorique  de  nos  im- 
munités municipales,  le  roi  Jean  accorda  cinq 
chartes  à  la  cité  de  Londres,  qui  confirmaient 
ou  augmentaient  ses  privilèges.  P.jr  celie  de  j  i2o2 , 
il  paraît  que  plusieurs  compagiiiî-s  de  commerce 
avaieiit  été  antérieurement  mises  en  corpora- 
tions :  le  roi  donna  des  franchises  additionnelles 
à  l'une  d'elles,  celle  des  tisserands  j  mais  en  même 
temps  il  augmenta  sa  taxe  annuelle.  En  1216,^ 
Jean  accorda  aux  citoyens  la  liberté  de  nommer 
chaque  année  leur  maire ,  dont  le  Roi  confirmait 
l'élection  j  et  cette  coutume  est  encore  suivie 
maintenant.  Henri  lil  donna  à  Londres  neuf 
chartes  distinctes,  Pune  descjuelles  est  bien  pré- 
cieuse pour  la  plupart  de  ses  habilans  :  c'est 
l'exemption  dont  ils  jouissent  dans  tous  les  ports 
et  toutes  les  villes  du  royaume  des  droits  de  péage 
et  de  douane  non  imposés  par  le  parlement. 

C'est  vers  ce  temps  que  nous  trouvons  que 
3  institution  des  corporations  nmr.icipales  acquiert 
lin  nouveau  degré  d'importance  :  nous  voyons 
les  citoyens  et  les  bourgeois  appelés  à  agir  sur 
un  plus  grand  thtàtre;  et  des  privilèges,  qui  n'é- 
taient d'abord  que  locaux,  devinrent  nationaux. 
Pour  bien  saisir  ce  grand  changement,  il  est 
nécessaire  de  se  rappeler  les  principes  féodaux 


{  io3  ) 
alors  communs  à  notre  nation  et  au  reste  de 
l'Europe  qui  n'était  pas  entièrement  barbare. 
Le  monarque  était  la  tête  et  seul  chef  d'une  es- 
pèce de  confédération  militaire  formée  par  les 
barons,  qui  tenaient  de  lui  leurs  terres  moyen- 
nant un  service  militaire.  Les  classes  inférieures 
dépendaient  des  barons,  soit  au  même  titre, 
soit  moyennant  de  moindres  redevances.  Tant 
que  les  barons  ,  vassaux  inmiédiuts  du  roi,  furent 
peu  nombreux,  il  était  naturel  que,  seuls  avec  le 
haut  clergé,  alors  principal  dépositaire  des  connais- 
sances ,  ils  fussent  appelés  au  conseil  qui  aidiùt 
ou  conseillait  le  roi  dans  les  grandes  occasions. 

Tels ,  dans  le  fait  (  si  nous  ne  voulons  pas  re- 
monter à  l'institution  plus  ancienne,  mais  plus 
obscure,  et  même  douteuse,  des  Witteuageniols 
saxons)  ont  été  nos  premiers  parlemens,  sinon 
appelés  de  ce  nom,  du  moins  connus  alors  sous 
la  désigna  lion  plus  générale  de  commune  conci- 
liurn,  coiicilium  magnum^  ou  autre  sernblable, 

Prynne,  l'un  de  ceux  qui  ont  le  mieux  éluciié 
nos  anciens  actes  (i),  dit  que  la  preiîiiére  fois  que 

(i)  Voyez  les  Observations  de  Pi-ynne  sur  le  quatrième 
Institut.  iC6c) ,  p.  2.  Ce  fut  près  de  trente  cinq  ans  après  cet 
ouvrage  de  Frjnne  que  fui  publiée  la  grande  et  précieuse^ 


(  io4  ) 
l'on  ait  fait  usage  clans  ce  sens  du  mot  parlement^ 
ce  fut  dans  l'acte  de  la  viugl-litiitième  année  du 
régne  de  Henri  III  (ia44);  mais,  long-temps 
auparavant ,  des  conseils  tels  que  je  viens  de  les 
décrire  avaient  certainement  été  tenus  par  nos 
rois ,  et  il  paraît  que  les  comtes  et  les  barons 
étaient  dès  l'origine  dans  l'usage  d'y  voter.  Nous 
voyous  dans  le  Donmsday-Booh  qu'il  n'y  avait 
au  temps  de  Guillaume  P' ,  dans  tout  le  royaume, 
que  sept  cent  soixante  individus  ayant  des  ba- 
roniesj  et  de  ce  nombre  plus  de  la  moitié  était 
revêtue  de  fonctions  ou  de  dignités  particulières, 
qui   probablement  rendaient    leur  présence  au 


collection  de  Rymer.  Elle  commence  à  l'année  iioi  ,  et 
contient  Leancoiip  de  documcns  touchant  le  concilium 
Tnagnum;  mais  dans  aucun  le  mot  parliamentum  n'est 
employé  pour  signifier  une  telle  assemblée  en  Angleterre, 
avant  1264.  Chacun  sait  que  l'authenticité  du  modus  te^- 
nendi  parliamentum ,  cité  par  Coke  comme  antérieur  à 
Guillaume  le  Conquérant  ,  est  pleinement  contredit  par 
Prynne.  Il  existe  dans  la  Lihliothèque  du  collège  de  la 
Trinité  de  Dublin  un  manuscrit  ayant  pour  titre  :  Modus 
tenendi  Parliamenta  in  Hihernià  ,  ordinatus  per  Henri^ 
cum.  II;  mais  il  est  probable  qp'il  est  d'une  date  très- 
postérieure  au  règne  de  ce  prince. 


(  io5  ) 
eonscil  plus  fréquente  et  plus  régulière  que  ceUe 
des  autres  barons. 

Les  dissensions  civiles  qui  s'élevèrent  pendant 
la  dernière  partie  du  règne  de  Henri  III,  ren- 
dirent chaque  parti  très-empressé  à  se  fortifier 
en  augmentant  le  nombre  de  ses  adhérens.  Ce  fut 
dans  cette  vue  que ,  dans  l'année  1 264 ,  Simon  de 
Monlfort,  comte  de  Leicester,  fit,  au  nom  du  roi, 
qu'il  tenait  alors  prisonnier,  un  appel,  non-seu- 
lement aux  anciens  membres  du  commune  con- 
cilium,  mais  encore  à  deux  classes  d'hommes  qui 
ne  paraissent  pas  avoir  jamais  jusqu'alors  fait 
partie  de  ce  conseil.  Ces  deux  classes  étaient  les 
représentans  des  comtés,  et  ceux  des  cités  et  des 
bourgsj  et  le  writ  en  vertu  duquel  ils  furent  con- 
voqués est  encore  conservé  dans  les  anciens  actes 
du  royaume  (r).  Cette  mesure,  quoique  le  fruit 
de  la  violence,  fut  trouvée  si  convenable  à  l'état 
de  la  société  qui  existait  alors,  qu'Edouard  I", 
le  sage  et  énergique  fils  de  Renri,  eut  soin  de 
l'inùter.  Dans  le  premier  parlement  légal  qui  eut 
lieu  en  1296,  dans  la  vingt-troisième  année  de 
son  règne,  les  writs  qui,  avec  peu  de  variations 

(1)  11  est  imprimé  ea  enlier  dans  le  premier  volume  dt,t 
Ryiner's  Fœdeta, 


(  Ao6  ) 
dans  leur  forme,  sont  encore  en  usage  aujour- 
d'hui ,  étaient  adressés  aux  shérifs  de  chaque 
comté  j  et  ils  leur  ordonnaient  de  faire  procéder 
à  l'élection  de  deux  chevaliers  pour  chaque  comté , 
de  deux  citoyens  pour  chaque  cité,  et  en  outre  de 
deux  bourgeois  pour  chaque  bourg,  parmi  ceux 
d'entre  eux  qui  étaient  les  plus  sages  et  les  plus 
propres  aux  aflaires;  de  manière  à  ce  que  les  che- 
"valiers  représentassent  la  communauté  du  comté  y. 
et  les  citoyens  et  bourgeois  (  bien  distinctement 
des  chevaliers)  eussent  également  pouvoir  pour 
la  communauté  des  cités  et  bourgs.  Ces  personnes 
ainsi  choisies  devaient  se  rendre,  à  un  jour  dé- 
terminé, au  palais  du  roi,  où  ce  prince  devait 
conférer  avec  les  prélats,  les  comtes,  les  barons, 
et  autres  grands  personnages  du  royaume  ;  et  les 
reprcsentans  ci-dessus  désignés  devaient  faire  ce 
qui  serait  ordonné  par  le  commune  concilium. 
De  ce  moment  la  constitution  politique  de  ce 
pays  reçut  une  forme  entièrement  neuve;  le  com- 
mune concilium  se  changea,  en  chambre  des  pairs  , 
et  le  corpsreprésentatif  en  chambre  des  communes . 
Mais  je  ferai  deux  remarques  sur  la  manière  dont 
ce  changement  s'est  opéré. 

1°.  Vous  observerez  que  l'institution  des  cor- 
poraiious  municipales,  loin  de  nuire  à  la  liberté. 


(  1^7  ) 
]ui  fut  au  contraire  extrêmement  favorable;  elle 
plaça  sur  la  méuie  ligne  l'intcrét  des  possesseurs 
de  terres  et  fintérêt  des  commerçans,  et  donna 
an  terme  communes  une  plus  grande  latilude 
en  Angleterre  ([ue  dans  toute  autre  contrée.  De- 
puis le  temps  de  Guillaume  r"",  le  nombre  des 
baronies  s'étaiit  considérablement  accru,  il  de- 
vint impossible  que  tous  ceux  qui  relevaient  di- 
rectement du  roi  pussent  assister  au  commune 
conciliuni  :  ainsi,  en  126-^,  les  moindres  barons 
se  contentèrent  d'envoyer  leurs  représentans, 
les  chevaliers.  D'un  autre  côté,  les  corporations 
municipales  ayant  insensiblement  acquis  une 
grande  influence,  il  est  probable  que  leurs  re- 
présentans eurent  autant  de  crédit  que  ceux  des 
moindres  barons  (i). 

Je  ne  renouvellerai  pas  la  question  si  souvent 
discutée,  de  savoir  si  ces  difîerentes  classes,  les 
chevaliers,  les  citoyens  et  les  bourgeois,  qui  for- 
ment aujourd'hui  la  chambre  des  communes,  et 
siègent  et  votent  ensemble  (-i),  le  faisaient  dana 


(1)  Dans  le  fait,  nous  trouvons  les  wrils   adressés  au 
Diaire  et  aux  barons  de  Londres,  comme  dans  1.  Rymer- 

2:>2  (  1217  ). 

^2)  Brudy  et  (quelques  autres  écrivains  modernes  disent 


(  io8} 
le  commencement  ;  seulement  ce  qui  vient  à  l'aj> 
pui  de  mon  observation ,  c'est  que ,  vers  le  temps, 
ou  peu  après  l'époque  du  premier  appel  au  par- 
lement des  citoyens  et  des  bourgeois,  ils  étaient 
confondus  avec  les  chevaliers  ,  sous  le  terme  gé- 
nérique de  communes  :  expression  qui  ne  peut , 
comme  la  vôtre  de  tiers-état ,  exclure  toute  idée 
de  supériorité  féodale.  D'un  autre  côté,  le  terme 
de  noblesse  ne  peut ,  chez  nous ,  comprendre 
tous  les  propriétaires  de  terre ,  ou  donner  l'idée 
d'un  ordre  féodal  distinct;  il  est  simplement  em- 
ployé pour  exprimer  une  grande  dignité  qui  con- 
fère des  devoirs  et  des  privilèges  héréditaires. 


que  les  clievaliers  siégeaient  d'abord  avec  les  comtes  et  les 
i^raiids  barons  ;  mais  Prynue  cite  un  acte  de  l'an  6  d'E- 
douard ÏII  (  iSga  ) ,  par  lequel  il  paraît  clairement  que  les 
chevaliers ,  les  citoyens  et  les  bourgeois  siégeaient  alors 
ensemble ,  et  en  outre  qu'ils  siégeaient  séparément  du  clergé 
et  des  grands  barons.  Les  expressions  de  l'acte  sont  :  «  As- 
queux  prelaz  ove  la  clergie  par  eux-mêmes  ^  et  les  countes 
et  barons  par  eux-mêmes.  »  On  doit  encore  observer  que 
le  préambule  du  statut  d'York  (  i335)  montre  évidemment 
que  les  chevaliers ,  les  citoyens  et  les  bourgeois  procédaient 
par  vole  de  pétition  pour  les  communes  ,  et  que  le  roi  pre- 
nait sur  celles-ci  l'avis  «  de  ses  prélats,  comtes,  liarons  et 
autres  nobles  de  son  royaume.  » 


(  109  ) 
Je  n'ai  point  connaissance  qu'aucun  écrivain  ait 
considéré  ce  sujet  sous  ce  point  de  vue;  mais  il 
me  paraît  que  la  principale  différence  entre  la 
constitution  de  la  société  en  Angleterre,  et  celle 
de  la  plus  grande  partie  des  royaumes  du  con- 
tinent, peut  être  considérée  comme  provenant 
de  celte  heureuse  égalité  qui  s'est  établie  entre 
les  représentans  des  comtés  et  ceux  des  cités  et 
des  bourgs,  ou,  en  d'autres  termes,  à  la  haute 
importance  de  nos  corporations  municipales. 

2°.  La  seconde  remarque  qui^se  présente  à  moi 
comme  essentielle,  est  que  dans  l'origine  de  notre 
système  représentatif,  la  population  n'a  point  été 
la  base  delà  représentation ,  mais  qu'au  contraire 
le  privilège  et  la  propriété  y  donnaient  seuls  des 
droits.  Tous  avez  observe  que  les  writs  parlent 
de  deux  espèces  de  communautés,  celle  des  com- 
tés et  celle  des  cités  et  des  bourgs  ;  mais  vous  ne 
supposez  pas  que,  dans  l'un  et  l'autre  cas,  on  com- 
prenait tous  les  liabitans  dans  ces  expressions. 
La  communauté  du  comté  comprenait  seulement 
les  libres  propriétaires  de  terre  du  comté ,  hommes 
qui  en  général  avaient  sous  eux  des  vassaux  ,  et 
formaient  une  classe  élevée ,  privilégiée ,  appelée 
en  dialecte  normand   barons ,  en   dialecte  saxon 


(no) 

francs  tenanciers.  (  i  )  C'étaient  ces  personnes  qiû 
votaient  dans  l'élection  des  chevaliers  du  comléi 
ïl  n'y  eut  jusqu'en  1429  aucune  limite  particu- 
lière à  l'étendue  ou  à  la  valeur  d  u  franchtenemeiit, 
(  2  )  qni  donnait  le  pouvoir  d'élire  :  mais  cette 
année  il  fut  décidé  par  la  loi  qu'il  fallait  pour 
élire  avoir  nn  revenu  annuel  de  quarante  shel- 
lings ,  le  prix  en  argent  des  terres  étant  extrême- 
ment bas  (  3  )•  Cette  disposition  n'a  jamais  varié 
depuis  ;  et  il  est  conséquemment  arrivé  que ,  par 
l'élévation  progressive  du  prix  ,  la  plus  grande 
partie  des  propriétaires  des  terres  dansle  royaume 
a  eu  le  droit  de  voter  :  de  sorte  qu'aujourd'hui  le 


(1)  En  allemand  et  en  danois  ils  étaient  appelés  frey 
lierre j  free  lierre ,  francs  lords,  comme  nous  disons  tou- 
jours seigneurs  de  fiefs, 

(2)  Le  mot  franchtenement ,  employé  dans  le  statut  de 
i429  (  8.  Henri  VI,  cli.  7.  )  est  aussi  en  usage  dans  le  vieux 
Coutumier  de  Normandie,  que  Houard  suppose  être  établi 
sur  les  lois  ripuaires ,  et  confirmé  par  Rollo^  duc  de 
Normandie. 

(3)  A  peu  près  vers  ce  temps ,  trois  chevaux  se  sont 
vendus  trois  shellings  clinquej  et  six  vaches,  deux  shel- 
lingshuit  pences  chacune.  Voyez  Fleetu-K>od ,  Chron. préc. 


(  "1  ) 

nombre  des  électeurs  des  comtés  doit  être  au- 
dessus  de  cent  mille  (  i  ). 

Quand  auxcommunautés  des  cités  et  des  bourgs. 
il  y  avait  un  nombre  choisi  de  personnes  corn- 
posées  des  magistrats  ou  des  hommes  qui  avaient 
de  très- grandes  propriétés  dans  chaque  cité  ou 
boiirg ,  ou  qui  avaient  l'administration  des  affaires 
municipales  5  mais  en  aucune  manière,  ces  com- 
munautés ne  comprenaient  les  classes  communes 
ou  inférieures  qui  étaient  sous  leur  direction.  Il 
est  vrai  qu'aujourd'hui  des  membres  du  parle- 
ment, dans  quelques  bourgs  particuliers  ,  sont 
choisis  suivant  un  principe  plus  général,  par  tous 
les  habitans  propriétaires  de  maisons,  et  payant 
les  charges  de  la  paroisse  ou  quelque  autre  im- 
pôt :  mais  ces  privilèges  viennent  en  partie  des 
chartes  données  par  les  rois, successeurs  d'Edouard 


(1)  Ce  qui  suit  a  été  puljlié  comme  fétat  du  nombrs  t'es 
électeurs  dans  la  Grande- Bretagae  ;  mais  je  n'en  garantis 
pas  l'exactitude. 

Angleterre 112,875 

Galles 6,5i2 

Ecosse 2,697 

122,o84 


(11.  ) 

1"  ,  et  en  partie  des  actes  de  la  législature  qui 
ont  aboli  les  fraiicbises  de  plusieurs  corporations  ^ 
par  suite  d'une  conduite  irrégulière  durant  les 
élections  ,  ou  d'après  quelques  causes  locales  et 
particulières.  De  là,  néanmoins,  il  résulte  une 
grande  diversité  dans  noire  système  représentatif: 
et  peut-être,  après  tout,  la  liberté  générale  est-elle 
mieux  conservée  par  ces  différens  modes  de  ré- 
partir l'influence,  que  si  celle-ci  coulait  tout 
entière  dans  un  même  canal  ;  car  vous  connaissez 
trop  la  nature  humaine  pour  croire  que,  dans  toute 
constitution  sociale  ,  des  élections  ,  et  générale- 
ment de  grandes  et  importantes  affaires,  puissent 
se  passer  entièrement  sans  l'influence  de  grandes 
richesses,  des  rangs  ,  de  l'éloquence  ou  de  l'in- 
triguCi 

3°.  Je  ne  ferai  plus  qu'une  remarque  sur  les 
circonstances  qui  accompagnèrent  l'admission 
des  citoyens  et  des  bourgeois  au  parlement.  Sans 
aucun  doute,  le  but  d'Edouard  1",  en  agissant  ainsi 
a  été  le  même  qui,  en  i3oa  ,  détermina  votre  roi 
Philippe  le  Bel  à  convoquer  les  états  généraux  ; 
c'est-à-dire  que  ces  princes  voulaient  lever  les  im- 
pôtsavcc  plus  de  facilité  et  de  certitude.  D'abord,  les 
représentans  des  communes  ne  faisaient  que  ce 
qui  avait  été  ordonné  par  le  concilium  magnum  ^ 


(  "3) 
et  lorsque  les  subsides  étaient  accordés ,  ils  retour-'  ' 
naient  chez  eux.  Peu  de  temps  après,  les  communes 
devinrent  assez  hardies  pour  joindre  à  leurs  votes 
des  pétitions  (  i  )où  elles  demandaient  le  redres- 
sement des  griefs.  Quelquefois  on  faisait  droit  à 
ces  pétitions  j  plus  souvent  on  les  négligeait  :  et 
à  ce  propos  remarquons  qu'aujourd'hui  encore 
certains  actes  du  parlement  d'Angleterre  conser- 
vent la  forme  d'une  pétition  au  roi ,  et  qu'après 
tm  court  préambule  ,  elles  commencent   ainsi  : 
il  plaira  d  votre  majesté  qu'il  soit  ordonné.  Ces 
expressions  néanmoins  ont  été  long-temps  de  pure 
forme-  car  sous  le  règne  d'Edouard  IV,  environ 
en  i4io,  les  représentans  des  communes  éle- 
vèrent leurs  prétentions  jusqu'à  vouloir  une  part 
dans  l'exercice  de  la  puissance  législative;  et  le 
roi ,  qui  tenait  sa  couronne  en  vertu  d'un  titre 
contesté,  conseatit  à  leur  demande. 

Depuis  cette  époque ,  l'influence  des  corpora- 
tions a  toujours  été  évidente  dans  les  actes  de 
notre  législation  ;  et  la  liberté  civile  a  trouvé  ses 
plus  sûres  garanties  dans  la  stabilité  de  ces  éta- 


(i)  Boulainvilliers  observe  qu'en   i3o2,  le    tiers  -  état 
présentait  seulement  des  pétitions ,  et  le  faisait  à  genoux» 
a  8 


(  iii  ) 
blissemens  par  loul  le  royaume.  Les  mauvais 
conseillers  de  Charles  li  et  de  son  frère  Jacques 
le  savaient  bien,  lorsque,  voulant  soutenir  leur 
pouvoir  despotique,  ils  jugèrent  que  l'exécution 
de  leur  plan  était  impossible,  tant  qu'ils  ne  pour- 
raient pas  priver  de  leurs  clirates  la  cité  de 
Londres  et  les  autres  corps  municipaux;  et  dans 
beaucoup  d'endroits  ils  trouvèrent  moyen  de 
réussir,  en  partie  par  la  violence,  en  partie  par 
des  contestations.  Mais  les  fameux  auteurs  de  la 
révolution  de  1688 ^  pensant  bien  difiéremment 
des  révolutionnaires  actuels,  donnèrent  leurs 
premiers  soins  au  rétablissement  de  ces  boule- 
varts  de  l'édifice  social  5  et  comme  on  avait  avancé 
que,  dans  la  rigueur  de  la  loi,  la  dissolution  des 
corporations  était  un  attribut  de  la  prérogative 
royale ,  ils  s'occupèrent  de  mettre  ce  sujet  hors 
de  toute  dispute,  quant  à  la  métropole,  pour 
l'avenir  du  moins;  et  un  statut  solennel  (1)  dé- 
clara que  les  franchises  de  la  cité  de  Londres  ne 
lui  pourraient  jamais  être  ôtées  pour  quelque 
cause  que  ce  fût. 

Dans  les  premiers  temps  de  notre  histoire  par- 
lementaire ,   les   convocations  des   cités    et  des 

(1)  Stat.  2.  Guill.  et  Mar.,  sess.  i;  ch.  8. 


(  "5  )    - 
bourgs  sembleiil  avoir  été  sans  régularité.  Quand 
l'autorité  législative  de  la  chambre  commença  à 
être  pleinement  reconnue ,  on  adopta  la  règle 
d'adresser  des  writs  aux  cités  et  aux  bourgs  qui 
étaient   en    possession    d'envoyer   des  députés. 
Néanmoins  les  rois  qui  ont  occupé  le  trône  jusqu'à 
Charles  II,  avaient  encore  conservé  et  exercé  le 
jpouvoir  d'accorder  à  des  villes  le  privilège  d'être 
représentées  dans  le  parlement.  Sous  le  régne  de 
Charles  II,  les  membres  de  l'Angleterre  et  delà 
principauté  de  Galles,  en  y  comprenant  les  che- 
valiers des  comtés,  montaient  k  cinq  cent  treize; 
ensuite,   la  réunion  de  l'Ecosse  au   rovaume  a 
augmenté  ce  nombre  de  quarante-cinq  membres, 
et  celle  de  l'Irlande  de  cent:  ce  qui  fait  en  tout 
six  cent  cinquante-huit,  nombre  aujourd'hui  fixé 
par  la  loi.  De  temps  à  autre  on  a  fait  dans  la 
chambre  des  communes   diverses  propositions 
pour  la  réforme  de  la  constitution  •  mais  le  grand 
danger  qu'il  y  a  à  toucher  ces  droits  importans 
et  d'une  grande  antiquité ,  acquis  par  des  chartes 
ou  la  prescription,  joint  à  d'autres  motifs  très- 
puissans,  ont  fait  rejeter  ces  théories  il  est  vrai 
très- spécieuses.  On  a  vu  quelques  exemples  que 
les  corps  privilégiés  peuvent  se  laisser  égarer  j 
mais  nos  principales  corporations  sont  toujours 

8. 


(  li6  ) 
admirablement  composées  pour  tout  à  la  fois  en- 
tretenir l'esprit  public,  maintenir  l'obéissance 
aux  lois,  changer  l'esprit  de  parti  en  un  esprit 
d'action ,  et  réunir  à  un  degré  extraordinaire  les 
principes  de  la  fidélité  et  de  la  liberté. 

Vous  serez  pleinement  convaincu  de  ce  que 
j'avance  ici,  quand  j'aurai  mis  sous  vos  yeux 
une  esquisse  de  notre  constitution  actuelle  et  des 
usages  de  la  corporation  de  Londres.  Ne  voulant 
pas  cependant  abuser  de  votre  patience,  je  ré- 
serve pour  une  autre  lettre  ce  que  j'ai  à  vous  dire 
sur  ce  sujet ,  et  m'empresse  de  me  dire , 

Mon  cher  Monsieur, 

Votre  obéissant  serviteur, 
D.  S. 


LETTRE   VI, 

Contenant  un  Projet  relatif  à  la  rédaction  du 
nouveau  Code  de  la  France  ,  adressé  à  mon- 
seigneur d^  A  mbrjy  ^  chancelier  de  France. 


i^uAND  une  nation  a  été  prés  de  trente  ans  la 
proie  des  factieux  qui  l''out  tourmentée  par  des 
expériences  multipliées,  sous  difFérenles  formes, 
selon  la  diversité  des  gouvernemensavec  lesquels 
ils  ont  essayé  de  la  régir ,  il  en  résulte  nécessai- 
rement une  confusion  et  un  désordre  universels 
dans  ses  lois  ;  parce  qu'elles  ont  été  moins  dic- 
tées par  le  noble  motif  d'améliorer  le  sort  futur 
de  l'état ,  que  dans  le  dessein  prémédité  d'établir, 
à  quelque  prix  que  ce  fût,  l'autorité  des  premiers 
fonctionnaires  publics,  qui,  pour  soutenir  leur 
crédit  et  leur  influence,  étaient  obligés  de  favo- 
riser de  leur  toute-puissance,  l'avancement ,  la 
cupidité  et  les  vengeances  de  leurs  partisans.  Les 
Français  se  trouvent  aujourd'hui  dans  ce  cas-là. 
Revenus  maintenant  de  leurs  erreurs ,  et  assez 


^ 


(  ii8 
ïieureux  pour  que  la  divine  providence  ait  dai- 
gné les  remettre  sous  l'empire  de  leur  prince 
légitime  ,  dont  les  vues  bienfaisantes  ne  tendent 
qu'à  faire  le  bonheur  de  ses  sujets,  ils  sentent 
à  chaque  instant  le  besoin  de  réformer  leur  lé- 
gislation actuelle.  La  jurisprudence  qui  règle 
dans  ce  moment-ci  les  obligations  que  les  Fran- 
çois ont  entr'eux,  est  trop  en  contrariété  avec 
les  principes  de  leur  religion,  les  maximes  de 
leur  morale,  et  le  développement  des  brillantes 
qualités  qu'ils  doivent  à  la  nature,  pour  convenir 
long-temps  à  ce  peuple  régénéré  sou?  le  règne 
des  Bourbons.  Les  ministres  de  Louis  XVIII  et 
les  corps  législatifs  créés  par  ce  monarque  se 
trouvent  donc  dans  la  nécessité  indispensable  de 
s'occuper  de  la  rédaction  d'un  nouveau  code. 
En  comparant  les  effets  qu'avaient  produit  les 
institutions  de  l'ancienne  France  avec  ceux  qui 
ont  été  les  résultais  nécessaires  de  l'esprit  de  la 
composition  des  corps  qu'on  a  substitués  à  leur 
place,  on  serait  tenté  d'en  revenir,  de  point  en 
point ,  au  gouvernement  qu'avait  ce  royaume 
avant  178g.  Mais  cela  esi-il  possible?  de  notre 
vieille  constitution,  de  nos  vieilles  habiJudes 
nationales,  il  ne  resle  que  la  maison  de  Bourbon 
et  la  cocarde  blanche.   Aussi  a-t-on  remarqué 


(  119  ) 
reullionsiasme  et  l'empressement  avec  lesquels 
les  Français,  aussitôt  qu'ils  l'ont  pu,  se  sont  ra- 
crocbés  à  ces  rameaux  précieux  de  leur  ancienne 
existence  politique. 

Le  vif  désii'  qu'ils  auraient  de  reprendre  pa- 
reillement les  institutions  ,   et  de  se  soumettre 
sous  les  lois  qui  ont  fait  la  gloire  et  le  bonheur 
de  leurs  ancêtres,  se  trouve  arrêté  à  chaque  pas 
par  les  vides  immenses  (ju'a  laissés  la  révolution 
dans  les  premières  classes  de  la  société.  Le  cler- 
gé ,  la  noblesse,  les  parlemens,  la  vénalité  des 
charges  de  magistrature  ,  le  nom  ,  les  états  et  les 
privilèges  des   provinces  sont   évanouis  ;   et  les 
élémens  qui  devraient  les  recomposer  sont  si  peu 
nombreux ,    et   la  plupart   si   dégradés  par    les 
çliangemens  qui  se  sont  opérés  dans  les  esprits, 
qu'on   a  peu  d'espoir   que    leur   rétablissement 
prochain  pût  répondre  aux  succès  qu'on  aurait 
droit  d'en  attendre. 

Le  défaut  de  moyen  de  reconstruire  cette  an- 
tique charpente  qui  a  soutenu  l'état  pendant  si 
long-temps,  est  sensible  à  tous  les  veux;  mais  il 
a  laissé  des  idées  si  vagues  dans  le  public  ,  qui  ne 
sait  comment  la  remplacer,  qu'on  peut  dire,  sans 
exagération,  qu'il  y  a  autant  de  projets  liilîérens 


(    3  20   ) 

pour  remplir  les  détails  de  la  nouvelle  consti- 
tution ,  qu'il  y  a  de  têtes  françaises  qui ,  par 
goût  ou  par  état,  s'occupent  de  l'administration 
future  de  ce  royaume. 

Cette  indécision  des  principes  sur  lesquels  on 
doit  établir  et  régler  les  détails  du  gouvernement 
de  la  France,  n'a  point  échappé  à  S.  M.  C'est 
sans  doute  pour  mettre  un  terme  à  celte  fluc- 
tuation de  projets  que,  dans  sa  sagesse,  le  Roi 
s'est  décidé  à  s'entourer  de  deux  chambres,  res- 
pectables par  le  choix  et  la  composition  de  leurs 
membres,  afin  de  coopérer  avec  lui  à  la  rédac- 
tion du  nouveau  Code  qu'il  se  propose  de  donner 
à  ses  sujets.  La  fixité  de  ces  deux  corps  politiques 
assurera  la  stabilité  des  lois;  et  elles  inspireront 
en  même  temps  la  plus  grande  confiance ,  parce 
qu'elles  ne  seront  arrêtées  et  promulguées  qu'a- 
près avoir  été  discutées  C(mtradicloirement  de- 
vant ces  assemblées  nombreuses  et  instruites. 

Un  nouveau  Code  n'est  point  une  nouvelle 
constitution j  il  n'est,  à  proprement  parler,  que 
le  recueil  des  lois  connues  et  en  vigueur  depuis 
long-temps.  Avant  la  révolution,  un  nouveau 
Code  était  nécessaire  à  la  France;  et  le  plus  grand 
éloge  qu'on  en  eût  pu  fiiire  alors,  eiit  été  qu'il  ne 


(1.1) 

contenait  rien  de  nouveau.  Mais  trente  ans  de 
factions  ,  d'essais  et  d'empirisme  ont  bien  changé 
l'état  des  choses  à  cet  égard. 

IJ  y  aurait  aujourd'hui  beaucoup  d'inconvé- 
nient à  laisser  les  Français  trop  long-temps  sous 
l'empire  de  leur  jurisprudence  actuelle;  il  est  in- 
dispensable de  leur  donner  mi  nouveau  Code  ^ 
conforme  aux  habitudes  et  au  caractère  natio- 
nal ,  aux  droits  de  propriété  de  chaque  parti- 
culier, à  la  nature  et  aux  formes  du  gouverne- 
ment légitime  qu'ils  viennent  d'acquérir.  C'est 
ime  vaste  entreprise,  surtout  quand  il  s'agit  de 
régler  la  législation  des  états  modernes,  toujours 
compliquée  par  des  idées  relatives  aux  conve- 
nances de  la  société,  aux  prétentions  des  puis- 
sances étrangères,  aux  intérêts  du  fisc,  à  ceux 
du  commerce  d'exportation,  d'importation,  et 
de  mille  autres  intérêts  qui  se  croisent  et  qui  se 
contrarient  nnituellement  ,  dont  Lycurgue  et 
ÎVuma  n'avaient  aucune  connaissance,  ou  pour 
lesquels  ils  n'eurent  aucune  considération. 

Avant  d'entrer  dans  la  discussion  des  lois  q'.u 
doivent  faire  partie  du  nouveau  Code ,  il  serait 
avantageux  d'en  arrêter  la  table  des  matières,  et 
de  tracer  l'afliiiation  généalogique  de  ses  cha- 
pitres et  de  ses  principaux  paragraphes.  Ce  tra- 


(  1'-^^  ) 

vaii  occuperait  le  cumilé  de  législation  jusqu'^à  ce 
qu'il  en  fût  satisfait.  Cet  ouvrage  lini ,  on  le  pré- 
senterait aux  corps  législatifs;  on  y  ajouterait  en 
même  temps  les  litres  des  chapitres  qu'il  serait, 
d'après  les  circonstances  présentes  et  selon  l'avis 
du  comité,  le  plus  avantageux  de  discuter  les 
premiers. 

Supposons  que  le  comité  de  législation  fût  d'avis 
de  commencer  la  révision  du  Code  par  régler  le 
nombre,  la  composition,  la  hiérarchie ,  la  com- 
pétence des  tribunaux  et  des  magistrats  qui  les 
constituent,  et  par  iixer  les  formes  avec  lesquelles 
ils  doivent  procéder;  le  comilé  présenterait,  en 
Di^nie  temps  que  sa  table  des  matières,  le  projet 
de  règlement  qui  lui  parciîlrait  le  \.\ii\i>  conve- 
nable dans  les  circonstances  actuelles,  relative- 
ment à  ces  objets  importans,  qui  sont  les  bases 
fondamentales  de  la  jurisprudence  d'un  pays.  11 
joindrait  à  ce  chapitre  un  mémoire  où  il  détail- 
lerait les  vues  et  les  motifs  qui  ont  dirigé  la  ré- 
daction des  nouvelles  lois  qu'il  propose.  Ces 
pièces  seraient  envoyées  aux  deux  chambres, 
c[ui  4es  publieraient,  et  décréteraient  que  leur 
forme  et  teneiu'  seraient  discutés  dans  le  courant 
de  la  session  prochaine. 

Dans  cette  année  d'intervalle,  les  membres  des 


(     123    ) 

cleiix  corps  législatifs  auront  le  temps  de  le  lire, 
de  le  scruter  et  de  s'instruire  sur  le  fonds  et  sur  le 
style  dé  ces  pièces  importantes  qu'on  soumet  à 
leur  révision  •  et  de  comparer  le  disposiiif  de  ces 
nouvelles  lois  avec  les  parties  des  jurisprudences 
étrangères  qui  sialiieiaient  sur  les  mêmes  objets. 
Les  orateurs  qui  voudraient  les  discuter  de  nou- 
A'^cau  ,  monteraient  donc  à  la  tribune,  l'année 
d'ensuile,  avec  une  plus  graude  masse  de  con- 
naissances acquises  et  un  esprit  plus  exercé  sur 
ces  sujets  si  essentiels  au  bonheur  et  à  la  tran- 
quiiiilc  des  peuples,  qu'ils  ne  peuvent  le  faire 
maintenant,  qu'ils  ne  songetit  à  avoir  ou  à  don- 
ner un  avis  sur  un  projet  de  loi  qu'au  moment 
qu'on  le  leur  présente  ex  abfiipto,  sa.ris  leur  laisser 
le  loisir  de  s'y  préparer  par  c!es  études  et  des  ré- 
flexions préliminaires  et  indispensables  en  pareil 
cas. 

Les  nouveaux  règlemens  ,  avant  d'être  sanc- 
tionués,  seraietit  donc  ,  par  les  moyens  que  nous 
venons  de  proposer,  envisagés  sous  tous  les  rap- 
ports et  toutes  les  conséquences  qui  peuvent 
en  résulter ,  relativement  à  l'ensemble  de  la  nation 
pour  laquelle  ils  sont  fuis.  Leur  texte  et  celui  de 
amendemens  qu'on  y  intercalerait  seraient  [)liis 
raisonnables,  plus  péremptoires  et  mieux  rédi- 


(  1=4  ) 
gés;  les  citoyens,  toujours  prévenns  une  aiine'e 
à  l'avance  ,  ne  seraient  jamais  surpris  par  le  flis- 
posilif  des  nouveaux  décrets  qu'on  promulgue- 
rait j  parce  que ,  avant  qu'ils  eussent  acquis  force  de 
loi,  on  aurait  eu  le  temps  de  les  connaître,  et  de 
s'arranger  en  conséquence.  Les  vues  secrètes  des 
motionaires  qui  voudraient  faire  passer  des  rè- 
glemens  défectueux  ,  seraient  plus  sûrement  dé- 
masquées; elc Somme  totale,  cette  manière 

de  composer  les  lois  doit  inspirer  plus  de  con- 
fiance que  celle  qu'on  suit  maintenant  dans  les 
autres  pays. 

Ce  chapitre  du  Code  qu'on  aurait  discuté  la 
seconde  année,  ne  serait  point  encore  définitive- 
ment arrêté.  Les  procès-verbaux  de  discus- 
sions et  les  autres  pièces  qui  y  sont  relatives 
reviendraient  au  comité  de  législation  ,  qui,  après 
un  sérieux  examen  referait  son  mémoire  ,  et  re- 
donnerait une  seconde  fois  ce  même  chapitre  re- 
vu, corrigé,  et  dans  iequel  tous  les  amendemens 
smctionnés  par  les  deux  chambres  seraient  re- 
fondus dans  le  texte.  Il  ne  serait  arrêté  ,  et  on  ne  lui 
donnerait  force  de  loi  que  la  troisième  année  ;  mais 
cette  seconde  re  vision  ne  serait  que  pour  la  forme , 
et  pour  s'assurer  seulement  si  les  rédacteurs  de  ce 
chapitre  s'étaient  ponctuellement  conformés  aux 


(  '25) 
instructions  qu'ils  avaient  reçues  des  deux  corpâ 
législalifs. 

Mais  dés  la  seconde  année  ,  quand  on  aurait 
fini  les  discussions  relatives  à  ce  premier  chapitre, 
le  comité ,  dans  les  mêmes  formes,  en  proposerait 
un  second  qui  contiendrait  le  sujet  dont  il  serait 
le  plus  important  de  s'occuper,  après  ceux  que 
les  deux  cliambres  auraient  déjà  pris  en  consi- 
dération. On  procéderait  à  l'égard  de  ce  second 
chapitre ,  de  même  qu'on  l'aurait  fait  pour  le  pre- 
mier. De  cette  manière ,  il  y  aurait  tous  les  ans 
une  partie  du  Code  qui  acquerrait  force  de  loi 
dans  l'empire,  une  autre  qu'on  discuterait ,  et  une 
troisième  ,  seulement  indiquée  par  le  comité  de 
législation  pour  être  l'année  d'après ,  examinée 
et  envisagée  sur  tous  les  points  de  vue  •  ainsi  de 
suite ,  jusqu'à  ce  que  tout  le  Code  fût  entière- 
ment achevé. 

Celte  T^édaction  triennale  du  Code,  me  paraît 
réunir  tous  les  avantages  ,  si ,  préalablement,  on 
fait  un  article  pour  les  lois  nécessitées  par  les  cir- 
constances, et  qui  exigent  une  prompte  expédi- 
tion. On  lui  reprochera  sa  lenteur  ;  au  lieu  d'un 
défaut,  c'est  une  de  ses  bonnes  qualités.  Quel  est 
le  législateur  ,  timoré  et  jaloux  de  sa  réputation , 
qui ,  dans  moins  de  deux  ans  ,  osera  promettre 


(  1^6  ) 

de  publier  un  Irai  lé  complet  sur  une  partie  éten- 
due et  conipliquée  de  la  jurisprudence,  et  de  le 
rédiger  d\ui  slyle  clair,  précis  ,  sans  amphibolo- 
gie, sans  conlradiclion  réelle  ou  apparente,  en 
parfaite  harmonie  avec  l'esprit  national  elles  au- 
tres branches  du  gouvernement? 

La  France  a  été  perdue,  parce  que  depuis  lon- 
gues années  avant  sa  dernière  révolution  ,  elle 
avait  été  agitée  et  désorganisée  par  une  suite  de 
changemens  perpétuels  ,  résultats  d'une  foule  de 
lois  précipitées ,  composées  à  huis  clos ,  promul- 
guées et  mises  en  vigueur  par  des  ministres  lé- 
gers ou  ignorans,  qui,  sans  cesse  en  contrariété 
avec  l'esprit  du  peuple  et  des  corps  politiques, 
ne  corrigeaient  aucun  inconvénient  qu'à  la  faveur 
de  mille  vices  de  plus  qu'ils  introduisaiçnt  dans 

la  législation  et  dans  le  caractère  français , 

Dieu  nous  garde  de  retondjer  dans  une  pareille 
faute  j  et  prenons  d'avance  toutes  les  précautions 
possibles  pour  Féviter. 

Supposons  qu'après  une  mûre  délibération 
le  comité  de  législation  trouve  convenable  de  di- 
viser en  vingt  chapilLes  différens  le  code  qu'il 
doit  proposer.  Eh  bien  !  dans  vingt  ans  les  Fran- 
çais jouiraient  du  bonheur  de  vivre  sous  des  lois 
aussi  parfaites   que   les  circonstances  l'auraient 


(  137  ) 
permis.  Mais  tous  les  ans  ,  les  inconvéniens 
d'être  régis  par  des  règlemens  défectueux  dimi- 
nueraient d'un  vingtième.  La  plus  grande  partie 
des  gouvernemens  de  l'Europe  ont  plus  de  vingt 
ans  d'existence  ;  et,  malgré  cet  avantage  ,  leurs 
sujets  sentent  journellement  les  suites  de  la  pri- 
vation d'un  code  unique  qui  fixe  irrévocable- 
ment ,  et  au  su  de  tout  le  monde ,  leurs  droits 
et  leurs  devoirs. 

Les  vingt  années  écoulées  ,  rien  n'empêche , 
au  contraire  tout  engage  de  recommencer  une 
nouvelle  édition  de  ce  code  ,  revu  et  corrigé  ;  et 
de  faire  de  sa  révision  continue  une  loi  fonda- 
mentale de  l'empire. 

Depuis  douze  ou  quinze  ans  les  Français  sont 
accoutumés  au  Code  Napoléon  :  toutes  ses  parties 
ne  sont  pas  si  défectueuses  qu'on  ne  puisse,  sans 
inconvéniens  majeurs  ,  s'en  servir  encore  pen- 
dant quelque  temps.  Le  nombre  de  ses  articles 
intolérables  ,  et  disséminés  dans  différens  chapi- 
tres ,  dont ,  avec  celte  nouvelle  méthode  de  ré- 
vision ,  on  ne  pourrait  s'occuper  que  dans  l'es- 
pace de  plusieurs  années  ,  serait  changé  ,  avec 
des  formes  plus  expéditives  ,  en  déclarant  rur- 
gence,  et  on  substituerait  à  leur  place  des  lois  plus 
convenables  aux  circonstances  où  l'on  se  trouve. 


(  >^8) 

Si,  après  un  mur  examen,  le  comité  de  légisïa- 
■  tion  s'apercevait  que  les  divisions  naturelles  du 
nouveau  code  qu'il  prépare  ,  sont  si  multipliées 
qu'elles  exigeraient  un  laps  de  temps  trop  consi- 
dérable si  l'on  n'en  soumettait  qu'une  par  an  à 
la  révision  des  deux  chambres  ,  on  l'engagerait , 
au  lieu  d'un  chapitre  ,  d'en  envoyer  deux,  trois  , 
six ,  et  même  un  livre  entier  s'il  le  faut.  L'ouvrage 
irait  plus  vite  ,  sauf  à  le  reprendre  à  neuf  quand  il 
seraitachevé.Cetteseconderévisionsefaisantavec 
plus  de  lenteur  et  de  connaissance  de  cause  ,  les 
Français  auraient  des  espérances  mieux  fondées 
de  jouir  enfin  du  Code  le  plus  parfait  et  le  plus 
convenable  à  leur  position  politique. 

Les  accessoires  et  les  développemens  des  idées 
contenues  dans  ce  mémoire  ,  deviendraient 
longs  et  peut-être  fastidieux.  Je  m'arrête  :  nous 
vivons  dans  un  siècle  où  l'on  pardonne  toutes  les 
fautes,  tous  les  crimes.  Mais  on  est  sans  pitié  pour 
les  écris  ennuyeux.  Je  ne  veux  point ,  en  prolon- 
geant trop  celui-ci  ,  m'atlirer  la  réprobation  gé- 
nérale de  mes  lecteurs. 

Le  Chevalier  de  S. 

Le i^  octobre  /8t4. 


(  129  ) 

Réponse  autographe  de  Monseigneur  cVAmhray, 
Chancelier  de  France. 


Paru ,  \^^  novemhre  18 14. 

J'ai  lu  ,  Monsieur  ,  avec  beaucoup  d'intérêt 
le  mémoire  que  vous  m'avez  adressé  ,  sur  les 
meilleurs  moyens  de  procéder  à  la  rédaction  d'un 
nouveau  code  qui  contienne  une  collection  com- 
plète de  lois  appropriées  aux  besoins  ,  à  l'esprit  ^ 
à  la  constitution  présente  d'une  grande  nation. 
Votre  mémoire  offre  des  idées  neuves  et  très- 
sagement  exprimées.  Je  ne  doute  pas  qu'on  n'y 
puisse  puiser  des  vues  utiles.  Peut-être  cependant 
conviendraient-elles  davantage  à  un  peuplemoins 
pressé  de  jouir,  et  plus  occupé  de  l'avenir  que  du 
présent.  La  vivacité  française  s'accomoderait  dif- 
ficilement d'une  attente  de  vingt  ans  avant  de  re- 
cevoir un  code  complet.  Il  serait  à  craindre  que 
le  changement  inévitable  des  instrumens  ne  pro- 
duisît beaucoup  d'incohérence  dans  ses  différentes 
parties.  Ce  sont  au  surplus  des  questions  majeures 
2  9 


^  (  i5o  ) 

qui  méritent  bien  d'ctie  examinées  ,  et  sur  les- 
quelles vos  sages  observations  peuvent  répandre 
un  grand  jour. 

Recevez ,  Monsieur  ,  avec  mes  reniercînjens 
bien  sincères ,  l'assurance  de  ma  considération 
distinguée. 


Le  Chancelier  de  France 


Signé  D'AMBRAY. 


LETTRE   VII, 

X^ontenant  un  second  Mémoire  sur  la  révision 
triennale  du  Code  français ,  adressé  à  monsei- 
gneur d^  A  mbray  ,  chancelier  de  France, 


M 


ONSEIGNEUR , 


J'ai  été  vivement  flatté  de  la  lettre  motivée 
que  votre  Excellence  m'a  fait  l'honneur  de  ni'é- 
crire  le  V  novembre  i8i4,  au  sujet  d'un  mé- 
moire que  j'ai  pris  la  liberté  de  lui  envoyer,  rela- 
tivement à  la  révision  triennale  du  Code  fran- 
çais. 

Vous  paraissez  craindre,  Monseigneur,  que  la 
vivacité  de  nos  compatriotes  s'accommode  diffi- 
cilement d'une  attente  de  vingt  ans  pour  jouir 
d'un  code  complet.  Celte  objection  est  trés-fortej 
j'aurais  été  le  premier  à  vous  la  faire,  si  vous 
m'aviez  chargé  de  mettre  dans  l'instant  mon 
projet  à  exécution. 

Vous  sentez  que,  dans  mon  mémoire,  je  n'a- 

9- 


(  1^2  ) 

vais  en  vue  qnc  de  vous  développer  la  mélhode 
que  je  cioyais  la  plus  sûre  pour  perfectionner 
de  plus  en  plus  le  Code  français,  et  vous  faire 
connaître  en  luêiue  lemps  les  principes  qui  nae 
paraissent  les  meilleurs  pour  sa  rédaction  future. 
Ces  deux  propositions  sont  les  seules  qui  m'aient 
sérieusement  occupé  :  j'ai  voulu  les  démontrer 
et  les  appu3'er  par  des  raisonnemens  convain- 
cans;  c'est  à  vous,  Monseigneur,  à  juger  si  j'ai 
réussi. 

Vous  devez  vous  être  aperçu  que  je  ne  suis 
entré  dans  aucun  détail  sur  leurs  moyens  d'exé- 
cution ,  ni  sur  les  opérations  successives  qui  de- 
vaient nous  conduire  au  point  où  nons  devions 
arriver.  Je  n'ai  pas  été  plus  difficile  dans  l'éva- 
hiation  du  laps  de  temps  que  nous  emploierions 
pour  terminer  cette  grande  entreprise.  Si  je  l'ai 
fixé  à  vingt  ans  dans  mon  mémoire,  c'est  que  le 
nombre  vingt  s'est  présenté  à  mon  esprit  plutôt 
que  celui  de  dis  ou  de  trente  j  mais  sans  y  mettre 
beaucoup  d'importance  :  bien  convaincu  que,  si 
parmi  mes  idées  il  s'en  trouvait  quelques-unes 
qui  vous  parussent  dignes  d'être  rédigées  en 
forme  de  loi ,  vous  les  soumettriez,  au  préalable, 
;i  un  examen  scrupuleux  qui  vous  indiquerait 
les  modifications,  les  développemens  nécessaire» 


m 


(  ^53  ) 
et  l'intervalle  de  temps  le  plus  convenable  pour 
satisfaire  à  cet  égard  l'espiit  et  les   besoins  des 
Français. 

Vous  vous  rappelez  aussi  que  je  disais  dans 
mon  mémoire,  que  «  la  rédaclioii  triennale  d'un 
»   Code  me  paraissait  réunir  tous  les  avantages , 
»  bi ,  au  préalable,  on  taisait  mi  article  |»our  les 
))  lois  iieeessitées  [)ar  les  circonstances  ,  et  qui 
»  exigent  une  prompte  expédition.  »  Le  nouveau 
Code  dont  les  Fi-ançais  ont  besoin  aujourd'hui, 
ou  plutôt  les  cliarigemens  et  les   modifications 
qu'il  est  urgent  de  faire  d;iiis  quelques-nues  des 
lois  contenues  dans  le  Code  jNaj^.olcon  ,  neseraieut- 
ils  ponit  coiupiis  dans  la  classe  des  lois  nécessitées 
par  les  circonsLances ,  el  qui  exigent  une  prompte 
expédition.  Puisque,  jusqu'à  présent,  aucun  rè- 
glement ne  nous  entrave,  on  |K>iîrrait  commen- 
cer par  proposer  aux  corps  législatifs  les  correc- 
tions utiles  qui  rendraient  le  texte  du  Code  de 
l'usurpateur  mieux  assorti  à  la  situation  politique 
des  sujets  du  souverain  légitime.  Au  Code  Napo- 
léon on  substituerait  le  Code  de  Louis-le-Dcsiré» 
Quoique  ces  deux  recueils  continssent  à  peu  pré.-i 
les  mêmes  lois,  pourtant  le  nouveau  titre  du 
dernier,  ainsi  que  plusieurs  de  ses  articles,  se- 


(  i54) 
raient  plus  en  harmonie  avec  l'esprit  et  les  sen- 
timens  des  Français  d'aujourd'hui. 

Ce  travail  achevé,  il  deviendra  un  monument 
indestructible  de  votre  gloire,  et  un  bienfait  qui 
vous  méritera  la  reconnaissance  éternelle  de  vos 
compatriotes.  Nous  sommes  déjà  convaincus 
qu'zV  est  nécessité  par  les  circonstances  ^  exami- 
nons maintenant  si  son  expédition  peut  être 
prompte. 

Marchant  à  grands  pas,  sans  nous  laisser  arrê- 
ter par  les  distinctions  subtiles  d'une  métaphy- 
sique scolastique ,  nous  trouverons  que  le  Code 
complet  d'une  nation  se  divise  naturellement  en 
cinq  livres  ou  cinq  chapitres  difFérens.      ' 

i".  La  composition,  la  hiérarchie,  la  compé- 
tence ,  les  formes ,  etc. ,  etc. ,  des  tribunaux. 

2°.  Les  loisj  les  formes,  etc.,  etc.,  des  procé- 
dures crimiMelles. 

3°.  Les  lois,  les  formes,  etc.,  etc.,  des  procé- 
dures civiles. 

4°.  Les  lois  fiscales. 

5°.  Les  lois  militaires. 

Je  ne  parle  point  de  la  jurisprudence  des  lois 
canoniques,  parce  que,  suivant  qu'on  les  envi- 
sage, elles  rentrent  de  droit  dans  une  des  trois, 


(  i55  ) 
premières  classes  que  nous  venons  cl'énumérer. 
Au  reste,  on  peut  augmenter  ou  diminuer  le 
nombre  c!e  ces  chapitres,  sans  rien  changer  aux 
raisonnemcns  que  nous  allons  faire,  ni  aux  con- 
séquences que  nous  en  tirerons. 

hes  lois  fi.scales  dépendent  entièrement  de 
l'administration  des  iinances.  Les  lois  militaires 
sont  (hi  ressort  du  ministre  de  la  guerre,  ou  de 
celui  de  la  marine.  Je  ne  crois  pas  que  le  Code 
Napoléon  en  parle.  Ces  deux  derniers  chapitres 
ne  pouvant  pas  arrêter  l'attention  du  comité  de 
législation  ,  sa  tâche  se  bornera  à  la  révision  des 
trois  pren]iers. 

Celui  qui  statuera  sur  la  composition ,  la  hié- 
rarchie, le  salaire,  les  moyens  de  récompense,  etc. 
etc. ,  des  magistrats ,  est  sans  doute  le  plus  inté- 
ressant. Il  doit  couronner  le  faîte  de  la  législation 
française,  et  en  consolider  toutes  les  parties.  C'est 
la  clef  de  la  voûte,  et  c'est  par  conséquetit  celle 
que  l'architecte  en  chef  doit  poser  la  dernière  j 
la  charpente  actuelle  étant  susceptible  de  se  sou- 
tenir encore  quelque  temps. 

Les  lois ,  les  formes ,  etc. ,  etc. ,  des  procé- 
dures criminelles,  de  l'aveu  des  personnes  que 
j'ai  consultées  à  cet  égard,  sont  assez  passables j 
et  il  n'y  a  pas  d'inconvénient  majeur  à  les  laisser 


(  i56) 

subsister  encore  pendant  un  petit  nombre  d'an- 
nées. 

Le  travail  du  comité  de  législation  se  borne- 
rait, cette  année-ci,  à  la  révision  des  lois,  des 
formes  et  des  procédures  civiles  qui  sont  mainte- 
nant en  vigueur.  Mais  le  grand  nombre  de  celles 
enregistrées  dans  le  Code  Napoléon  sont  as^ez 
bonnes,  ou  au  moins  passables  :  elles  ne  deman- 
dent aucune  modification  ni  aucun  changement 
subit.  Les  auties,  celles  dont  le  dispositif  exige  une 
meilleure  rédaction ,  ou  qui  doivent  être  appuyées 
sur  de  nouveaux  principes  ,  sont  en  moindre 
quantité.  Les  corrections  nécessitées  par  V urgence 
i^e  les  rendre  plus  convenables  à  l'état  actuel  de  la 
France ,  iront  à  cinquante  ou  à  cent  pages  tout 
au  plus.  Le  zèle,  la  sagacité  des  membres  du 
comité  de  législation ,  auxquels  ces  matières  sont 
d'ailleurs  si  familières ,  m'autorisent ,  Monsei- 
gneur, à  vous  assurer  que  cet  ouvrage  sera  ter- 
miné long-temps  avant  la  fin  de  la  session  pro- 
chaine des  corps  législatifs.  Il  aura  donc  le  temps 
d'être  proposé  et  discuté  dans  les  deux  chambres, 
et  d'être  sanctionné  par  S.  M.  dans  le  courant  de 
181 5,  au  point  de  lui  donner  force  de  loi,  à 
compter  du  1"  janvier  1816.  Ces  moj'ens  sont 
cxpc ditifs  j  et  après  les  avoir  pris,  je  ne  crois  pas 


(  »57   ) 
que  l'impatience  française  ait  aucun  niol.r  rai- 
sonnable de  se  plaindre  de  la  lenteur  que  votis 
aurez  mise  à  lui  donner  un  nouveau  Code. 

Ces  nouveaux  changemens,  sanctiounés  par 
les  pouvoirs  législatifs  ,  seraient  intercalés  dans 
le  texte  des  parties  eonservées,  de  manière  à  ne 
faire  ensemble  qu'un  seul  et  même  ouvi'age.  On 
pourrait  l'intituler  le  Code  Français,  ou  le  Code 
Louis  XYiil.  Ce  petit  changement  nous  débar- 
rasserait à  jamais  du  scanciale  d'éire  toujours 
nominativement  gouvernés  par  les  lois  d'un  usur- 
pateur, et  nous  permettrait  en  même  temps  de 
substituer  un  code  vraiment  national  au  code 
révolutionnaire  qui  nous  a  régi  si  long-temps. 

C'est  immédiatement  après  la  promulgation  de 
ces  nouveaux  règlemens,  qu'on  proposerait  aux 
deux  chambres,  comme  loi  fondamentale  de  l'em- 
pire, la  révision  triennale^  livre  par  livre,  ou 
chapitre  par  chapitre,  des  différentes  paities  du 
code  qu'on  viendrait  d'adopter.  C'est  alors  qu'on 
déterminerait  avec  la  plus  scrupuleuse  attention 
et  par  de  nouveaux  calculs ,  dans  lesquels  on  au- 
rait égard  à  toutes  les  données  v.m  compliquent 
nécessairement  la  résolution  de  ce  problème, 
quel  serait  l'intervalle  de  temps  le  plus  raison- 
nable à  accorder  pour  revoir,  une  à  une,  les 


(  i^S  ) 
lois  contenues  clans  ce  recueil ,  afin  d'en  donner 
une  seconde  édilion  plus  complète,  plus  analogue 
à  l'esprit  du  gouvernement  nouvellement  établi, 
et  plus  en  harmonie  avec  les  relations  politiques 
qu'ont  entre  elles  les  difl'érentes  classes  du  peuple 
français. 

Ce  laps  temps  convenu  ,  on  partagerait  ce 
Code  en  autant  de  sections  qu'il  y  aurait  d'années 
d'intervalle  pour  sa  vérification  totale;  et  on 
procéderait  ensuite  à  la  discussion  respective  de 
chacune  de  ces  parties ,  de  la  même  manière  que 
je  l'ai  proposé  dans  mon  premier  mémoire.  Deux 
ans  avant  le  terme  de  ce  travail,  on  référait  un 
nouvel  examen ,  on  préparerait  de  nouvelles 
coupes  pour  la  seconde  édition  de  ce  Code  qui 
tirerait  à  sa  fin,  et  on  se  précautionnerait  d'a- 
vance pour  commencer  la  révision  du  Code  qui 
viendrait  de  paraître ,  dans  la  même  session  où  il 
aurait  été  sanctionné  :  ainsi  de  suite  jusqu'à  une 
nouvelle  révolution  destructive ,  ou  à  un  chan- 
gement malheureux  dans  les  principes  du  gou- 
vernement. 

Mais  à  mesure  que  le  nombre  des  éditions  de  ce 
Code  s'augmentera,  les  lois  qu'il  contiendra  seront 
plus  perfectionnées,  les  changemens  nécessilés  par 
les  circonstance^  setoni  moins  urgens3et,dans  une 


(  1^9  ) 
époque  qui  n'est  peul  être  pas  bien  éloignée, 
toutes  les  publications  de  ces  recueils  successifs 
ne  seront,  à  peu  de  chose  jirès,  que  des  copies 
collationnées  et  sans  cesse  renouvelées  du  même 
ouvrage.  Vous  êtes  jeune  ,  Monseigneur,  et  vous 
avez  l'espoir  de  poser  vous-même  la  dernière 
pierre  de  cet  édifice  ,  que  vous  et  vos  successeurs 
n'auront  qu'à  entretenir  avec  soin. 

En  forçant  le  comité  de  législation  à  étudier 
et  à  proposer  les  corrections  qu'il  est  indispen- 
sable de  faire  aujourd'hui  au  Code  Napoléon, 
ses  membres  auront  acquis  une  connaissance  ap- 
profondie de  ses  détails,  et  une  idée  très-exacte 
de  son  ensemble.  Plus  instruits  et  mieux  pré- 
parés, ils  vous  désigneront  avec  plus  de  sûreté 
le  nombre  et  la  nature  des  sections  qu'il  serait 
avantageux  de  soumettre  à  la  nouvelle  révision 
triennale.  Supposons,  Monseigneur,  qu'ils  les 
portent  à  quatre  :  nous  venons  de  voir  que  le 
Code  de  Louis-le-Désiré,  ou  le  Code  Napoléon 
suffisamment  corrigé,  serait  en  état  d'avoir  force 
de  loi  le  1*"^  janvier  1816.  11  aura  donc  été  dis- 
cuté et  sanctionné  en  181 5.  11  ne  serait  pas  plus 
difficile  d'annoncer,  la  même  année,  aux  deux 
chambres  du  corps  législatif  la  parlie  ou  les  cha- 
pitres  de   ce   nouveau  Code    qu'elles  auraient 


(  i4o  ) 

l'obligation  d'examiner  de  nouveau  en  1816, 
afin  de  les  rendre  moins  défectueux,  et  qu'ils 
fussent  promulgués,  ayant  force  de  loi ,  en  1818. 
L'hypothèse  que  nous  avons  adoptée  nous  pré- 
sentant quatre  de  ces  parties  à  retoucher ,  il  nous 
faudra  donc  quatre  de  ces  examens  consécutifs 
pour  compléter  la  révision  totale  de  cet  ou- 
vrage ,  qui  sera  finie  par  conséquent  en  1820 
ou  1821. 

Grâce  à  cette  méthode,  dans  cinq  ou  six  ans 
d'ici,  les  Français  jouiront  des  meilleures  lois 
qu'on  puisse  leur  donner  dans  le  même  inter- 
valle de  temps.  Mais  remarquez ,  Monseigneur, 
que  dès  1816  la  France  possédera  un  Code 
passable  et  aussi  bon  que  les  circonstances  poli- 
tiques du  moment  peuvent  lui  permettre  d'es- 
pérer; que  le  quart  de  ses  défauts  sera  corrigé 
et  entièrement  eficicé  en  18 17,  la  moitié  en  18 18, 
ainsi  de  suite  jusqu'en  1820  ,  où  il  n'en  restera 
plus  d'autres  que  ceux  dont  le  législateur,  par 
prudence,  n'aura  pas  cru  encore  devoir  s'oc- 
cuper. 

Le  Code  de  1816,  et  ses  révisions  successives 
qui  doivent  être  achevées  en  1820  ou  18a  1,  ne 
sont  que  des  préparatifs  :  à  proprement  parler, 
nousn'aurons  travaillé  jusqu'en  1823  exclusive- 


I 


(  i4i  ) 

ment,  qu'à  raccomoder,  ou  à  eniplâtrer,  pour 
me  servir  d'une  expression  vulgaire,  les  dé- 
iiiuts  du  Code  INapoléon.  L'obligation  de  gou- 
verner les  Français  sans  secousses  marquantes, 
nouis  faisait  un  devoir  d'éviter  les  changemens 
trop  subits  dans  les  principes  de  sa  jurispru- 
dence. Mais  cinq  ou  six  ans  d'étude  et  de  réflexion 
sur  ce  même  sujet,  nous  auront  beaucoup  éclai- 
rés à  son  égard.  Nous  pourrons  décider  alors, 
avec  connoissance  de  cause  et  sans  crainte  de 
nous  tromper ,  quelles  doivent  être  les  bases 
fondamentales  de  notre  législation  future,  et 
tracer  d'avance  le  tableau  du  but  où  nous  vou- 
lons atteindre.  Si,  dés  à  présent,  nous  étions 
assez  heureux  pour  l'entrevoir,  il  nous  serait 
facile,  en  concertant  bien  notre  marche,  pen- 
dant les  cinq  ou  six  ans  que  nous  emploierons  à 
reviser  ces  deux  rédactions  successives  et  pré- 
paratoires, de  nous  approcher,  sans  éprouver 
d'obstacle  majeur,  de  cette  terre  promise,  l'ob- 
jet de  nos  désirs;  de  nous  y  loger  sans  éclat,  et 
sans  intervertir,  par  des  innovations  précipitées, 
l'ordre  accoutumé  de  la  société ,  ni  d'aucune  de 
ses  classes. 

A  cette  époque ,  notre  situation  politique  sera 
définitivement  arrêtée.  Le  nombre   des  lois  de 


(  14^  ) 

circonstance  sera  beancoup  diminué  en  3821' 
ou  1822.  Nous  aurons  alors  de  la  marge;  les 
Français  posséderont  un  Code  complet  ;  et  quoi- 
que provisoire,  il  nen  satisfera  pas  moins  à 
leurs  besoins  et  même  à  leur  impatience.  D'ail- 
leurs la  connaissance  des  principes  que  v^ous 
aurez  adoptés,  commencera  à  se  répandre:  on 
les  approfondira  et  on  rendra  en  même  temps 
plus  de  justice  à  votre  sagesse  et  à  la  circonspec- 
tion que  vous  aurez  mise  à  développer  et  à  dé- 
riger  leurs  conséquences  en  foraie  de  loi. 

C'est  alors  que  nous  pourrons  partager  en 
plus  petites  portions  le  Code  de  1821,  et  porter 
à  vingt  ou  trente  ses  différentes  sections,  qu'on 
soumettrait  successivement,  année  par  année,  à 
la  révision  triennale  des  deux  chambres.  Cette 
marche  étant  plus  lente  et  plus  réfléchie,  per- 
mettra à  la  jurisprudence  du  royaume  de  che- 
miner toujours  vers  sa  perfection  par  un  mou- 
vement continu ,  sans  soubresauts  trop  marqués, 
ni  trop  nombreux.  Alors  toutes  les  parties  de 
jurisprudence,  au  lieu  d'être  composées  de  pièces 
et  de  morceaux,  comme  la  plupart  de  celles  des 
autres  peuples  ,  seraient  fondues  et  refondues 
toujours  d'un  seul  jet.  Alors  l'esprit  public  aura 
pris  plus  de  consistance ,  il  discutera  mieux  ses 


(  1«  ) 

véritables  intérêts,  et  il  aura  des  opinions  mieui 
raisonnées  sur  la  législation  la  plus  convenable  à 
sa  situation  et  à  son  caractère.  Alors  on  traitera 
sérieusement  ces  matières  d'après  les  jjrincipes 
de  la  politique  et  les  conséquences  d'une  saine 
logique^  et  non  d'après  des  phrases  sentimen- 
tales, des  subtilités  métaphysiques,  des  adages 
des  philosophes  modernes ,  et  des  plaisanteries 
bonnes  ou  mauvaises  de  quelques-uns  de  nos 
écrivains.  Alors  les  lois  proposées,  les  chapitres 
du  Code  qui  seraient  à  l'ordre  du  jour,  pour  être 
revisés,  deviendraient  un  sujet  de  controverse 
conmiun  aux  deux  chambres  et  aux  sociétés 
particulières.  Alors  la  vér  itable  instruction  ga- 
gnera tous  les  jours  un  plus  grand  nombre  de  par- 
titans,  et  acquerra  par  conséquent  plus  de  consi- 
dération et  d'autorité.  Il  se  formera  donc  alors 
un  esprit  général  parmi  nous ,  d'où  il  résultera 
un  respect  religieux  et  un  inviolable  attache- 
ment pour  les  lois  que  nous  croirons  avoir  faites, 
et  pour  les  institutions  et  les  éiablissenfens  qui 
en  garantissent  la  conservation. 

Les  chapitres  soumis  annuellement  à  la  cen- 
sure du  public  et  des  deux  chambres,  étant  en 
moindre  quantité,  en  raison  du  nombre  de  cou- 
pes qu'on  aura  faites  dans  le  Code  qu'on  vérifiera 


(  j44  ) 

pour  la  troisième  fois ,  il  s'ensuit  que  les  point» 
de  iurispruclence  qui  les  rempliront,  n'en  seront 
que  plus  circonscrits;  qu'on  aura  plus  de  facilité 
pour  en  voir  l'ensemble,  en  suiv^re  les  détails,  et 
pour  apprécier,  avec  plus  de  sûreté,  si  les  nou- 
v^elles  lois  qu'on  proposerait  en  remplacement  des 
anciennes,  produiront  de  meilleurs  effets.  Les 
orateurs  des  divers  partis  ayant  un  champ  moins 
étendu  pour  leur  raisonnemens,  ils  auront  aussi 
moins  de  prétexte  pour  divaguer  et  pour  détour- 
ner l'attention  du  public,  leur  juge  naturel,  par 
des  digressions  inutiles ,  absolument  étrangères 
au  sujet  et  aux  principes  d'après  lesquels  il  doit 
être  discuté. 

C'est  alors  qu'on  commencera  à  mettre  la 
main  à  l'œuvre  pour  réaliser  le  plan  qu'on  aura 
adopté,  et  qu'on  profitera  des  matériaux  qu'on 
aura  amassés  et  fiçoimés  exprès,  pour  élever, 
sur  des  bases  soLdes  le  Gouvernement  de  la 
France,  tel  qu'on  veut  l'avoir. 

C'est  alors  aussi  que  vous  vous  occuperez, 
Monseigneur,  à  établir  irrévocablement,  et  d'a- 
près les  principes  que  vous  aurez  préférés,  la 
composition^  etc.  etc.  des  tribunaux;  le  npmbre, 
la  hiérarchie,  les  moyens  de  salaire  et  d'ambition , 
etc,  etc.,  des  magistrats  ;  la  considération,  l'au- 


1 


(  i45  ) 

torité,  les  fonctions  publiques,  etc.,  etc.,  etc. , 
du  clergé  j  la  suprématie,  ou  au  moins  les  rela- 
tions des  prêtres,  du  cérémonial,  etc.,  etc. ,  de 
la  religion  dominante,  avec  ceux  des  autres  sec- 
tes tolérées,  etc.,  etc.,  etc.  et  une  infinité  de 
questions  de  cette  importance ,  mais  si  éloignées 
de  l'esprit  et  des  habitudes,  que  nous  a  laissées  la 
révolution ,  que  leur  théorie  est  trop  obscure 
pour  être  aperçue  du  public ,  et  dont  les  consé- 
quences seraient  peut-être  dangereuses,  si  l'on 
voulait  les  mettre  trop  tôt  en  pratique. 

Voilà,  Monseigneur,  les  grands  projets  que 
vous  aurez  à  réaliser  en  1821  ou  1822,  et  même 
plutôt ,  si,  après  de  mûres  réflexions  et  la  con- 
naissance approfondie  de  toutes  les  pièces,  vous 
trouvez  convenable  d'avancer  l'époque  que  je 
viens  de  fixer  assez  vaguement. 

Mais,  si,  pendant  cette  année-ci  ou  l'autre, 
vous  arrêtez  définitivement  le  plan  que  vous  vou- 
lez suivre  par  la  suite,  vous  sentez.  Monseigneur, 
que  dans  ces  quatre  ou  cinq  années  d'intervalle, 
vous  aurez  plus  d'une  occasion  pou  r  placer  et  choi- 
sir vos  postes,  pour  en  nommer  les  chefs  et  leurs 
principaux  collaborateurs ,  les  familiariser  avec 
vos  idées,  et  les  engager,  par  toute  l'influence 
de  votre  génie  et  de  votre  charge,  à  vous  indi- 
a  10 


(  i46  ) 

quer  les  difficultés  qui  pourraient  entraver  le 
cours  de  vos  opérations  ultérieures ,  à  vous  ai- 
der à  les  aplanir ,  et  à  préparer  d'avance  les 
voies  et  moyens  qui,  au  temps  préfîx  ,  assureront 
le  succès  de  votre  entreprise,  de  manière  que 
tout  soit  prêt  quand  vous  voudrez  agir. 

Mais  pendant  ce  temps  là ,  tout  le  monde  aura 
celui  de  s'éclairer  par  ces  discussions  triennales, 
de  s'initier  peu  à  peu  dans  le  secret  de  vos  bonnes 
intentions  et  de  s'instruire  de  la  vérité  des  preuves 
qui  les  appuient.  Les  novateurs  turbnlens,  ef- 
frayas par  la  lenteur  inaltérable  des  discussions 
triennales ,  renonceront  à  l'espoir  d'augmenter 
leur  fortune  ou  leur  célébrité  par  des  change- 
mens  perpétuels  dans  la  législation  de  l'empire 
et  dans  les  habitudes  des  différentes  classes  de 
la  société.  L'état  sera  plus  tranquille,  et  son  gou- 
vernement ,  plus  stable ,  éprouvera  dans  sa  mar- 
che moins  de  difficultés  et  moins  de  tracasse- 
ries, parce  que  ses  employés,  continuellement 
forcés  de  se  conformer  au  même  ordre  de  choses , 
connaîtront  mieux  l'étendue,  les  détails  et  les 
bornes  de  leurs  fonctions.  11  faut  donc  espérer, 
Monseigneur,  qu'alors  le  public  ,  au  lieu  de  s'op- 
poser, par  son  bavardage  et  ses  raisonnemens 
décousus,  à  l'exécution  de  vos  projets ,  les  sou-» 


(  147  ) 
tiendra  au  contraire  de  toute  sa  force,  et  qu'on 
le  verra  impatient  de  jouir  des  lois  et  des  insti- 
tutions qui  doivent  fixer  son  gouvernement  sur 
des  bases  connues  et  bien  consolidées. 

Nous  avons  considéré  jusqu'à  présenties  deux 
chambres  du  corps  législatif  comme  des  instru- 
mens  nécessaires  pour  fixer  et  améliorer  succes- 
sivement notre  jurisprudence.  Leur  révision  an- 
nuelle du  Code  national  nous  a  paru  le  moyen  le 
plus  sûr  pour  le  porter  au  dernier  point  de  per- 
fection oii  les  travaux  humains  puissent  parve- 
nir ;  mais  il  ne  serait  pas  étonnant  que  les  dis- 
cussions journalières  de  nos  représentans  sur  les 
lois  qu'on  leur  proposerait  d'adopter ,  ne  soutin- 
sent  à  leur  tour  le  corps  législatif,  et  ne  l'em- 
pêchassent de  s'écarter  de  son  devoir  et  des  prin- 
cipes du  nouveau  gouvernement  que  le  roi  vient 
de  donner  à  ses  sujets. 

Si  la  paix  continue  encore  quelque  temps , 
l'instruction ,  la  sagesse  de  S.  M.  et  de  son  con- 
seil, aidées  et  soutenues  par  les  débats  de  ces 
hommes  à  grands  talens  que  les  assemblées  lé- 
gislatives ne  manqueront  pas  de  produire,  fini- 
ront, à  une  époque  assez  prochaine  ,  par  ré- 
gler toutes  les  parties  du  gouvernement  aussi 

lO. 


(  i48  ) 

bien  qu'elles  peuvent  l'être.  Les  ministres  n'au- 
ront plus  rien  à  faire  qu'à  maintenir  l'ordre  dans 
leur  département,  et  à  nommer  aux  places  va- 
cantes. La  république  de  Venise ,  Marie  Thérèse 
en  Autriche,  Frédéric  II  en  Prusse,  nous  offrent 
des  exemples,  qni  ne  sont  pas  encore  bien  anciens, 
de  cet  état  de  stagnation  qui  rendrait  à  jamais  le» 
souverains  tranquilles  et  les  peuples  heureux, 
s'ils  en  connaissaient  assez  le  prix  pour  empê- 
cher ,  sous  quelque  prétexte  que  ce  fût ,  qu'on 
dérangeât  dans  la  moindre  chose  l'ordre  établi. 
Mais  croyez-Tous  ,  Monseigneur,  que  tous  ces 
orateurs ,  qui ,  depuis  quelque  temps  seraient  ac- 
coutumés à  quitter  leur  province  pour  se  réu- 
nir dans  une  des  deux  chambres,  afin  d'y  dis- 
cuter les  grands  intérêts  de  l'état,  aient  le  bon 
sens  et  le  patriotisme  de  se  taire ,  quand  ils  n'au- 
ront plus  rien  à  dire?  Pouvez-vous  imaginer  que 
ces  athlètes,  fier  s  de  leur  force  et  remplis  d'amour- 
propre,  qui  sont  accourus  de  tous  côtés  pour  con- 
courir dans  ces  arènes  politiques,  avec  l'espoir 
d'y  briller  par  leur  éloquence  ,  et  d'en  rempor- 
ter plusieurs  couronnes ,  veuillent  bien  rester  ^i 
repos,  et  s'en  tenir  à  conserver  obscurément,  et 
dans  le  silence  le  dépôt  précieux  qu'on  a   miïi 


(  1*9  ) 
SOUS  leur  sauve-garde  ?  L'esprit  exalié  de  ces  re- 
présentans  se  contentera-t-il  de  prolonger  la  per- 
ception des  impôts  nécessaires,  de  statuer  sur 
des  objets  minimes  à  leurs  yeux,  et  sur  les  af- 
faires courantes  d'un  état  déjà  bien  réglé?  A  dé- 
faut de  sujets  réels ,  ils  en  prendront  d'imagi- 
naires ;  et  si  une  guerre  ou  une  grande  secousse 
ne  leur  fournit  point  de  matéiiaux  dignes 
d'animer  leurs  discours;  on  verra  reparaître, 
peut-être  sous  d'autres  formes  ,  ces  savantes  dis- 
sertations sur  les  lois  naturelles,  les  droits  de 
V homme  y  la  liberté  du  peuple^  et  sur  une  infi- 
nité d'autres  mots  pareils  avec  lesquels  on  fait 
toujours  beaucoup  de  biuit,  parce  qu'ils  ne  sont 
jamais  bien  définis,  et  que  chacun  leur  donne 
l'acception  qui  lui  plaît.  Les  idées  libérales  re- 
viendront sur  le  tapis,  la  sensibilité  de  nos  dé- 
putés se  réveillera,  à  chaque  instant  leurs  larnira 
couleront  à  grands  flots,  et  ces  graves  législa- 
teurs croiront  ne  pas  perdre  leur  temps,  et  bien 
mériter  de  leurs  compatriotes  et  de  la  postérité 
en  faisant  leurs  efforts  et  en  déployant  leurs  talens 
pour  démontrer  l'urgence  d'empêcher  le  peuple 
de  se  donner  des  coups  de  poing,  les  chiens  de 
boucher  de  mordre  les  bestiaux  qu'ils  mènent 
chez  leur  maître,  les  gendarmes  d'arrêter  trop 


(  i5o  ) 
brutalement  les  malfaiteurs,  etc.  (i).  Ces  mêmes 
phflantropes    exagérés    s'empresseront    de    dé- 
truire  les  fondations  pieuses  ,  ils  se  réjouiront 
d'avoir  réduit  à  la  mendicité  la  classe  nombreuse 
de  citoyens   honnêtes  qui  les  desservaient  ;  ils 
spolieront  les  propriétaires  de  terre  pour  paj^cr 
les  agioteurs  créanciers  de  l'état ,  et  ils  n'appel- 
leront pas  cela  faire  banqueroute  :  on  les  a  déjà 
vus   déplorer,  à  chaudes  larmes,  la  traite  des 
nègres,  et  regarder  d'un  œil  sec  le  commerce 
qu'on  faisait  de  leurs  compatriotes ,  qu'on  enchaî- 
nait pour  les  conduire  aux  armées  et  les  con- 
vertir en  chair  â  canon  ,  etc J'abrège  ces  ta- 
bleaux  déchirans.     Mais,   Monseigneur  ,    nous 
sommes  perdus  pour  la  seconde  fois,  si  les  larmes 
remplacent  nos  raisonnemens ,  et  si  les  idées  li- 
bérales infectent  de  nouveau  nos  principes  de  po- 
litique et  de  législa.tion. 

Ces  inconvéniens  sont  majeurs,  mais  on  peut 
les  écarter  ou  les  affiiiblir  en  partie  par  les  révi- 
sions annuelles  du  Code  national ,  qui  devien- 
dront des  pièces  de  résistance ,  toujours  prêtes  à 


(i)  Voyez  les  débats  du  parlement  d'Angleterre  ,  les 
écrits  ministériels  de  M.Necker ,  et  de  tant  d'autres  homme$ 
d'^état  seutimeutaux.  -'^ 


(i5.  ) 
salisîaire  la  loquacité  de  nos  représenlans ,  et  à 
les  détourner  de  ces  questions  ridicules  qui  fini- 
raient par  devenir  dangereuses ,  quand  elles  se- 
raient traitées  trop  sérieusement  par  l'élite  d'une 
nation,  surtout  cliez  un  peuple  dont  les  qualités 
principales  ne  sont  ni  le  jugement,  ni  un  esprit 
réfléchi.  La  pente  naturelle  de  ces  deux  chambres, 
comme  celle  de  tout  autre  corps  politique  déli- 
bérant, les  porte  à  devenir  apathiques  ou  fac- 
tieuses. On  ne  connaît  point  encore  en  France  les 
embarras  qu'on  éprouve  quand  on  veut  contenir 
les  esprits  dans  un  juste  milieu  ,  ni  la  peine  qu'on 
a,  dans  un  gouvernement  sage,  pour  alimenter, 
pendant  chaque  session ,  une  compagnie  de  lé- 
gislateurs ,  qui  sont  tourmentés  par  l'envie  d'ac- 
quérir delà  célébrité  avec  de  nouvelles  idées  ou 
de  belles  paroles. 

J'insiste,  Monseigneur,  sur  la  revision  trien- 
nale du  Code,  parce  que  je  suis  convamcu  qu'en 
politique  c'est  un  principe  général  et  commun 
à  tous  les  peuples  qui  veulent  fixer  et  améliorer 
successivement  leur  jurisprudence;  partie  trop 
dédaignée  par  certains  hommes  d'état,  parce 
qu'elle  n'est  pas  brillante ,  quoiqu'elle  soit  la 
branche  la  plus  essentielle  d'un  bon  gouverne- 


(  i53  ) 
ment ,  puisqu'elle  est  la  source  primitive  et  pres- 
que exclusive  de  la  prospérité  ou  de  la  dégrada- 
tion d'un  empire. 

Je  suis  avec  respect , 
Monseigneur , 

De  Votre-Excellence , 

Le  très-humble  et  très-obéissanfe 
serviteur, 

Le  chevalier  DE  S. 


LETTRE   VIII. 

Des  plaintes  sur  la  détresse  de  l^ Agriculture  et 
du  Commerce  en  Angleterre. 


Londres,  i"  décembre  1816. 

A  M.  liE  Duc  DE  L. 


M 


ONSIEUR 


Lors  de  mon  dernier  voyage  à  Paris,  je  vous 
trouvai  ,  comme  beaucoup  d'autres  personnes 
de  distinction  ,  l'esprit  frappé  d'entendre  de  tous 
les  points  de  l'Angleterre  des  plaintes  sur  la  dé- 
tresse de  l'agriculture  et  le  dépérissement  du 
commerce.  Vous  désirez  être  à  même  d'appré- 
cier ces  plaintes  à  leur  juste  valeur  j  et  si  le  mal 
existe,  vous  voudriez  en  connaître  le  remède. 
Vous  n'êtes  pas  de  ces  politiques  à  courte  vue 
qui  ne  voient  qu'un  sujet  de  joie  dans  les  mal- 
heurs d'une  nation  voisine,  et  si  cela  éloit  en 
votre  pouvoir  vous  ne  laisseriez  pas  dans  la  dé- 


(  i54  ) 
solation  une  contrée  qui  a  éclairé  les  hommes  et 
leur  a  rendu  de  grands  services.  Vous  ne  voudriez 
pas  changer  en  un  repaire  de  brigands  et  de  bar- 
bares la  pairie  des  loix,  de  la  morale  et  de  la 
liberté?  L'opinion  que  vous  avez  publiquement 
manifestée  à  ce  sujet ,  vous  fait  trop  d'honneur 
pour  que  je  ne  la  cite  pas  ici.  «  Je  confesse ,  dites- 
vous,  que  je  ne  puis  concevoir  ni  partager  cette 
haine  jalouse  que  l'on  veut  confondre  avec  le 
plus  noble  des  sentimens,  l'amour  de  la  patrie. 
L'envie  au  contraire  est  la  plus  basse  des  pas- 
sions- et  pourquoi  penserions-nous  qu'elle  est 
moins  basse,  lorsqu'elle  embrasse  des  milliers  de 
ïios  semblables ,  que  lorsqu'elle  est  dirigée  contre 
un  seul  individu?»  Plein  de  ces  idées  généreuses, 
vous  avez  fait  une  peinture  très-exacte  de  l'indus- 
trie anglaise  et  de  ses  résultats  extraordinaires  ; 
vous  avez  tracé,  succintement  il  est  vrai,  mais 
de  main  de  maître ,  l'esquisse  de  notre  système 
de  crédit  public,  de  l'état  de  notre  agricul- 
ture, de  nos  manufactures  et  de  notre  com- 
iiierce;  vous  avez  démontré  ces  causes  qui  accé- 
lèrent les  progrés  de  la  population,  qui  avivent 
l'esprit  d'industrie  ,  augmentent  le  capital  natio- 
nal ,  et  nous  ont  rendus  capables  de  prendre  une 
piirt  active  (  ce  que  la  nature  semblait  nous  avoir 


(  i55  ) 
refusé)   dans  la  grande   conlestalion   qui    s'"est 
élevée  en  Europe  pour  la  défense  de  l'ordre  et 
delà  légitimité.  Je  citerai  quelques  failsbicn  Irap- 
pans  à  l'appui  de  ce  que  vous  avez  avancé.  Mais 
on  demandera  d'où  vient  le  cri  de  détresse  qui 
retentit  de  tous  côtés.  Je  répondrai  en  peu  de 
mots  :  il  est  la  conséquence  inévitable  du  système 
que  nous  avons  suivi  jusqu'à  ce  moment,  et  qui 
a  été   si   avantageux  et  pour  nous    et  pour  le 
inonde  iui-méme.  Ce  syslème  néanuîoins  porlait 
en  lui-même  des  germes  de  discorde,  et  devait 
nous  conduire  nécessairement  tôt  ou  tard  à  l'état 
de  souffrance  où  nous  nous  trouvons  actuelle- 
ment. P^ous  nous  sommes  empressés  d'être  grands 
par  le  commerce ,  comme  vous  vous  êtes  em- 
pressés de  l'être  par  la  guerre,  et  chacune  des 
deux  nations  a  dépassé  le  but.  Vous  me  pardon- 
nerez peut-être  de  répéter  ici  ce  que  j'ai  dit  dans 
mon  premier  ouvrage  en   1 800  ;  l'observation 
n'était  peut-être  pas  même  alois  bien  neuv^e, 
mais  eiie  m'était  suggérée  pas  mes  propres  senti- 
mens,  et  elle  n'est  pas  enliéretiient  inapplicable 
aux  circonstances  actuelles.    Relativement  aux 
grandes   entreprises  de    commerce  qui  se   for- 
maient, je  m'exprimais  ainsi  :  «L'admiration  est  le 
piemier  sentiment  qu'excitent  les  effets  de  ce 


(  i56) 
merveilleux  principe  qui  a  produit  un  si  surpre- 
nant changement  clans  la  constitution  morale  et 
physique  du  globe.  II  semble  qu'inspirés  par  l'en- 
thousiasme nous  venions  nous  prosterner  de- 
vant l'idole  du  commerce;  mais  la  réflexion  nous 
dit  de  nous  arrêter,  et  d'examiner  si  on  ne  lui 
rend  pas  un  culte  trop  exclusif.  Le  commerce  est 
un  grand  instrument  dans  la  main  de  la  raison, 
il  rapproche  et  lie  entre  elles  les  familles  éparscs 
sur  la  surface  de  la  terre  ;  mais  ne  renfermons 
pas  toutes  nos  affections  dans  nos  bourses ,  nos 
comj)Loirs  et  nos  livres  de  commerce;  craignons 
qu'en  devenant  riches  en  productions  et  en  ma- 
nufactures ,  nous  ne  nous  appauvrissions  en 
honnnes  de  caractère  et  de  talens.  Ce  n'est  pas 
que  je  prétende  que  l'Angleterre  soit  aujourd'hui 
dépourvue  de  gens  distingués  parleur  mérite  ou 
leurs  senlimens  généreux;  je  veux  dire  seulement 
quon  s*est  occupé  avec  trop  de  prédilections 
de  la  grande  machine  du  commerce.  » 

Tout  le  niai  vient  de  cette  déplorable  révolu- 
tion qui,  dans  toute  l'Europe,  a  rompu  les  liens 
de  l'organisation  sociale,  qui  a  confié  au  hasard 
les  plus  chers  intérêts  du  genre  humain,  qui  a 
excité  et  poussé  jusqu'à  l'extravagance  les  plus 
nobles  comme  les  plus  odieuses  de  nos  passions  ^ 


(  i^^7  ) 
qui  enfin  a  rendu  inévitable  la  guerre  la  plus 
violente  et  la  plus  générale  dont  le  monde  ait 
jamais  été  témoin.  Dans  cette  pénible  conjonc- 
ture, menacés  de  dangers  à  l'extérieur,  et  assiégés 
dans  l'intérieur  par  des  factions  domestiques,  il 
n'était  pas  aisé,  il  n'était  pas  possible  aux  gou- 
vernemens  de  délibérer  toujours  avec  prudence 
et  réflexion  sur  le  choix  de  leurs  moyens  j  ils  ont 
été  souvent  forcés  de  laisser  flotter  les  rênes,  et 
quelquefois  même  il  fallait  précipiter  la  course, 
alors  même  qu'on  voyait  tous  les  dangers  de  la 
route.  Le  grand  ressort  de  la  puissance  dans  les 
mains  du  ministre  anglais  au  moment  où  la  révo- 
lution a  éclaté,  était  le  crédit  public  qui  entrait 
tout  à  la  fois  comme  cause  et  effet  dans  les  res- 
sources nationales.  Le  ministre  s'est  servi  avec 
habileté  de  ce  mobile,  il  a  donné  l'impulsion  à 
l'industrie  et  à  l'esprit  d'entreprise  ;  et  ce  mou- 
vement a  été  suivi  dans  le  système  des  taxes, 
qui  a  produit  une  élévation  dans  le  prix  de  tous 
les  objets.  Mais  les  vastes  opérations  financières 
du  gouvernement,  et  la  nature  particulière  de  la 
guerre ,  en  maintenant  ces  prix  exorbitans ,  ten- 
dirent à  porter  le  crédit  bien  au  delà  des  bornes 
du  capital ,  et  à  convertir  les  entreprises  indus- 
trieuses en  spéculations  hasardées. 


'(  i58  ) 
Quelques  faits  éclairciroiiL  ce  que  je  viens  de 
dire.  Conimençous  par  celui  qui  s'offre  d'abord  à 
l'imagination  de  la  plupart  des  hommes  quand 
ils  parlent  de  richesses.  Je  veux  parier  du  numé- 
i[*aire  qui  est  le  signe  de  la  valeur  échangeable, 
La  plus  simple  notion  qu'on  se  forme  du  numéraire 
est  celle  d'un  métal  portant  l'empreinte  du  sou- 
verain ,  comme  garantie  de  son  poids  et  de  son 
titre.  Je  n*ai  pas  de  données  certaines  sur  la 
quantité  de  cuivre  qui  a  été  légalement  monnayée 
en  Angleterre  :elle  ne  peut  avoir  été  considéra- 
ble. Mais,  sous  le  règne  actuel,  la  fabrication  de  la 
monnaie  d'or  et  d'argent  a  monté  à  la  somme  de 
plus  de  soixante-sept  millions  sterling,  dont  la 
plus  grande  partie  a  été  frappée  en  or  (i).  Dé 


(i)  La  livre  sterling  a  une  valeur  différente  en  monnaie 
de  France ,  selon  qu'elle  est  en  or  ou  en  argent.  La  liyre 
d'or,  ou  f^  d'une  guinée,  est  égale,  d'après  les  calculs  les 
plus  bas,  à  25,o84  francs.  La  livre  d'argent,  ou  20  shellings 
est  égale  à  24,4  francs.  D'après  cette  base ,  on  peut  calculer 
que  la  monnaie  IVappée  sous  le  règne  actuel  s'élève. 

En  or,  07,063,875  L.  =  1, 688,765, 44o  francs. 

En  argent,  G4,5S*       =  ipjô^j'jG 


67,428,463  L.        i,6go,33i,ai6 


(  159  ) 
cette  énorme  masse  de  numéraire,  les  dix-neuf 
vingtièmes  ont  peut-être  disparu  de  la  circula- 
tion ;  mais  ils  ont  été  remplacés  et  au  delà  par 
d'autres  signes,  et  maintenant  notre  monnaie 
consiste  en , 

i".  Une  petite  quantité  de  monnaie  frappée  par 
le  gouvernement; 

52".  En  dollars  estampillés  et  autre  petite  mon- 
naie d'argent  émise  par  la  banque,  depuis  I797  j 

3*.  En  billets  de  la  banque  d'Angleterre; 

4°.  En  billets  des  banques  provinciales. 

Essayons  maintenant  de  donner  une  estimation 
du  tout  :  les  dollars  et  petite  monnaie  d'argent 
ont  monté  à  quatre  ou  cinq  millions  sterling  (1), 
C'est  en  juillet  i8i4  qu'il  y  avait  en  circulation 
la  plus  grande  quantité  des  billets  de  la  banque  : 
elle  allait  à  près  de  trente-un  millions  sterling  (2). 

(1)  La  valeur  nominale  était  de  5,où^,^So  L-;  mais  la 
valeur  intrinsèque  allait  seulement  à  4,o7i,y44  L.  = 
99,355,433  francs. 

(2)  C'est-à-dire  3i,3oi,6io  L.  Cette  somme  ne  peut 
être  exactement  évaluée  en  espèces  métalliques;  parce  que 
les  billets  de  banque  n'ont  point  été  échangeables  contre 
elles  à  aucun  taux  depuis  1797-  L'évaluation  vulgaire  (ou 
24  francs  )  porterait  cette  somme  à  751,236,240  fr.  ;  mais 
la  livre  a  varié  ,  seloa  le  cours  du  change ,  de  17  à  26  fr. 


(  i6o  } 

Les  billets  des  banques  provinciales  étant  émis 
par  environ  deux  mille  individus  qui  composent 
six  ou  huit  cents  établissemens  dans  diverses  par- 
ties du  royaume,  et  qui  n'ont  d'autres  bornes 
que  leur  propre  .crédit,  ne  peuvent  être  évalués 
avec  la  même  précision  que  les  billets  de  la  ban- 
que d'Angleterre  :  on  les  estimait  néanmoins  en 
1810  à  32,961,169  livres  sterling  ;  et  je  suis  porté 
à  croire  que  depuis  ils  ont  dépassé  cette-somme, 
et  probablement  en  i8i4  ils  allaient  au  delà  de 
trente-trois  millions.  Vous  ne  penserez  pas  que 
j'exagère  les  moyens  de  circulation  de  la  Grande- 
Bretagne,  à  la  première  paix,  en  l'estimant  à 
soixante-dix  millions  de  livres  sterling  ;  cette 
somme  est  des  deux  neuvièmes  moindre  que 
celle  qui,  suiv^ant  INecker  ,  se  trouvait  en  circula- 
tion en  France  avant  la  révolution. 

Elle  a  eu  des  résultats  bien  plus  heureux, 
dus  aux  améliorations  adoptées  dans  la  conduite 
des  affaires  de  la  banque,  ainsi  qu'à  l'état  respec- 
tif du  crédit  public;  et  en  effet,  dans  une  séance 
du  comité  des  monnaies  en  1810  (1),  il  fut  assuré 

(1)  Yoir  le  discours  de  M.  ^oljustone  dans  la  chambre 
des  communes,  le  19  juillet  1811.  Les  bases  de  l'estimation 
sont  ainsi  qu'il  suit  :  Les  billets  de  5  L.  chacun  et  au-dessus 

r 


(  '6,  ) 

que  dix  millions  de  billets  de  banque  étaient  ca- 
pables de  tenir  à  flot  à  peu  près  autant  d'affaires 
que  l'auraient  fait  cinquante  millions  en  1800. 
Delà,  je  conclus  que  nos  soixante  et  dix  millions, 
de  moyens  de  circulation,  en  temps  de  paix, 
étaient  plus  qu'équivalens  à  cent  millions  pen- 
dant la  guerre.  A  cette  époque  ,  néanmoins ,  il 
existait  seulement  environ  onze  millions  de  billets 
de  banque,  probablement  beaucoup  moins  d'or, 
et  très-peu  de  papier  des  provinces ,  de  sorte 
qu'on  peut  évaluer  le  tout  à  un  peu  plus  de  pingt- 
cinq  millions  j  et  s'il  en  est  ainsi,  la  propriété  en 


doivent,  aux  termes  de  la  loi,  être  biffés  au  bout  ile  trois 
ans  ;  les  billets  au-dessous  de  celte  somme  sont  en  général 
supposés  devoir  être  retirés  de  la  circulation  dans  le  même 
espace  de  temps.  Tous  ces  billets  paient  un  droit  de  timbre 
proportionnel.  De  là  on  présume  que  les  timbres  frappés 
dans  les  trois  années  qui  précèdent  une  période  donnée , 
indiqueront  le  montant  des  billet»  en  circulation  à  la  même 
période  d'une  manière  assez  approximative.  Cela  posé, 
les  billets  des  banques  provinciales ,  en  181 4,  se  trouve- 
ront avoir  été  de  L.  32,33o,427  ;  savoir:  émis  en  1812. 
L.  10,116,292;  en  i8i3,  12,166,933;  en  i8i4,  10,047,202., 
Mais  il  est  probable  que  quand  il  n'arrive  point  de  faillites 
considérables  dans  les  trois  années,  ce  calcul  est  plutôt 
au'dessous  qu'au-dessus  de  l'état  réel  de  la  circulation. 
3  11 


(  '60 
circulation  doit  avoir  été  multipliée  quatre  fois 
pendant  la  guerre.  3e  dis  la  propriété ,  ne  m'ar- 
rêtent pas  à  celle  qui  est  réelle  et  matérielle,  mais 
comprenant  dans  ce  mot  toute  chose  qui  repré- 
sente, dans  les  mains  de  celui  qui  la  possède, 
une  propriété  quelconque  •  et  qui  a  la  même 
valeur  aux  yeux  de  ceux  avec  lesquels  il  a  formé 
des  engagemens  ou  fait  des  transactions. 

Ainsi  le  capital  de  la  dette  nationale  doit,  de 
fait,  être  considéré  comme  une  propriété  dans 
les  transactions  des  individus  ^  d'après  sa  valeur 
au  cours.  Un  propriétaire  de  L.  10,000,  dans 
le  fonds  des  trois  pour  cent,  quand  ils  étaient  à 
soixante ,  avait  réellement  une  propriété  qui  lui 
représentait  L.  6,000  et  dont  la  valeur  était 
susceptible  de  hausse  ou  de  baisse ,  comme  l'au- 
rait été  celle  de  toute  propriété  consistant  en 
blé,  sucre,  suif,  ou  autre  objet  d'échange.  Il 
pourrait,  comme  un  autre  propriétaire, s'en  ser- 
vir pour  acheter  des  terres,  ou  former  une  cargai- 
son ,  en  lie  dépassant  pas  les  limites  probables  du 
cours.  Dans  le  fuit,  une  dette  nationale,  comme 
celle  de  rAn,i,!eicrre,  offre  un  moj^en  de  con- 
vertir en  un  capital  immédiatement  échangeable 
le  travail  et  le  produit  des  années  futures.  Le 
capitaliste  avance  an  gouvernement  les  fruits  de 


1 


(  i63  ) 
l^économie  passée,  qui  sont  employés  sur-le- 
champ  pour  les  besoins  de  l'Etat  •  mais  cependant 
ils  restent  comme  un  fonds  de  crédit  pour 
être  échangés  contre  un  nouveau  capital  équi- 
valant. Ce  fonds  de  crédit,  si  je  puis  m'expri- 
nier  de  la  sorte,  renferme  et  la  dette  fondée 
et  la  dette  non  fondée  (i),  et  plus  particulière- 
ment cette  dernière  qui  consiste  surtout  en 
billets  de  Téchiquier  portant  un  certain  intérêt, 
et  qui  sont  ainsi  les  plus  négociables  des  effets 
du  gouvernement.  Le  fonds  d'amortissement, 
bien  que  pendant  la  guerre  il  ait  facilité  les  con- 
versions du  capital  que  j'ai  décrit,  ne  peut  pas 
lui-même  éire  considéré  comme  un  capital.  Je 
parlerai  plus  bas  de  son  caractère  particulier. 
Le  système  de  faire  d'une  propriété  anticipée 
une  propriété  du  moment,  n'a  pas  été  seulement 
adapté  aux  revenus  publics  -il  a  été  la  base  des 
opérations  de  la  plupart  des  marchands,  des  ma- 
nufacturiers et  des  fermiers.  Les  expéditions  à 
faire,  les  étoffes  à  fabriquer,  les  blés  à  semer, 

(i)  La  dette  fondée  doit  être  véritablement  estimée  par 
sa  charge  annuelle:  celle-ci,  au  i*'  août  1816,  était  de 
L.  28^958,017  ,  répondant,  au  taux  de  l'intérêt  légal  en  An- 
gleterre ,  à  un  capital  de  L.  579,049,340.  —  La  dette  aoa 
fondée  était,  le  i^""  janvier  1816,  à  L.  ^i8,ji5,55(). 

11. 


(  ifii) 

étaient  acceptés  en  gage  des  fonds  avancés  pour 
des  entreprises  nouvelles  et  plus  considérables. 
Toutes  ces  opérations  ,  s^étendant  proniptement 
dans  toutes  les  parties  du  royaume ,  ont  donné 
naissance   à  un  grand  nombre  de   banques  la- 
cales,   fondées,  comme  je  l'ai  dit  plus  haut,  sur 
un  crédit  local.  On  conçoit  aisément  que  celle 
substitution  d'un  capital  anticipé  à   un  capital 
réel,  était  bien  chanceuse ,  et  devait  avoir  une 
fin  déplorable.  Cependant  son  existence  a  donné 
aux  affaires  une  vie,  une  activité,  une  ardeur 
dont  les  résultats ,  qui  sautaient  pour  ainsi  dire 
aux   yeux,  étaient  un  accroissement  de  popu- 
lation ,  une  amélioration  dans  la  nourriture ,  les 
vétemens,  les  logemens  de  toutes  les  classes  de  la 
société j  de  plus,  la  culture  des  terres  fut  perfec- 
tionnée et  plus  étendue  •  les  travaux  augmentèrent 
dans  les  manufactures,  dans  les  chantiers;  plus  de 
bâtimens  furent  mis  en  mer,  plus  de  routes  furent 
construites,  plus  de  canaux  ouverts.  Le  nombre 
des  habitansde  l'Angleterre  et  du  pays  de  Galles 
qui,    en  1710^  était  seulement  de  5,4oo,ooo, 
monta  à  près  du  double ,    exactement  unsièc  le 
après,  c'est-à-dire,  qu'il  allait  à  10,488,000;  et 
dans  le  reste  du  Royaume-Uni  ces  progrés  de  la 
population  sont  dans  la  même  proportion. 


(  i65  )      , 

On  peut  se  faire  une  idée  de  l'étendue  de  nos 
manufactures  par  la  quantité  des  marchandises 
exportées  et  importées  (i). 

Le  tonnage  de  l'Angleterre,  qui,  en  1660,  à  la 
restauration  de  la  monarchie,  consistait  seule- 
ment en  95,266  tonneaux,  montait  en  181 5  à 
3,366,227  tonneaux  :  accroissement  presque  in- 
croyable ,  surtout  quand  on  songe  aux  événe- 
mens  qui  ont  désolé  l'Europe  pendant  une 
partie  de  cette  même  année.  Et  le  produit 
du  sol  et  des  manufactures  britanniques  ex- 
porté  dans  ces  bâtimens,   dont,   en  1784,  la 


(1)  La  note  ci-dessous  a  été  extraite  au  hasard  d'une 
masse  de  documens  officiels  mis  à  diverses  époques  sous 
les  yeux  du  parlement. 

Coton  brut  importé  en  1811. 

i36,57o,io3  livres  pesant. 

Laines  manufacturées  ex- 
portées en  i8i5 io,200;936,  valeur  déclarée. 

Toiles  irlandaises  exportées 

en  181 4 31,026,491  verges. 

Toiles  britanniques  et  étran- 
gères exportées  en  i8i5.  .       1,618,575,  valeur  déclarée. 

Fer  britannique  exporté  en 

i8i4 4o,855  tonneaux. 

Quincaillerie  anglaise /idem,  6,162  tonneaux. 


(  ISS  ) 

valeur  était   de  L.  18,695,000,  a  monté  ,    en 
i8]5,  à  L.  53,217,445. 

J'ai  dit  que  le  peuple   en    avait  retiré,  entre 
plusieurs  avantages,  celui  d'avoir  de  meilleurs 
logenjens;  la  preuve  en  est  dans  l'accroissement 
des  maisons.  De  180 1   à  18 11,  il  en  a  été  bâti 
plus  de  245, oo5,  dont,  dans  les  seuls  fliubourgs 
de  Londres,  i5,i3i  du  côté  de  Middiesex,  et 
5Go8  du  côté  de  Surrey.Une  autre  résultat  avan- 
tageux est  la  propreté   qui ,    comme  utile  à  la 
santé ,  mérite  quelque  considération.  A  cet  égard , 
j'ai  su  par  un   des   principaux   manufacturiers 
de  savon  que  la  consommation  de  cet  article  s'est 
accrue  d'un  tiers  dans  les  vingt  dernières  années. 
Les  seuls  droits  sur  le  savon  pendant  l'année  der- 
nière ont  monté  à  L.  648,2x6.  Enfin,  les  sommes 
levées  pour  l'usage  du  gouvernement,  tels  que 
les  taxes  ou  les  emprunts  démontrent  aussi  par 
leur   progression  l'accroissement  de  la  richesse 
nationale.  En  1792 ,  elles  ont  monté  à  L.  19,673, 265, 
et  en  i8i4,  à  L.  i34,o34,675.  Ne  soyez  pas  surpris 
que  je  vous  donne  les  taxes    et   les  dettes  pu-» 
bliques     comme    une   preuve    d'un    accroisse- 
ment de   prospérité  :  il  est   évident  qu'en  gé- 
néral   elles  sont    le  produit     d'un    surplus  de 
capital  j  et ,  quoique  dans  des  cas  particuliers  un 


(  iG7  ) 
gouvernement  puisse  s'emparer  d'un  capital  des- 
tiné à  la  reproduction ,  cependant  dans  un  nombre 
d'années  déterminé  ,  l'accroissement  progressif 
du  surplus  indique  nécessairement  une  amélio- 
ration correspondante  des  puissances  reproduc- 
tives de  l'industrie.  Ainsi  je  pense  avoir  prouvé 
l'avancement  rapide  de  notre  prospérité ,  en 
montrant  que  les  signes  de  la  propriété  ont 
été  multipliés  en  espèces,  en  papiers  de  circula- 
tion et  effets  (lu  gouvernement,  et  en  revenus 
de  l'état;  en  faisant  voir  que  la  propriété  elle- 
mêuie,  considérée  comme  fruit  du  sol  ou  produits 
de  l'industrie,  ou  comme  servant  à  la  commoditéet 
à  l'aisance  de  tous,  s'est  pareillement  augmentée 
et  enfin ,  en  prouvant  que  la  force  de  la  nation 
s'est  accrue  dans  ses  sources  radicales,  qui  sont 
le   nombre    des   habitans  et   l'emploi    de   leurs 

ras. 

Nous  avons  commencé  par  dire  hautement  que 
cette  augmentation  de  prospérité  ne  s'est  pas  faite 
sans  des  chocs  nombreux  etviolens.  Je  ne  revien- 
drai pas  sur  la  triste  péiiode  de  1 797  où  la  flotte 
anglaise  se  révolta ,  où  le  revenu  diminua  sensible- 
ment ,  où  le  paiement  en  numéraire  à  la  banque  se 
trouva  pour  la  première  fois  suspendu;  je  me 
bornerai  à  rapporter  encore  un  passage  de  l'ou- 


(  i68  ) 

vrage  que  j'ai  déjà  cité,  en  parlant  des  ëvène- 
mens  d'alors.  Je  disais  :  ce  ces  exemples  mon- 
trent que  la  vie  et  la  conservation  d'un  pays 
ne  dépendent  pas  de  sa  seule  énergie  quelque 
grande  qu'elle  soit.  Avant  que  le  corps  entier  se 
dissolve  ,  il  faut  que  la  télé  soit  malade  et  que  le 
cœur  s'affaiblisse;  et  cetle  dissolution  d'un  état 
politique  peut  avoir  lieu  dans  des  temps  de  paix, 
d'abondance  et  de  grandeur.  Aucun  de  ces  avan- 
tages ne  peut  l'en  préserver;  le  seul  ren)ède  est 
dans  l'union  de  toutes  les  affections  naturelles,  le 
lien  de  famille  entre  tous  les  enfans  de  l'état.  » 

La  détresse  du  commerce  peut  cependant  avoir 
des  causes  particulières  plus  directes.  Vous  les 
avez  parfaitement  décrites;  vous  semblez  avoir 
prévu  nos  embarras  actuels,  quand  vous  obser- 
vez que  toutes  les  fois  que  la  fortune  ouvre  les 
portes  de  son  temple  ,  la  foule  s'y  précipite  avec 
un  empressement  qui  approche  de  la  frénésie  ; 
qu'on  se  presse,  que  l'un  renverse  l'autre,  sans 
qu'il  y  ait  possibilité  de  prévenir  ces  fâcheux  ac- 
cidens.  Ainsi  la  cupidité  s'enflamme,  à  l'aspect 
d'une  entreprise  couronnée  d'un  succès  extraor- 
dinaire, les  spéculations  se  multiplient  sans  au- 
cune limite ,  les  marchés  sont  gorgés  :  les  pre- 
miers venus  ont  fait  des  gains  énormes  ^  et  ceux 


(iC9) 

qui  les  suivent  font  banqueroute.  Le  contre-coup 
se  fait  sentir  dans  les  manufactures  avec  la  rapi- 
dité de  la  foudre 5  en  un  instant,  la  demande 
cesse  ,  les  ordres  sont  révoqués,  la  forge  est  si- 
lencieuse, le  métier  s'arrête,  l'ouvrier  est  réduit 
à  l'oisiveté,  et  manque  du  nécessaire. 

Quelques   mois  ont  suffi  pour  justifier,   sur 
beaucoup  de  points  de  l'Angleterre,  vos   judi- 
cieuses   observations.    Pendant   la   guerre    nos 
victoires  5ur  mer  nous  avaient  assuré  le  mono- 
pole de  presque  tous  les  produits  des  colonies  ;  et 
le  système  continental,  soutenu  comme  il  l'a  été 
par  la  politique  aussi  faible  que  perfide  du  gou- 
vernement américain ,  n'a  eu  d'autre  résultat  que 
de  nous  rendre  les  seuls  fournisseurs,  pour  les 
deux  continens,  du  produit  de  nos  manufactures 
qu'aucune  prohibition  ne  pouvait   entièrement 
exclure.  On  prétend  que  le  système  continental 
a  été  favorable  aux  manufacturés  du  continent, 
La  meilleure  réponse  à  cette  assertion ,  est  qu'en 
1806  ,  date  du  décret  de  Berlin  ,  nos  exportations 
furent  officiellement  évaluées  (1)  à  L.  54,954,845 , 

(1)  Je  prends  ce  mode  officiel  d'évaluation,  parce  qu'il 
reste  le  même  aux  deux  périodes  :  le  prix  du  marché ,  ou 
la  valeur  déclarée ,  quoique  toujours  fort  au-dessus  de  la 


(  170  ) 
et  que  depuis  elles  se  sont  encore  régulièrement 
accrues  chaque  année  jusqu'à  l'an  dernier  où 
elles  ont  été  (  stimées  à  L.  60,983,894.  D'incon- 
séquens  raisonneurs  (1)  nous  diront  que  notre 
monopole  commercial  a  tendu  puissanunent  à 
augmenter  la  culture  dans  notre  île ,  et  que  la 
conjplèle  exécution  du  projet  de  l'ennemi  de 
nous  exclure  du  continent  en  1812  a  accru 
notre  détresse.  Or ,  connue  il  est  arrivé  que 
ces  deux  prétendus  résultats  ont  exactement 
coïncidé  à  la  même  époque,  il  est  inutile  d'ob- 
server que  l'écrivain  doit  être  en  faute  sur  l'une 
des  deux  parties  de  son  dilemme.  Malheureuse- 
ment pour  sa  dernière  remarque,  il  est  prouvé  que 
dans  chacune  des  années  qu'il  prétend  que  nous 
avons  été  exclus  du  continent,  nous  avons  ex- 
porté [valeur  officielle)  pour  L.  io,833,5oi  de 
plus  que  dans  Tannée  précédente;  qu'il  est  sorti 
des  produits  et  des  manufactures  britanniques 
pour  plus  de  L.  1 7,502,455  que  dans  les  pre- 
mières années  de  la  guerre.  Cet  écrivain  ,  tou- 

valeur  officielle,  est  susceptible  de  fluctuations  qui  déran- 
gent la  comparaison.  En  1806,  la  valeur  officielle  était  près 
de  cinq-huitiènaes  de  la  valeur  calculée  d'après  le  terme 
moyen  du  prix  du  marché. 
(1)  Edimbarg-Review ,  n°  62. 


(171  ) 
jours  avec  la  même  exactitude ,  nous  apprend 
que  la  guerre  d'Amérique  a  augnsenté  nos  maux. 
La  vérité  est  que  nos  dangers  étaient  de  deux 
espèces  opposées.  En  j  8 1 2,  le  système  continen  lai , 
loin  d'être  mis  à  entière  exécutioM  se  trouva 
anéanti  totalement. 

C'est  en  octobre  de  cette  année  que  Buona- 
parte  commença  sa  désastreuse  retraite  de  Mos- 
cow.  A  cette  nouvelle,  tous  les  ports  furent  suc- 
cessivement ouverts  à  notre  commerce.   Il  est 
assez  curieux  d'entendre  un  grand  orateur  (1) 
dire  dans  la  chambre  des  communes  que  les  évé- 
nemens  de  i8i4  nous  ont  tout  à  coup  ouvert  les 
ports  du  continent.  Les  communications  avaient 
été  remises  en  activité  presque  partout  pendant  le 
cours  de  l'année  précédente  j  mais  ce  ne  fut  pas 
notre  commerce  d'exportation  sur  lequel  la  spé- 
culation exerça  d'abord  sa  destructive  influence. 
L'achat  des  grains  dans  les  ports  de  la  Baltiqi:e 
fut   la  première  opération  malheureuse  :  mal- 
heureuse d'abord  à  ceux  qui  y  avaient  participé , 
et  dont  la  plus  grande  partie  fut  ruinée,  et  en- 
suite par  les  alarmes  que  l'entreprise  répandit 
parmi  les  fermiers  anglais.  Ils  envoyèrent ,  à  tous 

(i)  M.  Brougliam. 


(    172    ) 

prix ,  tous  leurs  grains  au  marclié.  La  récolte 
de  l'année  suivante  fut  abondante ,  et  par  suite 
les  marchés  intéiieors  regorgèrent  de  blés.  Ce 
devint  une  question  ,  si  la  législature  devait  pro- 
téger le  fermier  en  défendant  l'importation  au- 
dessous  d'un  prix  déterminé.  Cette  matière  fut 
vivement  débattue  entre  l'intérêt  des  manufac- 
tures et  celui  de  l'agriculture  j  enfin  le  bill  des 
grains  passa ,  mais  ce  ne  fut  à  la  satisfaction  d'au- 
cun parti  :  en  élevant  le  prix  de  l'importation 
de  63  sh.  le  quarter,  à  80  sh.;  il  tendit  à  char- 
ger les  manufactures  d'une  augmentation  dans  le 
salaire  des  onviiers-  pendant  que,  d'un  autre  côté, 
n'ayant  pas  été  passé  assez  tôt ,  lïnquiélude  avait 
fait  tomber  le  prix  des  produits  de  l'agriculture 
bien  au-dessous  de  leur  juste  niveau.  Telle  a  été 
la  première  cause  de  nos  embarras  actuels  :  elle 
a  frappé  d'abord  sur  l'agriculture  ;  et  par  suite, 
en  appauvrissant  l'agriculteur,  elle  a  occasioné 
un  tort  extrême  à  nos  manufactures  dans  notre 
marché  intérieur.  ♦ 

Le  second  mal  relatif  à  nos  exportations  dérive 
de  la  même  causeque  le  premier,  c'est-à-dire  de 
l'ouverture  des  ports  du  continent.  On  ne  peut 
néanmoins  l'attribuer,  ainsi  que  le  pense  M.  Broug- 
ham ,  aux  restrictions  antérieures  qui  nous  fai- 


(  175) 
saienl  souffrir,  parce  qu'il  est  de  fait  que  notre 
commerce  était  depuis  quelque  temps  moins 
restreint  que  celui  de  tout  autre  peuple.  Il 
serait  peut-être  plus  raisonnable  de  dire  que 
les  manufacturiers  ont  été  égarés  par  les  ab- 
surdes déclamations  si  libéralement  prodiguées 
contre  ces  restrictions  imaginaires.  Mais  cepen- 
dant, quoi  qu'il  en  puisse  être  ,  ils  ont  certaine- 
ment exporté  en  i8i3,  1814,  i8i5,  d'immenses 
quantités  de  marchandises  par  pures  spécula- 
tions, fondées  plutôt  sur  leurs  désirs  ou  leurs  be- 
soins à  eux-mêmes  ,  que  sur  ceux  de  leurs  ache- 
teurs ordinaires.  Cet  événement,  néanmoins, 
n'était  pas  nouveau  dans  l'histoire  de  notre  com- 
merce ;  il  en  était  arrivé  autant ,  lorsque  le  port 
de  Buénos-Ayres  avait  été  ouvert  au  commerce  ; 
on  l'avait  encore  vu  au  renouvellement  de  la 
paix  avec  les  Etats-Unis.  Car  le  fait  est  bien  sim- 
ple :  aussitôt  qu'un  bâtiment  peut  se  diriger  vers 
un  port,  et  s'y  défaire  facilement  de  sa  cargaison,  le 
prixdesonfrêtet  son  assui'ance  baissent,  et  par  une 
conséquencenaturelle,  les  articles  dontil  est  char- 
gé peuvent  se  vendremoins  cher.  Cettediminution 
dans  les  prix  devait  jusqu'à  un  certain  point  aug- 
menter le  nombre  des  acheteurs  dans  les  pays  où 
nous  ne  fournissions  nos  marchandises  qu'indi- 


(17^) 
rectemeut  et  par  contrebande;  mais  où  les  com- 
munications étaient  directes ,  l'effet  ne  devait 
pas  être  le  même.  Je  crois  que  nos  marchands  et 
nos  manufacturiers  devaient  avoir  celte  pré- 
voyance ;  je  crois  qu'ils  savaient  que  le  projet  de 
nous  exclure  du  continent,  loin  d'avoir  été  com- 
plètement exécuté,  n'avait  jamais  obtenu  de  suc- 
cès ,  et  que  la  grande  majorité  de  ceux  qui  pou- 
vaient être  regardés  comme  nos  acheteurs  en 
temps  de  paix,  l'avaient  été  de  fait  pendant  la 
guerre.  Ce  qui  a  fait  que  nos  marchands  se  sont 
précipités  avec  tant  d'empressement  vers  les  ports 
qui  venaient  de  s'ouvrir ,  c'est  d'abord  l'état  de 
leurs  magasins  encombrés,  et  secondement  le 
désir  d'arriver  au  marché  avant  leurs  compéti- 
teurs. Les  conséquences  ont  été  celles  que  vous 
aviez  prévues.  La  fortune  a  ouvert  la  porte  de 
son  temple  ,  et  la  foule  3'y  est  précipitée.  Les 
ventes  ont  foibli ,  les  prix  sont  tombés  au-dessous 
du  prix  d'achat,  parce  qu'on  ne  jugea  pas  à  pro- 
pos de  remporter  les  marchandises.  Ajoutez  à 
cela  que  les  manufacturiers  étrangers  prirent 
l'altirme  j  ils  demandèrent  à  leurs  gouvernemens 
respectifs  d'imposer  des  taxes  qu'on  pouvait  re- 
garder comme  une  prohibition  ,  et  ces  taxes 
n'ont  pas  manqué  de  diminuer  la  çongommation. 


(  175) 
Ainsi  nous  avons  rencontré  dans  les  marchés  de 
l'étranger  rleux  causes  de  diminution  de  prix  : 
trop  de  marchandises  et  pas  assez  de  demandes. 

Le  troisième  coup  s'est  fait  sentir  avec  une 
force  égale  à  notre  agriculture,  nos  manufac- 
tures et  à  toutes  les  espèces  d'industrie.  Les 
vastes  opérations  militaires  ayant  cessé ,  les  four- 
nitures de  toutes  espèces,  nécessaires  à  l'entre- 
tien des  armées,  ont  cessé  en  même  temps,  et  la 
grande  diminution  des  demandes  s'est  tout  à 
coup  fait  sentir.  En  i8i4,  la  dépense  des  trois 
services,  de  l'armée,  de  la  marine  et  de  l'artil- 
lerie, monta  à  L.  60,237,852.  L'année  suivante, 
malgré  la  guerre,  cette  dépense  fut  moindre  de 
L.  17,727,968  ;  et  celte  année  elle  ne  monte 
qu'aux  deux  tiers  de  ce  qu'elle  a  été  en  181 4. 

Ces  causes  de  nos  embarras ,  que  j'ai  rappelées 
jusqu'ici,  peuvent  être  regardées  comme  tempo- 
raires ou  accidentelles.  Je  vais  passer  à  d'autres 
causes,  qui  tiennent  plus  radicalement  à  notre  sys- 
tème. L'une  d'elles,  dont  on  s'est  encore  peu  oc- 
cupé, vient  de  la  perfection  de  nos  machines  mé- 
caniques. Le  premier  effet  qu'elles  produisent  est 
de  rendre  superflue  une  certaine  quantité  de  travail 
manuel.  Mais,  comme  en  même  temps  elles  font 
baisser  le  prix  des  manufactures  et  augmenter 


(  '76  ) 
les  demandes,  non-seulement  elles  redonnent  de 
l'emploi  aux  ouvriers ,  mais  elles  fournissent  de 
l'occupation  à  un  plus  grand  nombre  de  mains; 
et  cela  dure  jusqu'à  ce  que  les  demandes,  s'arrê- 
tant  dans  leur  accroissement ,  et  la  machine  étant 
toujours  en  activité,  le  manufacturier  se  trouve 
encombré ,  et,  forcé  de  suspendre  ses  entreprises, 
laisse  l'ouvrier  pourvoir  comme  il  peut  à  son 
existence.  Dans  ce  pays ,  des  capitaux  immenses 
ont  été  mis  dans  les  machines.  Ceux  à  qui  elles  ap- 
partiennent n'ont  pas  voulu  arrêter  tout  à  coup 
leurs  opérations;  et  beaucoup  ont  mieux  aimé 
continuer  de  travailler  à  perte,  que  de  risquer  la 
ruine  de  leurs  machines  en  les  laissant  sans  em- 
ploi. 

Ce  mal  est  devenu  plus  grand  là  où ,  si  je  puis 
m'exprimer  ainsi,  les  fondemens  de  l'édifice 
élaient  moins  solides,  où  des  esprits  enhardis  par 
la  facilité  d'obtenir  un  crédit,  ont  bâti  des  mou- 
lins à  coton  sans  une  espérance  plausible  de 
vente,  ou  ont  creusé  des  mines  dont  le  produit 
n'a  pas  suffi  pour  payer  le  travail  qu'elles  exi- 
geaient, ou  ont  répandu  de  l'argent  pour  défri- 
chement des  landes ,  sans  obtenir  d'autre  résultat 
que  la  perte  des  récoltes. 

Mais  où  le  mal  fut  pire  encore,  ce  fut  là  où  un 


(  177  ) 
succès  momentané  firent  imaginer  aux  entrepre- 
neurs que  kurs  gains  seraient  toujours  les  mê- 
mes. Us  se  crurent  autorisés  à  dépasser  par  leur 
genre  de  vie  les  bornes  d'un  revenu  temporaire 
de  sa  nature,  et  ils  obtinrent  un  crédit  illimité 
de  leurs  voisins  qui  avaient  de  l'argent,  et  étaient 
éblouis  comme  eux  par  un  avenir  tout  d'or  que 
l'imagination  présentait  et  que  la  crédulité  voyait 
se  réaliser. 

Quand  celui  qui  dirige  une  grande  entreprise 
est  assez  occupé  par  les  soins  à  donner  aux  tra- 
vaux de  la  fabrication,  il  se  laisse  persuader  aisé- 
ment d'employer  un  intermédiaire  qui  se  charge 
d'en  placer  les  produits.  C'est  de  cette  manière 
qu'à  Londres  se  sont  formées  de  grandes  maisons 
de  commission  qui,  prenant  d'immenses  quan- 
tités de  toutes  sortes  d'objets,  ont  momentané- 
ment entretenu  le  commerce  national,  occasionné 
une  hausse  dans  le  prix  des  salaires,  et  fini  trop 
souvent  pai-  se  ruiner  elles-mêmes  ainsi  que  leurs 
fournisseurs. 

C'est  la  dimiimtion  dans  les  travaux  de  l'indus- 
trie qui  met  sans  emploi  les  mains  superflues,  et 
diminue  le  salaire  de  celles  c[ui  continuent  à  être 
employées ,  qui  constitue  en  ce  moment  nos  plus 
grands  embarras-  et  ces  maux  pèsent  sur  nous  en 
'2  la 


(  >73  ) 
raison  de  la  progression  rapide  avec  laquelle 
notre  population  s'esL  accrue  dans  ces  derniers 
temps.  Ils  ont  été  aggravés  en  Angleterre  et  dans 
le  pays  de  Galles,  par  l'action  des  lois  sur  les  pau- 
vres, qui  ont  tendu  à  augmenter  leur  nombi  e  sans 
améliorer  la  morale  de  cetle  classe  delà  société. 
Le  nombre  des  pauvres  a  dû  s'élever  encore  dans 
le  royaume,  par  suite  du  licenciement  d'une 
grande  partie  de  l'armée  et  de  la  marine,  au 
moment  même  où  il  y  avait  une  diminulion  de 
travaux  dans  l'agriculiure  et  nos  manufaclurep. 
Le  nombre  des  hommes  qui  veulent  travailler  et 
sont  capables  de  le  faire ,  et  qui  ne  trouvent  pas 
d'emploi,  doit  accroître  le  nombre  des  pauvres, 
la  mendicité  et  le  vagabondage  j  et  cela  quand  les 
hautes  et  moyennes  classes  de  la  société,  se  trou- 
vant restreintes  dans  leurs  fortunes,  ne  peuvent 
donner  ces  cliaritables  secours  qu'elles  aiment  à 
répandre. 

Ajoutez,  à  ces  circonsLances,  que  la  guerre  a 
augmenté  beaucoup  les  classes  improductives  de 
la  société  qui  subsistent  à  l'aide  du  travail  des 
autres.  Ce  sont  les  propriétaires  de  fonds  pu- 
blics, les  soldats,  les  marins,  les  pensionnaires  de 
toute  esj^éce,  dans  lesquels  il  faut  comprendre 
les  orphelins,  les  veuves,  lesparens  de  ceux  qui 


(  179  ) 
ont  succombé  en  défendant  la  plus  sainte  des 
causes,  ou  employé  leur  vie  au  service  de  leur 
patrie.  La  richesse,  les  talens,  le  sang  qu'ils  ont 
dévoués  à  notre  conservation,  conslituent  une 
dette  sacrée  que  nous  devons  acquitter.  L'Jion- 
neur  national  est  trop  pur  pour  qu'on  ait  l'idée  de 
s'en  décharger;  mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai 
que  cette  dette  doit  être  comptée  parmi  les  far- 
deaux qui  nous  empêchent  de  surmonter  avec 
succès  nos  dillicuUés  actuelles. 

Dans  des  temps  ordinaires,  quand  la  popula- 
tion trouve  du  travail,  il  est  sans  cesse  entre- 
tenu par  un  capital  suffisant ,  qui  circule  dans 
tout  le  royaume;  en  outre,  il  existe  un  fonds 
de  réserve  pour  sup])léer  aux  besoins  inévitables 
de  chaque  classe  de  la  société,  et  le  nombre  des 
liommes  qui  vivent  sur  l'avenir  est  balancé  par 
celui  des  gens  qui  vivent  sur  le  passé.  Mais  en  ce 
moment  celte  salutaire  distribution  de  la  pro- 
priété est  troublée  par  plusieurs  causes.  J'ai 
déjà  parlé  de  nos  embarras  intérieurs  auxquels 
se  joignent  les  paiemens  considérables  faits  aux 
étrangers  possesseurs  dans  nos  fonds  publics. 
Il  paraît,  d'après  le  compte  des  exerriptions  de 
l'income-taxe ,  que  ,  dans  l'année  181 4,  il  leur 
a  été  payé  deux  inillions  sterling  ;  c  ir ,  en  1 8 1 5 , 

13. 


(  iSo  ) 
les  divideLidcs  exemples  ont  monté  à  L.  697,076, 
qiii ,  à  einq  pour  ceist,  répondent  h  un  capital  de 
L.  i3,g4i,52o,  et  en  181^,  ils  ont  monté  seule- 
ment à  L.  626,778 ,  répondant  à  un  capital  de 
L.  3  2,555,56o  :  d'où  il  lésulte  que  dans  rinlervalie 
im  capitid  en  espèces  de  L.  i,4o5,56o  a  été  fîayé 
au-deliors;  lequel,  ajouté  au  dividende  de  i8i4, 
fait  L.  2,o52,758.  Les  sommes  remises  aux  voya- 
geurs an2:lais  sur  le  cotilincnt  ,  durant  les  douze 
mois  qui  ont  iujmédiatement  suivi  la  seconde 
restauration  ,  peuvent,  je  pense,  être  évaluées  à 
trois  millions  sterling,  et  ce  calcul  est  modéré. 
.Vous  demanderez  peut-être  comment  il  est  ])os- 
sible  de  concilier  une  exportation  de  cinq  mil- 
lions sterling  en  espèces  avec  un  (ours  du  change 
aussi  favorable  à  l'Angleterre  que  celui  qui  a  eu 
lieu  ])endant  une  partie  de  ces  derniers  temps,  Je 
répondrai  seulement  en  vous  rappelant  ce  que  j'ai 
dit  déjà  sur  le  montant  de  nos  exportations  à  des 
marchés  déjà  plus  que  rcLnplis.  Les  produits  des 
manufactures  anglaises  étaient  payés  à  si  bas 
prix,  que  le  pauvre  même  pouvait  les  ache- 
ter ;  en  même  temps  nos  embarras  intérieurs 
ayant  considérablement  diminué  nos  importa- 
tions, la  balance  des  paiemens  du  commejce  a 
été  au  delà  de  cinq  millions  en  noire  faveur;  et 


(i8i  ) 
c'est  sur  cette  balance  que  le  cours  du  change  se 
fixe,  ainsi  qu'un  homme  du  métiei(i)  l'a  clairement 
établi  en  1810,  devant  notre  comité  des  mon- 
naies ,  sans  èlre  assez  heureux  pour  obtenir  son 
assentiment  (a). 

Il  ne  faut  pas  oublier  que  le  Iriste  effet  de  tou- 
tes ces  causes  de  notre  détresse  est  extrêmement 
aggravé  par  la  situalion  morale  et  politique  où 
nous  a  laissés  la  guerre. 

La  guerre  est  pour  la   nalion  un  état  contre 

(i)  M.  Greffulhe. 

(2)  Le  comité  adopta  au  corilraîre  un  principe  lliéorique 
qu'il  est  dif&cile  de  coiicifter  avec  le^  changes  récents. 
Il  a  prétendu  que  la  différence  du  cliange  qui  résulte  de 
l'état  du  commerce  et  des  paiemens  entre  deux  pays,  est 
déterminée  paria  dépense  nécessaire  pour  le  transport  et 
l'assurance  des  métaux  précieux  d'une  contrée  à  l'autre. 
La  vérité  de  cette  proposition ,  continuait-il ,  est  si  évidente 
et  si  uniformément  adoptée  par  toutes  les  autorités  pra- 
tiques, que  votre  comité  la  regardera  comaie  iiiconleslable. 
Maintenant  j  la  litre  de  banque  a  depuis  long-temps  pro- 
duit en  Angleterre  6  ^  lokens,  valeur  intrinsèque  en  ar- 
gent de  France,  19  francs  -j- ;  et  ctîpendant  le  cliange  a 
été  jusqu'à  26  francs.  Il  suit  de  là  que,  d'après  les  incon- 
teslahles  principes  du  comité  dts  monnaies  ,  la  dépense  du 
transport  et  de  l'assurance  de  19  francs  i,  de  Calais  à 
Douvres,  était  de  G  francs  7,  ou  plus  de  33  jour  ioo!!i 


{    l82    ) 

nature,  aussi-bien  que  pour  les  individus;  elle 
délouîTic  i'aUentioi!  des  malheurs  domestiques 
pour  la  porter  sur  les  malheurs  étrangers.  Pour 
nous,  nous  lui  devons  une  police  relâchée  et  une 
augmentation  alannaule  tîaus  les  crimes.  En 
outre,  elle  nous  a  laissé  un  levain  révolution- 
naire qui  subsiste  toujours,  et  est  atout  instant 
près  d'enlrer  en  fermentation.  Il  y  a  un  parli  en 
Angleterre,  comme  dans  toutes  les  autres  con- 
trées de  l'Europe,  qui  ne  pardonnera  jamais  le 
rétablissement  en  France  du  gouvernement  légi- 
time- car  cet  acte  est  incompatible  avec  le  triom- 
phe des  principes  révolutionnaires  dont  it  se  berce 
toujours. 

Si  j'ai  raison  dans  mes  principes  généraux  , 
il  s'ensuit  que  notre  agriculture  doit  avoir 
beaucoup  soufferl ,  et  voici  le  fait.  Il  y  a  des 
exem.ples  que  le  propriétaire  a  vu  son  domaine 
perdre  de  sa  valeur,  son  tenancier  ne  pas  payer 
le  prix  de  son  bail,  mal  cultiver  sa  ferme,  ou 
même  l'abandonner  tout  à  fait.  Il  y  a  des  exem- 
ples que  le  fermier  a  vu  son  capital  entière- 
ment absorbé  ,  et  par  conséquent  ses  moyens 
de  culture  réduits  à  rien;  et  que,  dans  cette 
c^ruelle  position ,  son  activité  et  son  énergie  l'ont 
abandonné  ;  qu'il  a  perdu  tout    son  ciédit,  et 


1 


(i83) 

est  devenu  insolvable.  De  son  côlé,  le  simple  la- 
boureur n'ayant  pu  obtenir  desgages  convenables, 
ou  étant  resté  sans  travail,  est  tombé  dans  la  men- 
dicité. 11  a  cherché  à  soutenir  son  existence  par  des 
moyens  déshonnétes,ou  il  a  succombé  aux  mala- 
dies et  à  la  faim.  Ces  exen)j)lesloulc' fois  sont  rares; 
et  en  Angleterre  l'extrême  infortune  est  toujours 
sûre  d'éveiller  l'humanité,  et  finit  toujours  par 
obtenir  des  secours.  Mais  enfin  ces  exemples  ont 
cxistérelativement  à  l'agriculture,  et,  mutalismu^ 
taiulis  ^  dans  les  mines,  les  manufactures  et  toutes 
les  entreprises  semblables.  Delà,  la  misère  des 
fermiers  de  l'île  d'Ely,  des  manufacturiers  en 
soie  de  Spitalfields ,  des  ouvriers  en  fer  et  en 
cliarbon  dans  Staifordshire  et  la  principauté  de 
Galles.  J'ai  remarqué  que  partout  où  on  a  le  plus 
souffert,  c'est  là  où  on  a  formé  quelques  grandes 
spé(;ulations.  Le  propriétaire  qui  n'élève  pas  le 
prix  du  bail  de  sa  tcx're,  le  miirchand  qui  est 
satisfait  d'un  profit  modéré  et  toujours  le  même, 
résistent  dans  ces  momens  d'embarras. 

Jetons  un  coup  d'œil  sur  la  nature  des  maux 
dont  on  se  plaint.  Prenons  d'abord  le  fermier.  Il 
est  comme  tout  autre  négociant,  il  vend  ctacliète. 
Mais  sa  mise  de  fonds  s'est  augmentée  :  ses  billets 
en  circulation  sont  plus  nombreux;  le  prix  de  sa 


(  i8i  ) 
ferme  est  exorbitant  ;  les  taxes  qu'il  ip^ye  sont 
lourdes;  et  s'il  ne  donne  pas  des  gnges  plus  forls 
à  ses  ouvriers,  il  est  forcé  de  conlribuer  pour 
une  somme  plus  forte  aux  taxes  des  pauvres  : 
6ar  la  population  est  excessive,  et  les  habitudes  du 
pauvre  sont  loin  d'être  économiques  j  il  est  perpé- 
tuellement excité  à  l'ivresse  parle  grand  nombre 
de  maisons  où  l'on  prend  de  la  bière,  singuliè- 
rement accru  pendant  ces  dernières  années. 
D'un  autre  coté,  la  recette  du  fermier  est  dimi- 
nuée; il  n'a  point  démarché  étranger  pour  écou- 
ler son  blé,  qui  est  plus  cher  en  Angleterre  que 
partout  ailleurs;  tandis  que  sur  le  marché  inté- 
rieur il  y  a  peu  de  débit  à  cause  de  la  détresse 
de  la  classe  manufacturière.  Cependant  la  denrée 
abonde  moins  par  suite  des  importations,  qu'à  cause 
'  des  besoins  du  fermier,  qui  lui  font  apporter  le 
double  ou  le  triple  de  ce  qu'il  amenait,  d'ordinaire 
au  marclié.  Mais  la  conséquence  naturelle  de 
tous  ces  incidens  est  une  baisse  générale  dans 
le  prix  du  produit  de  l'agricullure.  Au  milieu 
de  ces  embarras,  le  fermier  a  recours  à  son 
ancien  ami ,  le  facteur  du  blé,  et  celui-ci  s'adresse 
au  banquier  de  la  contrée,  qui,  loin  de  pouvoir 
agrandir  son  cercle  d'affaires  ,  ou  le  restreint  de 
moitié,  ou  va  bientôt  rendre  la  détresse  générale 


(  185) 
par  son  insolvabililé.  On  a  c.ilciilé  qiiïl  y  a  eu 
une  diiîiinulioii  de  deux  miliions  et  demi  à  trois 
millions  dans  le  seul  papier  en  circulation  du 
Lincolnshire;  ce  qui  est  pcnt-ctre  exagéré.  Mais 
du  moins,  est-il  cerlain  que  le  nombre  des  li- 
cences pour  les  banques  provinciales  a  décru 
dans  la  proportion  suivante  :  en  i8i4,  il  était  de 
916,  en  1 81 5  de 83 1  et  en  ]8iG  au  3o  novembre 
seulement  de  713.  11  est  b.  ma  coinsaissance  ,  et 
je  crois  que  c'est  là  le  cas  général ,  que  dans  une 
ville  d'un  corn  lé,  où  deux  banques,  il  y  a  deux  ou 
trois  ans  ,  émettaient  chacune  du  papier  pour 
la  valeur  de  L.  4o,ooo  ,  ces  banques  ne  font  au- 
jourd'hui circuler  que  cetle  somme  k  elles  deux. 
En  calculant  d'après  ces  données,  il  paraîtrait,  en 
supposant ,  comme  ci-dessus ,  que  neuf  cent  seize 
b;mqucs  aient  émis  55  millions  sterling,  que  sept 
cent  treize  banques  peuvent  être  regardées  comnic 
en  ayant  émis  dans  le  même  temps  une  quantité 
d'environ  20  millions  et  demi,  et  comme  ayant  ré- 
duit ensuite  cette  émission  à  1  2  millions  et  un  quart. 
On  voit  qu'il  y  a  ainsi  dans  le  papier  des  banrjues 
"provinciales  une  diminution  de  21  millions  t»  ois 
quarts,  A  quoi  il  faut  ajouter  un  déchet  de  près 
de  5  tnillions  un  quart  pour  les  lullcts  de  la  ban- 
que d'Angleterre,  à  la  date  de  ses  derniers  conîptes. 


(  i86  ) 
qui  ont  élé  rendus  publics  (i).  Ainsi  les  70  mil- 
lions en  circulalioii ,  selon  le  calcul  de  la  pre- 
mière partie  de  cette  lettre,  peuvent  élre  sup- 
posés aujourd'hui  réduits  à  43  millions;  et  nos 
propriétés,  (l'une  valeur  réelle  ou  fictive,  doivent 
avoir  éprouvé  une  semblable  diminution  sous  un 
certain  rapport.  Cet  état  des  choses  est  envisagé 
comme  un  malheur  pour  la  nation;  il  peut  aussi 
l'être  comme  un  avantage.  Ce  qui  reste  est  in- 
comparablement plus  solide  par  sa  nature  que 
ce  qui  a  péri  ;  nous  sommes  placés  sur  la  route 
qui  mène  à  recouvrer  ce  que  nous  avons  perdu; 
et  je  suis  persuadé  que  nous  avons  déjà -fait 
quelques  pas  vers  ce  but. 

Par  ce  que  j'ai  dit  vous  vous  apercevrez  que 
je  ne  suis  point  du  tout  porté  à  pallier,  encore 
moins  à  déguiser  les  maux  dont  partoul  on|  en- 
tend se  plaindre.  Les  maux  existent;  mais  ils  ne 
sont  pas  sans  ressource.  Connaissons  le  siège 
du  désordre,  et  nous  serons  à  moitié  chemin 
de  la  cure. 

Quand  j'ai  commencé  cotle  lellre,  je  me  flat- 
iais  que  j'aurais  du  temps  et  de  la  pi  ce  pour 


(i)  C'est-à-dire  lo  1  5  mai  1816. 


(  i87) 
exposer,  selon  mes  vues,  .es  principaux  re- 
nié(]es  qui  conviennent  à  notre  élat  ;  mais  j'ai 
déjà  tellement  outrepassé  les  bornes  que  je  m'é- 
tais imposées  sous  ces  deux  rapports,  que  je 
suis  obligé  de  renvoyer  à  une  autre  occasion  la 
partie  de  mon  sujet  qui  me  reste  à  traiter.  Je 
remarquerai  seulement  que  je  ne  suis  pas  un  de 
ceux  qui  considèrent  notre  situation  comme  déses- 
pérée, et  nos  maux  comme  ayant  besoin  de  caus- 
tique révolutionnaire. 

J'ai  l'honneur  d'être,  etc. 

D.  S. 


LETTRE   IX. 

Voyage  à  Moscou  dans  Vété  de  i8i4. 


A  M.  C. 

JMojVSIEUR  , 

Nous  quittâmes  Saint-Pétersbourg  le  12  juin. 
Pour  sortir  de  cette  ville  il  faut  absolument  un 
passeport  ;  et  pour  obtenir  ce  passeport  il  faut 
s'être  fait  annoncer  dans  trois  gazettes  consé- 
cutives •  ce  n'est  pas  là  où  se  bornent  les  démarclies 
pénibles  et  fastidieuses  et  qui  prennent  beaucoup 
de  temps  :  nous  n'en  fûmes  pas  plus  exempts  que 
d  autres  ;  enfin  cependant  nous  pûmes  nous  mettre 
en  route. 

A  peine  avions-nous  fait  quelques  verstes  hors 
des  barrières  que  nous  nous  trouvâmes  sur  la 
route  construite  par  Pierre  le  Grand.  Elle  tra- 
verse en  ligne  de  droite,  pendant  des  lieues  en- 
tières, d'épaisses  forets  de  sapins  et  de  bouleaux, 
sur  un  sol  qui  ne  présentait  autrefois  que  marais 


(  i89) 
et  fondrières.  De  chaque  côté  est  une  esplanade 
large  de  plus  de  cent  pieds  pour  la  commodité 
des  bestiaux  que  l'on  conduit  aux  marchés.  Tou- 
tes les  routes  de  l'intérieur  sont  consiruiles  de  la 
même  façon  :  aussi  le  bétail  circule-t-il  avec  la 
plus  grande  facilité  dans  tout  l'empire,  et  nous  en 
avons  rencontré  qui  venait  du  fond  de  l'Ukraine, 
et  était  en  route  depuis  plus  de  deux  mois. 

Les  hurlemens  des  loups  que  nous  entendîmes 
durant  toute  la  nuit,  et  qui  au  reste  ne  nous  pa- 
rurent guère  moins  discordans  que  les  chants 
des  "paysans  qui  conduisaient   notre   équipage, 
nous  indiquaient  assez  le  genre  de  contrée  que 
îious  étions  en  train  de  traverser.  Quoiqu'à  trente 
lieues  de  la  capitale  seulement,  les  habitans  nous 
paraissaient  des  sauvages  sortant  de  leurs  forets, 
avec  lesquels  on  ne  peut  communiquer  que  par 
le  moyen  de  quelques  pièces  de  monnaie  ou  de 
quelques  coups  de  bâton  :  ces  deux  moyens,  éga- 
lement efficaces,  sont  souvent  nécessaires  dans 
]e  même  moment  ;  nous  en  avons  fait  l'expérience 
plus  d'une  fois.  On  voit  ces  malheureux  couchés, 
comme  des  bêles  de  somme,  dormant  le  jour  et 
la  nuit  sur  leurs  peaux  de  mouton  le  long  de  la 
roule ,  insensibles  à  tout  autre  jouissance  qu'à 
celle  de  l'existence  animale.  IXotre  conciucleur 


(  190  ) 
asséna  de  grands  coups  de  fouet  à  deux  de  ces 
créatures  qui  rouflaient  devant  la  porte  d'une 
maison  ;  les  animaux  à  longue  barbe  se  relevèrent 
à  moitié ,  regardèrent  autour  d'eux  d'un  air  ébahi, 
et  voyant  que  les  coups  ne  venaient  pas  de  leur 
maître,  ils  reprirent  leur  première  posture  et  se 
remirent  à  doimir.  A  celte  occasion  ,  je  vous 
rappellerai  que  j'ai  vu  cent  querelles  à  Saint- 
Pétersbourg,  entre  gens  du  peuple,  et  que  pas 
une  seule  ne  s'est  terminée  par  des  coups.  Ce 
n'est  pas  qu'il  ne  s'en  distribue  par  milliers  jour- 
nellement dans  ce  vaste  empire-  mais  ils  sont 
toujours  adressés  à  un  inférieur  :  les  coups  de 
bâton  sont  bien  moins  une  marque  de  colère 
qu'un  signe  de  supériorité.  Les  paysans  russes 
nrennent  tous  les  événemens  de  la  vie  avec  une 
sorte  de  bonne  humeur  stupide  :  ils  sont  très- 
portés  à  la  plaisanterie;  on  les  voit  souvent  faire 
assaut  de  bons  mots.  Ce  qui  contraste  avec  leur 
aspect  sauvage,  c'est  l'attention  qu'ils  ont  de  faire 
le  signe  de  la  croix  devant  chaque  église  ou  cha- 
que chapelle  qu'ils  rencontrent  ;  ils  ne  manquent 
pas  non  plus  de  se  saluer  les  uns  les  autres.  Le 
plus  mince  mougik  (i)  ôte  son  chapeau  devant 

(l)  Paysan  russe. 


(  ^9^  ) 
je  niongik  de  sa  connaissance;  ils  se  prennent  la 
;main ,  se  baisenl  sur  la  joue  quand  ils  se  séparent, 
etsedonnent  le  tendre  nom  de  frère.  On  retrouve 
bien  les  mêmes  formes  de  politesse  eu  Suède  et 
eu  Ecosse,  mais  nulle  part  elles  ne  frappent  au- 
tant qu'ici.  L'étranger  est -tenté  d'attribuer  cet 
expression  de  douce  fraternité  parmi  les  paysans 
russes  à  leur  commune  misèie.  11  est  vraiment 
])énible  de  voir  ces  malheureux  enchaînés  deux  à 
deux ,  travaillant  au  bord  de  la  route ,   lorsque 
peut-étie  tout  leur  crime  est  dans  le  caprice  de 
leur  maître  ;  mais  ,  d'un  autre  côté,  ils  ne  parais- 
sent accessibles  à  aucun  sentiment  de  peine  ou 
de  dégradation.  Leur  situation  change  rarement 
leur  humeur;  dans  les  fers  comme  en  liberté,  ils 
chantent.  Le  débiteur,  le  fripon,  le  malfaiteur, 
le  domestique,  punis  de  la  prison,  sont  confondus 
dans   la  même  geôle,  et  souvent  attachés  à  la 
mémo  chaîne  ! 

Après  avoir  traversé  Novogorod  ,  Valdai  et  ses 
montagnes,  Tarjok  et  quelques  autres  endroits 
plus  ou  moins  dignes  d'attention,  nous  aperçû- 
mes le  troisième  jour ,  au  lever  du  soleil,  la  su- 
perbe ville  de  Twer  et  le  majestueux  Volga  qui 
baigne  ses  murs.  Il  y  a  un  sentiment  de  respect 
vague  et  indéterminé  attaché  à  certains  noms , 


(  1,92  ) 
dont  on  ne  saniaiL  trop  assigner  la  cause  :  nous 
l'éprouvâmes   en  louchant  la  rive  de  ce  fleuve 
sacré.  Twer  est  célèbre  par  le  massacre  des  Tar- 
tares,  sous  Je  règne  du  grand  duc  Alexandre 
MikaïloAviz,  PSous  Iraveroâmes  le  Volga  qui  est 
large  d'environ  cent  toises,  sur  un  pont  de  ba- 
taux.  Arrivés  dans  la  ville,  nous  fumes  réelle- 
ment frappés  de  la  quantité  de  bâtimens  magnifia 
qurs,  d>?  couveos  environnés  de  murailles,  d'é- 
glises ornées  de  riches  coupoles,  qui  s'offraient  à 
noire   vue.   Twer  doit   son  opulence  au  com- 
merce que  favorise  sa  situation  sur  un  fleuve  qui 
a  plus  de  huit  cents  lieues  de  cours.  Quand  nous 
arrivâmes,  on  attendait  une  flotte  immense:  déjà 
l'on   apercevait  les  premiers  bateaux  remontant 
la  rivière  à  l'aide  de  nombreux  chevaux. 

Nous  nous  trouvions  sur  un  nouveau  champ 
de  méditation  ;  nous  allions  fouler  cette  terre, 
lliéâtre  il  y  a  peu  de  temps  d'une  guerre  la  plus 
imporl.'inle  })eul-étrc  dans  ses  conséquences  qui 
^e  soil  jamais  vue. 

Quand  les  progrès  rapides  de  l'armée  française 
en  1812,  et  l'occupation  de  Moscou,  semblèrent 
avoir  décidé  la  campagne,  la  consternation  fut 
ici  à  son  comble.  Les  habitans  de  Twer  s'enfui- 
rent avez  leurs  effets:  car  on  répandait  le  bruit 


(195) 
qmi  la  ville  serait  incendiée,  pour  peu  que  Icé 
ennemis  s'en  approcjiassentj  et  dans  le  fait  il  est 
bien  probaMe  qu'elle  aurait  subi  alors  le  sort  de 
Smolenske,  deMojaïsk,  de  M(>scou  et  de  Viasnia. 
A  la  vérité  on  avait  réuni  un   corps  de  trente 
mille  liommes,  sous  les  ordres  du  général  A'\  in- 
zingerode,  qui,  posté  dans  le  voisinage  de  Klin, 
protégeait  Twer  et  défendait  la  route  de  Péters- 
bourgj  mais  rien  ne  pouvait  diminuer  l'effroi  des 
peuples;  liabitans  des  villes  et  des  campagnes, 
tout  fuyait  vers  Valadimir  ou  ]Nizeneï-No vogorod  ; 
tous  les  moyens  de  transport  étaieut  mis  en  ré- 
quisition ,  et  cliacnn  dans  sa  pensée  n'espérait  être 
vraiment  en  sûreté  que  quand  il  auriiit  atteint 
Kasan  ou  quelque  ville  aussi  éloignée. 

Mais  ce  n'était  pas  seulement  dans  les  provin- 
ces à  proximité  de  l'armée  ennemie,  que  de  vives 
craintes  se  faisaient  sentir;  l'affreuse  nouvelle  de 
l'entrée  des  Français  à  Moscou  répandit  la  plus 
grande  terreur  à  Saint-Pétersbourg.  On  ignorait 
les  mouvemens  de  Koutousoff  ;  les  ennemis  pa- 
raissaient invincibles;  on  croyait  les  v^oir  déjà 
approcher  de  la  résidence  impériale.  On  fit  des 
préparatifs  pour  transporter  la  cour  à  Kasan  ;  les 
meubles  les  plus  précieux  du  palais  furent  embal- 
lés; les  diverses  institutions  impériales  eurent 
a  i3 


C  'ç/*  ) 

ordre  de  se  lenir  pi  êtes  à  partir  pour  la  Finlande  j 
enfin  la  flotte  mit  à  la  voile  pour  l'Angleterre ,  et 
tous  ceux  qui  avaient  quelques  relations  dans  ce 
pays-là,  y  envoyèrent  leiirs  femmes  et  leurs  enfans 
ainsi  que  leurs  fortunes ,  comme  dans  le  seul  lieu 
de  sûreté  qui  leur  restât  en  Europe  (i).  Plus  les 
démonstration/^  de  craintes  devenaient  publiques, 
plus  les  alarmes  augmentaient  ;  et  plus  les  peu- 
ples étaient  éloignés  de  la  scène,  plus  ils  se  li- 
vraient à  de  vagues  conjectures  et  aux  fantôuies 
de  leur  imagination. 

Le  lendemain  du  jour  où  nous  eûmes  quitté 
Twer,  nous  arrivâmes  à  l'endroit  où  les  postes 
avancés  de  la  grande  armée  française  étaient  cam- 
pés pendant  l'occupation  de  Moscou;  c'est  un 
petit  village  appartenant  au  comte  Strogonow, 
iitué  à  quarante  versles  de  la  capitale.  Théâtre  de 
plus  d'une  sanguinaire  rencontre ,  il  ne  présente 


(i)  Si  jamais  précaution  fut  malheureuse,  c'est  celle 
d'uii  seigneur  russe ,  qui  envoya  de  Saint-Pétersbourg  à 
Londres  une  très-belle  galerie  de  tableaux ,  pour  la  sous- 
traire au  pillage  qu'il  craignait.  Les  caisses  qui  les  conte- 
naent  ne  furent  pas  tout  de  suite  retirées  de  la  douane , 
et  elles  devinrent  la  proie  des  flammes  lors  de  l'incendie 
qui  eut  lieu  daiis  les  bâtimens  de  la  douane  en  181 5. 


(  195  ) 
déjà  plus  aucune  trace  de  ravage;  les  riiaisoiià 
sont  toutes  rebâties,  et  tout  avait,  quand  nous 
passâmes,  la  plus  tranquille  apparence.  Les  pay- 
sannes, assises  devant  leurs  portes,  cLanlaient 
tout  en  travaillant  à  une  espèce  de  dentelle  gros- 
sière; les  enfans  jouaient;  et  les  hommes,  acca- 
blés par  la  chaleur ,  dormaient  çà  et  là  sur  la  terre. 
Le  contraste  qu'offrent  les  huttes  sales  et  dé- 
goûtantes ,  avec  l'air  gai  et  attrayant  des  groupes 
de  femmes,  forment  un  tableau  des  plus  singu- 
liers. 

Dans  quelle  erreur  était  tombé  Buonaparte  lors- 
qu'il crut  que  ces  peuples  entreraient  dans  ses 
plans  !  comme  il  fut  trompé  par  ses  émissaires! 
ils  lui  cachèrent  donc  la  dévotion  outrée ,  l'obs- 
tination,  l'ignorance  des  esclaves  russes?  Leur 
esprit  est  hors  d'état  de  se  former  à  ces  idées  vi- 
sionnaires de  liberté  qu'il  voulait  leur  offrir  ;  ils 
sont  contens  de  l'état  où  ils  se  trouvent,  parce 
qu'ils  s'y  trouvent;  incapables  d'éprouver  d'au- 
tres senlimens  qu'un  attachement  stupide  envers 
qui  que  ce  soit,  leur  constance  ne  dérive  point 
d'un  respect  quelconque  pour  leurs  coutumes  et 
leurs  lois,  ou  de  quelque  mépris  pour  les  chan- 
gemens,  mais  de  leur  incapacité  absolue  de  se 
faire  même  une  idée  d'un  changement.  Avant  de 

i3. 


(  196  ) 
les  rendre  démocrates,  démagogues,  jacobina, 
il   faut  qu'ils  aient  été  royalistes,  aristocrates, 
monarcliiens;  ils  ne  sont  encore  que  des  es(-laves! 
Si  les  promesses  fallacieuses  de  Bonaparte  eurent 
de  l'influence  sur  quelques  individus  des  districts 
manufacturiers  de  Toula  et  de  Kaloura,  ce  fut 
une  exception  bien  rare.  Loin  de  recevoir  avec 
bienveillance  les  démonstrations  de  fraternité  qui 
lui  étaient  prodiguées,  le  mougik  qui  n'en  voyait 
pas  moins  son  habitation  env  ahie ,  sa  femme  et 
ses  filles  violées,   son  église  souillée  par  la  rage 
de  l'étranger ,  sortit  furieux  de  son  apathie  habi- 
tuelle, et  courut  aux  armes.  Chaque  Jour  aggra- 
Tant  les  maux  des  paysans,  leur  exaspération  fut 
portée  au  comble,  et  devint  une  espèce  d'enthou- 
siasme. 

Tingt  de  ces  pauvres  créatures  ayant  obstiné- 
ment refusé  de  servir  de  guides  à  un  détache- 
ment de  la  grande  armée  furent  condamnés  à 
être  fusillés.  Arrivés  au  lieu  fatal,  on  les  vit  s'em- 
brasser et  prendre  congé  les  uns  des  autres  ;  en- 
suite chacun  s'avançant  à  son  tour  fit  le  signe  de 
la  croix,  et  subit  la  mort  sans  le  moindre  mur- 
mure. 

Les  paysans  du  prince  BoritzGalitzin  ont  donné, 
dans  un  autre  genre,  un  grand  exemple  d'amour 


(  197  ) 
tîe  la  patrie.  Ils  vinrent  un  malin  au  nombre  cTe 
trois  mille  entourer  la  maison  tle  leur  seigneur. 
Dans  tout  autre  pays,  on  aurait  pu  éprouver 
quelque  inquiétude  à  la  vue  d'un  pareil  rassem- 
blement. Le  prince  était  absent,  ayant  un  com- 
mandement dans  le  voisinage;  la  princesse  seule 
parut,  et  leur  demanda  ce  qu'ils  voulaient.  Ils  ré- 
pondirent qu'ils  avaient  mis  en  sûreté  dans  la 
forêt  leurs  femmes  et  leurs  enfuis  ;  qu'ils  ve- 
naient à  présent  demander  des  armes  pour  par- 
tager avec  leur  maître  les  peines  de  la  guerre.. 
Il  est  difficile  de  donner  une  plus  grande  preuve 
de  patriotisme. 

La  noblesse  russe  a  déployé  un  dévouement 
pourla  patrie  qui  lui  fera  un  éternel  honneur.  Le 
comte  Orlow  a  donné  quatre  millions  de  roubles 
comme  contribution  volontaire  •  le  comte  Mo- 
monoff,  le  montant  de  ses  revenus  d'une  année, 
outre  dî  s  bijoux  d'une  grande  valeur  qu'il  a  of- 
ferts à  l'empereur  j  les  comtes  Subow,  Soltikow, 
Demidoff,  et  beaucoup  d'autres  trop  nombreux 
pour  être  nommés ,  ont  suivi  cet  exemple.  Les 
nobles  de  la  province  de  Moscou  n'ont  pas  moins 
montre  de  zèle  :  ils  formèrent  un  corps  d'armée 
qui  se  présenta  au-devant  de  l'empereur  lors- 
qu'il vint  à  Moscou  au  mois  de  juillet  1813.  Ils 


(  igs  ) 

surpassèrent  par  leurs  offres  toiiles  les  demandes 
que  le  gouvernement  pût  leur  faire  ;  80,000 
hommes  furent  subitement  levés  sous  le  nom 
â'opnichanie  ou  milice  ,  et  mis  par  eux  à  la  dis- 
position d'Alexandre.  Partout  l'empire  les  nobles 
s'empressèrent  de  répondre  à  l'appel  de  leiu'  em- 
pereur chéri;  900,000  mille  hommes  furent  en- 
rôlés de  cette  manière  :  c'est  une  fois  plus  que 
l'on  avait  demandé,  lis  furent  tous  habillés,  ar- 
més et  fournis  de  provisions  pour  trois  mois  aux 
dépens  de  leurs  seigneurs.  Une  partie  de  ces  mi- 
lices fut  ensuite  appelée  à  servir  dans  l'armée, 
et  ne  se  montra  pas  indigne  de  cet  honneur.  L'ar- 
mée employée  au  siège  de  Danlzig  était,  en  tr/ès- 
grande  partie,  composée  de  ces  régimens  mili- 
ciens. Un  corps  de  dix  mille  hommes  de  ces  le- 
vées, venant  du  nord  ,  a  donné  une  preuve  mé- 
morable de  courage.  Il  avait  été  réuni  à  Péters- 
bourg  ,  et  reçut  ordre  de  marcher  sur  Yelikaja  , 
point  le  plus  rapproché  de  l'avant-garde  française 
dans  cette  direction.  L'empereur  les  passa  en  re- 
vue avant  leur  départ ,  et  l'on  dit  qu'il  versa  des 
larmes  en  entendant  les  expressions  de  leur  dé- 
vouement, comme  s'il  eût  prévu  le  sort  qui  les 
attendait.  Arrivés  à  leur  destination,  VVittgens- 
tein  ne  put  détacher  des  troupes  pour  les  soute- 


'  (^99) 
îiir  ;  il  leur  envoya  ordre  de  reculer  jusqu'à  utie 
certaine  distance  ;  mais  ils  répondirent  qu'ils 
avaient  promis  à  l'empereur,  leur  père  (  balus- 
chka),  de  ne  pas  fuir  devant  l'ennemi ,  et  qu'ils 
voulaient  tenir  leur  parole.  Effectivement,  ils 
se  firent  presque  tous  tuer  :  8,000  restèrent 
sur  la  place,  victimes  d'un  courage  mal  rai- 
sonné. 

Malgré  l'élat  favorable  de  l'esprit  public,  tel 
est  néanmoins  le  principe  du  gouvernement  russ«, 
que  l'on  tint  autant  que  possible  le  peuple  dans 
l'ignorance  de  l'état  réel  des  choses,  et  que  l'on 
mit  en  œuvre  les  plus  singuliers  moyens  pour  le 
lui  cacher.  Dix  jours  environ  avant  l'entrée  des 
Français ,  parut  une  proclamation  du  gouverneur 
comte  Roslopchin,  par  laquelle  il  ainipnçait  qu'il 
avait  fait  fabriquer  un  immense  ballon  rempli  de 
combustibles,  qui  accomplirait  le  grand  œuvre  de 
la  délivrance  du  pays  ;  que  le  dimanche  suivant 
il  en  serait  lancé  un  plus  petit  pour  essai  j  que  les 
liabitans  en  étaient  prévenus  afin  qu'ils  n'éprou- 
vassent aucune  alarme  ,  ce  petit  balon  n'étant 
que  le  précurseur  de  celui  qui  devait  détruira 
znocîoy  (  le  méchant  ).  Une  autre  proclamation 
invitait  la  jeunesse  de  Moscou  à  se  trouver  sur  la 
montagne  à  un  jour  déterminé,  pour  repoussev 


(    200   ) 

Jes  présomptueuses  armées  de  renneini  ;  enfin 
tous  les  moyens  propres  à  entretenir  les  fausses 
espérances  fuient  mis  en  usage.  On  alla  même 
jusqu'à  prétendre  cpie  la  bataille  de  Mojaïsk  était 
une  victoire,  et  un  grand  personnage  donna  un 
dîner  pour  célébrer  cette  journée. 

Le  vendredi,  ii  septembre  ,  on  annonça  une 
rnascarade  publique  :  mais  la  consternation  était 
devenue  trop  générale  pour  permettre  aux  ci- 
toyens de  prendre  part  à  cette  espèce  d'amuse- 
ment; deux  personnes  seulement  se  montrèrent 
à  la  porte  du  bal  ,  et  ne  virent  qu'une  salle 
vide. 

Le  dimanche,  i3  septembre,  le  voile  fut  en- 
tièrement déchiré..  L'armée  russe,  en  pleine  re- 
traite ,  entra  dans  la  ville  infortunée  5  l'avant-garde 
se  dirigea  sur  la  route  de  Wladimir.  Tous  ceux 
qui,  trompés  par  les  fausses  nouvelles  ,  ou  abu- 
sés par  leurs  espérances,  avaient  cru  pouvoir  dif- 
férer l'heure  de  leur  départ,  s'empressaient  à 
présent  de  rejoindre  la  foule  dans  les  rues.  La 
confusion  était  au  comble. 

Le  matin  du  jour  suivant ,  quand  le  passage 
des  troupes  eut  cessé,  la  police  et  les  officiers  du 
gouv^ernement  évacuèrent  à  leur  tour  la  ville.  Le 
peu  d'iiabilans  qui  n'avaient  pas   fui,   faute  do 


(    201    ) 

moyens,  s'enfermèrent  dai^ leurs  nu\ison.s.  et  pas- 
sèrent dans  la  plus  affreuse  anxielé  l'inlervalle  de 
temps,  toujours  terrible,  entre  le  départ  d'une 
armée  vaincue  et  l'arrivée  des  vainqueurs.  Les 
vociférations  de  quelques  misérables  à  demi-ivres, 
échappés  des  prisons,  interrompaient  seules,  de 
temps  à  autre  ,  le  silence  qui  régnait  dans  les 
rues.  On  eût  dit  le  calme  effrayant  qui  précède 
ordinairement  les  grandes  convulsions  de  la  na- 
ture. 

Il  était  prés  de  cinq  heures  du  soii-  (le  lundi  i4) 
quand  le  son  des  trompettes  et  le  trépignement 
des  chevaux  annoncèrent  l'approche  des  troupes 
de  Murât  qui  formaient  l'avant-garde  des  Fran- 
çais. Bienlôl  les  rues  furent  rem])Hes  ,  des  gardes 
furent  posées  dans  tons  les  lieux  ouverts,  et  les 
Français  prirent  immédiatement  possession  du 
Kremlin. 

Avant  la  nuit  Buonaparte  arriva  à  la  barrière 
de  Smolenske  :  il  s'arrêta  quelque  temps  ,  surpris 
de  ne  pas  voir  arriver  une  députation  des  au- 
torités de  la  ville  pour  lui  en  présenter  les  clefs; 
il  voulait  faire  ensuite  son  entrée  solennelle.  Il 
supposa  d'abord  que  quelque  erreur  occasionait  ce 
retard  ,  et  dépécha  un  aide-de-camp  pour  donner 
avis  de  son  arrivée.  L'aide-de-camp  revint  bien- 


(  2oa  ) 
tôt  annoncer  qu'il  n'apercevait  aucun  vestige  de 
magistrature  ni  de  police,  et  que  la  ville  parais- 
sait entièrement  déserte.  Buonaparfe  fot  étonné  j 
il  envoya  de  nouveau  un  officier  qu'il  cliargea  de 
lui  amener  quelque  personne  qui  pût  lui  donner 
des  renseignemens  sur  une  circonstance  aussi 
inattendue.  Son  messager  parcourutinutilementla 
ville  pendant  plus  d'une  heure  ;  enfin  il  rencon- 
tra une  maîtresse  d'école  qui  parlait  le  français 
tant  bien  que  mal  :  celte  femme  fut  mise  sur  un 
drocheki,  et  conduite  en  toute  hâte  à  Buona- 
parte.  Ce  qu'elle  dit  à  ce  despote  ambitieux  peut 
se  présumer  :  il  commença  à  penser  sans  doute 
que  les  choses  n'iraient  peut-être  pas  comme  il 
l'avait  espéré. 

Cependant  les  préparatifs  dirigés  en  secret  pour 
brûler  la  ville  commençaient  à  se  déployer.  Le 
ballon  dont  on  avait  tant  parlé  n'avait  été  ima- 
giné que  pour  détourner  l'attention  de  l'immense 
provision  d'artifices  et  de  matières  combusti- 
bles confectionnées  par  M.  Smith  à  Voronzowo. 
Dans  le  cours  de  la  journée  elles  furent  distri- 
buées par  des  émissaires  dans  tous  les  quar- 
tiers de  la  ville,  au  milieu  du  tumulte  et  de  la 
confusion  qui  suivaient  nécessairement  l'occu- 
pation d'une  aussi  grande  ville.  L'incendie  éclata 


(  2o3  ) 
ffabord  à  Soleiika,  prés  de  la  povla  des  Ennuis- 
Trouvés.  En  même  leoips  l'on  vit  des  maisons 
en  feu  du  côté  du  pont  de  Pierre  de  la  Jaouza. 
C'est  là  que  Murât  était  logé.  Un  troisième  in- 
cendie se  déclara  du  côlé  tout  opposé  de  la  ville. 
Cependant  les  Français  n'ai  tachèrent  d'abord  pas 
grande  importance  à  ce  qu'il  ne  regardaient  que 
comme  des  accidens  fortuits  :  des  ordres  furent 
donnés  pour  éteindre  les  feux,  et  l'(m  n'y  fit  pas 
d'autre  attention.  Les  habitans  voyaient  brûler 
leurs  maisons  avec  cette  résignation  que  la  per- 
suasion seule  de  l'impossibilité  de  tout  secours 
peut  expliquer  (i)  :  sans  doute  que  la  conviction 
où  ils  étaient  que  l'ennemi  allait  être  privé  des 
plus  importantes  ressources  contribuait  à  cette 
inconcevable  disposition  des  esprits.  Quelques- 
uns  sortaient  les  images  des  saints  de  leurs  mai- 
sons, les  plaçaient  devant  la  porte,  et  s'en  allaient. 
Le  mardi  soir  l'incendie  avait  pris  un  aspect  sé- 
rieux :  le  détachement  employé  pour  arrêter  les 


(i)  Quelques  habitans  mirent  le  feu  à  leurs  propres 
maisons.  On  vit  des  femmes  s'agenouiller  tlevant  leurs 
portes  ,  faire  des  signes  de  croix  ,  et  lancer  ensuite  le  ftual 
brandon  dans  leurs  demeures,  fuyant  après,  épouvantée* 
de   ce  qu'elles  venaient  de  faire. 


(    204    ) 

progrès  du  feu ,  rapporta  que  ses  peines  avaient 
été  vaines,  que  le  feu  éclatait  clans  mille  endroits 
à  la  fois.  Cependant  les  Français  ne  concevaient 
encore  aucun  soupçon  sur  les  véritables  auteurs 
de  l'incendie,  quoique  déjà  on  eut  arrêté  quel- 
ques gens  occupés  à  le  propager ,  et  qu'une  main 
téméraire  eût  osé  je!er  une  fusée  dans  les  murs 
du  Kremlin. 

La  journée  et  la  nuit  du  mardi  se  passèrent 
ainsi.  Les  troupes  françaises ,  dispersées  dans  la 
ville,  étaient  au  bivoueic  :  aux  diilerenles  bar- 
rières elles  se  trouvaient  campées.  Le  mercredi 
malin,  il  s'éleva  vers  les  neuf  heures  un  très- 
violent  venl  du  sud  ,  et  c'est  alors  que  l'incendie 
commença  à  devenir  général.  Des  explosions,  des 
feux  qu'on  voyait  descendre  du  haut  des  tours, 
indiquaient  les  moyens  qu'on  employait  pour 
le  propager,  dans  l'espace  d'une  heure  le  feu 
avait  éclaté  dans  dix  endroits  différens.  Un  vaste 
océan  de  flainmes  éclaira  l'horizon  :  toute  l'im- 
mense plaine  couverte  de  maisons  qui  se  trouve 
au-delà  de  la  rivière ^  ne  présentait  que  des 
flots  enflammés  qui  s'élançaient  dans  les  airs. 
Au  même  moment,  le  feu  éclata  dans  le  quartier 
des  boutiques.  Tout  secours  devint  alors  abso- 
lument impossible,  et  ce  fut  là  que  commença  le 


1 


(    205   ) 

pillcige.  Ce  qui  échappait  à  la  fureur  des  flamrneâ 
tombait  dans  les  mains  du  soldat  français.  Non 
jamais  le  ciel  ne  présenta  aux  hommes  un  plus 
affreux  spectacle  :  les  flammes  sur  tousles  points  j 
et  sur  tous  les  points  les  pillards  poursuivant 
leurs  victimes. 

Buonaparte  qui,  des  fenêtres  du  palais j  avait 
suivi  les  progrès  de  l'incendie,  commença  à  crain- 
dre pour  lui-même.  On  avait  saisi  des  forcenés 
qui  cherchaient  à  porter  la  flamme  dans  l'en- 
ceinte même  du  Krendin  :  le  feu  y  avait  déjà 
éclaté.  Ils  se  détermina  à  aller  passer  la  nuit  à 
Petrowski  (i).  Il  craignait  quelque  piège  caché, 
et  la  conservation  de  ses  jours  fut  toujours  l'objet 
le  plus  important  pour  lui.  Si  jamais  la  cons- 
cience s'est  fait  entendre  à  ce  cœur  de  fer,  cela 
a  dû  êti'e  pendant  cet ie  nuit  terrible.  Quatre  ou 
cinq  cents  misérables  afîlunés,  sans  demeures, 
pillés,  insultés  par  les  soldais,  s'assemblèrent 
amour  de  son  palais  :  pâles  et  la  bouche  muette, 
ils  imploraient  parleurs  regards  la  pitié  de  celui 
qui  était  l'auteur  de  tous  leurs  maux. 

On    essaya,    mais   inutilemeni:,    d'arrêter  les 

(i)  Palais  à  une  lieue  de  Moscou  ,  sur  la  roule  de 
Twer. 


(  3o6  ) 
progrès  du  désastre  en  semant  l'épouvante  :  sons 
ïe  moindre  soupçon ,  on  était  fusillé.  Des  ca- 
davres sanglans  et  défigurés,  exposés  dans  les 
rues,  ou  altacliés  à  des  poteaux,  offraient  un  spec- 
tacle révoltant,  qui  ajoutait  encore  aux  horreurs 
dont  on  était  entouré. 

Le  jeudi,  lèvent  qui  avait  soufflé  du  sud  passa 
violemment  à  l'est ,  comme  si  le  ciel  eût  décidé 
la  ruine  entière  de  cette  malheureuse  ville. 

Le  vendredi ,  le  vent  augmenta  de  furie.  Les 
courans  de  feu  se  précipitant  dans  les  rues  , 
détruisant  tout  sur  leur  passage,  l'incendie  ne 
se  communiquait  plus  de  maison  en  maison;  de 
longues  rangées  de  bâtimens  étaient  à  la  fois  lu 
proie  des  flammes.  On  n'entendait  dans  cette 
vaste  plaine  endirasée  que  le  craquement  des 
poutres,  le  bruit  des  murs  qui  s'écroulaient,  le 
mugissement  des  flannnes  qui  n'abandonnaient 
un  lieu  que  pour  offrir  un  moment  à  la  vue  des 
ruinesnoires  et  fumantes.  Dans  quelques  endroits 
le  vent  semblait  éteindre  pour  un  moment  les 
flammes;  mais  quelques  secondes  après,  elles 
s'élançaient  avec  plus  de  fureur  pour  se  joindre 
à  l'océan  de  fumée  qui  inondaitl'atmosphère. 

Telles  étaient  les  scènes  d'horreur  qu'offrait 
l'intérieur  de  Moscou;  en  dehors  une  foule  de 


(  207  ) 
îngitifs,  nobles  et  paysans,  exténués  de  fatigue  et 
de  ftiirn ,  gisaient  le  long  des  routes,  jetant  leur» 
regards  effrayés  vers  leur  cité  en  feu. 

Le  samedi  matin ,  le  vent  tomba  ;  et  la  fumée 
s'élunt  peu  à  peu  dissipée,  laissa  apercevoir  un 
champ  de  désolation  qu'aucune  expression  ne 
saurait  décrire.  Moscou  n'existait  plus  ]  On 
voyait  de  vastes  plaines  de  ruines  et  de  cendres; 
(les  cadavres  humains  danu  les  rues,  dans  les 
cours;  de  tous  côtés,  des  chevaux  morts,  des 
vaches  et  des  chiens  brûlés  3  des  gens  errans  çà 
et  là,  cherchant  leurs  familles  perdues,  et  deman- 
dant du  pain  pour  assouvir  leur  faim  dévo- 
rante. 

Quel  cruel  spectacle  pour  le  peu  de  Russes 
qui  n'avaient  pu  quitter  leur  ville  infortunée! 
JSul  peuple  n'est  plus  fier  de  sa  patrie  que  le 
Moscovite  !  Que  l'on  juge  des  cruelles  sensations 
qui  vinrent  l'assaillir.  Les  étrangers  pouvaient 
bien  envisager  cette  épouvantable  catastrophe, 
comme  le  signe  avant-coureur  de  la  délivrance 
de  l'Europe  ;  mais  il  est  impossible  pour  le  Russe 
de  raisonner  tranquillement  sur  la  nécessité  ou. 
la  politique  des  mesures  qui  furent  prises  à  cette 
fatale  époque;  et  il  n'en  est  pas  un  jusqu'à  ce 
moment  qui  veuille  avouer  par  quels  moyens 


[     2o8    ) 

éclala  l'incendie.  Le  peuple  de  Saint-Pétersbourg, 
aussi-bien  que  celui  de  Moscou,  l'attribue  à  là 
méchanceté  de  l'artuée  française^  mais  l'histoire 
rendra  justice  à  qui  il  appartient. 

C'est  en  passant  sous  les  tourelles  du  palais 
Petrowski ,  qui  borde  la  route ,  que  nous  aper- 
çûmes pour  la  première  fois  les  dômes  et  les 
clochers  qui  s'élèvent  au  milieu  des  ruines  de 
Moscou  5  et  qui  lui  donnent  de  loin  l'apparence 
d'une  magnifique  capitale*  mais  à  peine  fûmes- 
nous  aux  barrières,  que  noire  illusion  cessa  bien 
vite.  A  mesure  aue  nous  avancions  dans  la  Ra- 
bode,  quartier  bâti  en  bois  (faubourg),  nous 
étions  désagréablement  affectes  par  la  vue  des 
ruines.  Au  milieu  d'une  vaste  étendue  couverte  de 
charbons,  s'élevaient  de  temps  en  temps  quelques 
carcasses  de  maisons  :  là  ,  quelques  monceaux  de 
briques  calcinées  annonçaient  le  lieu  où  s'était 
trouvé  une  habitation.  En  avançant,  nous  tra- 
versâmes l'avenue  des  boulevards;  les  allées 
d'arbres,  qui  se  présentaient  dans  toute  leur 
beauté,  semblaient  ajouter  à  la  mélancolie  de  la 
scène.  Nous  arrivâmes  dans  le  centre  de  la  ville: 
ce  quartier  construit  avec  des  matériaux  plus 
durables  ,  offre  par  intervalle  des  restes  d'édifices 
d'une    telle    élégance,   que   l'on  juge  bien   que 


1 


C  ^09  ) 

Moscou  a  dû  égaler  les  plus  belles  villes  ê\X 
monde;  niais  les  rues  désertes  ne  pré«enlaient 
les  unes  après  les  autres  que  des  ruines.  Des 
colonnes  abattues,  des  portiques  mutilés,  des 
coupoles  brisées,  des  murailles  en  stuc  dégra- 
dé, noir  ou  enfumé,  formaient  un  Indeux 
contraste  avec  les  peintures  brillantes  que  les 
voyageurs  n«us  ont  données  des  grands  et  somp- 
tueux j)alais  de  Moscou.  L'herbe  croissait  à  tra- 
vers des  fragniens  réduits  en  poussière;  quel- 
quefois une  fumée  qui  sortait  lentement  d'une 
cave  annonçait  que  là  était  une  ame  vivante. 
Mon  esprit  était  douloureusement  affecté  de 
tout  ce  que  je  voyais  :  et  si  telles  étaient  les 
sensations  d'un  étranger  dans  ce  moment ,  quels 
durent  être  les  sentimcns  des  Russes ,  qui ,  forcés 
de  rester  dans  la  ville  pendant  le  règne  des 
Français,  furent  témoins  du  progrès  journalier 
du'mallieur  général ,  et  avaient  de  plus  à  éprouver 
le  besoin  et  l'oppression  ! 

Leur  nombre  n'était  pas  considérable  :  on  en 
comptait  environ  vingt  mille,  reste  d'une  po- 
pulation de  trois  cent  mille  ;  et  encore  est-on 
surpris  qu'il  en  fût  resté  autant.  Mais  il  faut  se 
rappeler  que  pendant  long-temps  les  citoyens 
ignorèrent  le  danger  de  leur  situation;  que  I9. 
3  ji4 


(    210    ) 

fatale  véritc  venant  à  se  découvrir  tout  à  cotipj 
ce  fut  à  qui  se  dépéclieiait  de  fuir.  Les  nio}  en» 
de  transport  en  devinrent  plus  difficiles  à  trouver  ; 
les  demandes  de  chevaux,  de  mulets,  de  voi- 
lures surptissèrent  toute  mesure;  et  Ton  ofirit, 
le  dernier  jour,  jusqu'à  cinq  cents  roubles  pour 
être  conduit  à  la  première  poste  ag-delà  de  Mos- 
cou ,  sans  pouvoir  l'obtenir.  11  se  trouva  donc 
des  malheureux,  forcée,  soit  par  leur  manque 
de  moyens,  soit  par  leurs  infirmités,  de  rester 
au  milieu  de  la  tourmente,  exposés  à  toutes  ses 
horreurs.  Ajoutez  à  ce  nombre  sept  à  huit  mille 
soldats  russes  blessés  qui  périrent,  faute  de  se- 
cours ,  ou  dans  l'incendie;  et  vous  conviench'cz 
que  le  génie  du  mal  n'a  jamais  rien  produit  de 
plus  affreux. 

Parmi  les  infortunés  obligés  de  rester  à  Mos- 
cou ,  on  comptait  quelques  étrangers,  auxquels 
toute  tentative  de  départ  eût  coûté  la  vie.  Aux 
yeux  de  la  multitude  ignorante  et  exaspérée  tout 
élranger  était  un  Français,  un  espion.  Plusieurs 
de  ces  malheureux  furent  massacrés  sur  la  route 
par  les  paysans,  sans  avoir  d'autre  tort  que  de 
ne  pas  parler  le  russe. 

On  nous  fit  le  récit  des  soufiVanccs  d'un  mar- 
chand allemand ,  qui  niéritent  d*être  rapportées. 


(  ^11  ) 

Cet  lionime  demeurait  dans  une  petite  maison  dé 
campagne  :  craignant  d'y  être  exposé  aux  insultes 
de  la  soldatesque,  il  résolut  de  se  réfugier  dans  la 
ville  ;  il  y  vint  le  jour  même  de  l'entrée  des  Fran- 
çais Le  pauvre  diable  était  attaqué  d'une  hydro- 
pisie ,  et  sa  femme  était  })réle  d'accoucher  j  leur 
famille  se  composait  d'un  enfant  de  neuf  mois, 
d'une  fille  et  d'un  gendre  :  tous  ensemble  se  ren- 
dirent dans  la  maison  d'un  ami,  et  y  restèrent 
Jurant  le  passage  des  troupes.  Le  mardi  i5  sep- 
tembre leur  asile  fut  pillé  ,  et  ils  furent  privés  de 
tout  ce  qu'ils  possédaient.  Bientôt  après,  les  flam- 
mes menacèrent  leur  refuge  :  ils  se  virent  forcés 
de  l'abandonner.  Ils  eurent  le  bonheur  de  trou- 
ver en  sortant  un  droska,  sur  lequel  le  malade 
se  plaça .  et  que  la  fille  et  le  gendre  traînèrent 
tour-à-tour  j  ils  n'avaient  encore  fait  que  quelques 
pas ,  lorsqu'ils  se  virent  assaillis  par  une  nouvelle 
troupe  de  pillards,  qui  les  dépouillèrent  de  leurs 
vétemens  et  ne  laissèrent  pas  même  de  langes  à 
l'enfant.  Néanmoins,   comme  on  ne  leur  fit  pas 
d'autres  violences,  ils  continuèrent  leur  chemin 
jusqu'à  une  maison  prés  la  barrière  Twerskaïa  : 
mais  les  flammes  ne  les  y  laissèrent  pas  long-temps  j 
ils  se  virent  forcés  d'en  sortir  encore  pour  se 
mettre  à  la  recherche  d'un  autre  abri.  Cette  coursô 

i4. 


(   212    ) 

fut  plus  heureuse  que  la  première  :  deux  officiera 
français  qu'ils  furent  assez  heureux  d'intéresser 
à  leur  sort,  les  préservèrent  pour  cette  fois  de 
toute  insulte.  Ils  cbeminèrent  pendant  cinq  vers- 
tes,  au  milieu  des  ruines  fumantes  de  la  ville.  Enfia 
ils  s'arrêtèrent  dans  une  maison  de  bains  qui  était 
totalement  abandonnée  ;  ils  y  séjournèrent  pen- 
dant quinze  jours;  mais,  au  bout  de  ce  temps,  ils 
coururent  tout  à  coup  le  plus  grand  danger.  Les  co- 
saques, dans  une  de  leurs  incursions,  entrèrent 
dans  le  bâtiment  où  ils  étaient,  et  les  prenant 
pour  des  Français ,  s'apprêtaient  à  les  massacrer. 
Heureusement  que  cette  infortunée  famille  avait 
une  connaissance,  quoique  imparfaite,  de  la  langue 
russe  ;  ils  parvinrent ,  avec  beaucoup  de  peine , 
à  faire  entendre  raison  aux  cosaques.  Mais  la  peur 
affreuse  qu'ils  avaient  éprouvée  les  détermina  à 
ne  pas  rester  dans  un  quartier  aussi  exposé.  Ils  se 
remirent  en  route  pour  la  cinquième  fois,  et  se 
réfugièrent  dans  une  maison  abandonnée.  Là,  le 
malheureux  père  et  sa  femme  succombèrent  à  leurs 
maux  physiques  et  moraux.  Le  reste  de  cette  fa- 
mille traîne  son  existence  pour  maudire  l'auteur 
de  tant  d'infortunes. 

Il  n'y  a  personne  qui  n'ait  quelque  particula- 
rité à  raconter  de  ses  souffrances  ^  tous  portent 


1 


(  ^i3  ) 
sur  leur  figure  ou  clans  leurs  regards  quelques 
traces  des  privations  el  des  anxiétés  qu'ils  ont 
éprouvées. 

M.  C.  nous  dit  que ,  le  jour  même  de  l'entrée 
des  Français,  il  était  dans  sa  chambre  lorsque 
deux  dragons  entrèicnt  subitement  le  pistolet  au 
poing,  demandant  si  quelques  soldats  russes  ne 
se  trouvaient  pas  cachés  dans  la  maison.  Sur  la 
réponse  négative,  ils  répliquèrent  ;  si  vous  nous 
trompez  vous  êtes  mort  3  et  montèrent  l'étage  au- 
dessus  pour  continuer  leur  recherche.  Redes- 
cendus ils  exigèrent  de  l'eau-de-vie  et  une  paire 
débottés,  qui  leur  furent  bien  \ite  accordées.  A 
peine  étaient-ils  dehors,  qu'une  épaisse  fumée 
sortit  du  haut  de  la  maison,  et  bientôt  elle  fut 
tout  en  feu.  M.  C.  fut  obligé  de  quitter  sa  de- 
meure; il  erra  long-temps  en  vain  pour  chercher 
un  refuge.  Enfin  arrivé  dans  le  faubourg  au  mi- 
lieu de  la  nuit,  il  frappe  à  la  maison  d'une  de  ses 
connaissances,  et  demande  un  asile  qui  ne  lui  fut 
pas  refusé.  Il  n'était  pas  le  seul  auquel  cette  faveur 
avait  été  accordée  :  plus  de  cent  personnes  étaient 
venues  se  réfugier  dans  cette  vaste  maison;  toutes 
attendaient  le  jour  dans  la  plus  vive  anxiété, 
craignant  de  voir  à  chaque  instant  leur  nouvelle 
demeure   envahie.  Et  effectivement,    plusieurs 


(   2l4    ) 

partis  cîe  marautleurs  se  pi  ésentèreut  à  plusieups 
reprises;  et  chaque  fois  ces  irifortunés  furent  cl6- 
ponillés  de  quelques-uns  de  leurs  vétemens.  Enfin 
le  jour  parut  et  n'amena  pas  de  changeiiient  bien 
favorable  à  leur  situation  ;  les  visites  des  pillards  ae 
succédaient  sans  cesse  :  et  cependant  il  était  encore 
moins  dangereux  de  rester  dans  cette  maison  que 
d'en  sortir.  Les  assassinats  dans  ce  quartier  étaient 
très-fréquens  :  pour  une  seule  fois  que  M.  C.  se 
hasarda  à  sortir,  il  eut  à  se  repentir  de  sa  fémc- 
ritéj  insulté  par  des  soldats,  déponillé  de  son 
habit,  il  fut  heureux  de  sauver  sa  vie. 

Quelque  temps  après ,  des  ofiSciers  français 
vinrent  prendre  leur  logement  dans  cette  maison  ; 
ils  y  furent  reçus  avec  joie  :  on  espérait  que  leur 
présence  servirait  de  sauve-garde.  Mais  ce  sur- 
croit de  compagnie  augmenta  la  difficulté  des 
subsistances.  On  fut  réduit  à  se  contenter  d'une 
petite  portion  de  farine ,  mise  en  pâte  et  que 
Ton  cuisait  sur  le  feu  :  ce  secours  même  vint  à 
manquer;  car  les  paysans  qui  s'étaient  hasardés  à 
venir  au  marché,  ayant  été  battus  et  privés  de 
leurs  chevaux  et  de  leurs  kibics  ,  cessèrent  bien- 
tôt de  rien  apporter,  et  il  n'y  eut  plus  moyen  de  se 
procurer  le  moindre  aliment.  Privés  ainsi  de 
twtçs  ressources ,  ils  sévirent  forcés  d'aller  fouv-^ 


(2l5) 

rager  avec  des  soldats  français  dans  les  jardins  du 
voisinage,  pour  déterrer  des  poînmes  de  terre,  des 
carottes  ou  loviL  antre  es})èce  de  racines  :  et  encore 
cette  ressource  était-elle  trés-précaite  ;  car  son  vent 
les  cosaques  venaient  interrompre   désagréable- 
ment leurs  recherches.  L'infortuné  M.  C.  passa 
ainsi  la  plus  grande  partie  du  temps  que  les  Fran- 
çais demeurèrent  à  Moscou,  sans  pouvoir  jamais 
assouvir  sa  faim,  sans  clianger  d'habit  ni  de  Unge. 
Mais,  poiU'Suivi  par  sa  maligneétoile,  la  déhvrance 
de  Moscou  ne  mit  pas  fin  à  ses  souffrances.  Son  ex- 
cellent caractère  j  que  les  officiers  français  avaient 
été  à  riième  d'apprécier,  avait  engagé  les  autori- 
tés à  lui  offrir  une  place  dans  la  municipalité  pro- 
visoire.  L'espoir  d'être   utile   à  ses  malheureux 
compatriotes   le   détermina    à  accepler;   et  ,   au 
retour  des  Russes,  toutes  ses  raisons  pour  moti- 
ver sa  conduite  furent  jugées  insuffisantes;  toute 
espèce  de  connexion  avec  les  Français  étant  re- 
gardée comme  une  trahison  ,  le  plus  grand  des 
crimes  était  d'avoir  mérité  leur  confiance  :  il  fut 
donc  condamné  à  travailler  (une  heure  pour  la 
forme)  aux  travaux  publics  ,  avec  un  signe  d'in- 
famie attaché  à  son  bras,  et  défense  lui  fut  faite 
de  jamais  quitter  Moscou. 

On  pourrait  conter  des  milliers  d'iiistoires  de 


(316) 

ce  genre.  Les  femmes  furent  encore  plus  à  plain- 
dre que  les  honnnes  pendant  cette  époque  cahi- 
miteuse.  Madame***  nous  fit  aussi  le  récit  de  sou 
malheur.  Eprouvant,  comme  il  était  naturel,  une 
alarme  extrême  à  l'arrivée  des  Français,    elle  se 
réfugia  avec  sa  fille  et  son  mari  dans  un  cimetière, 
au  milieu  d'un  giand  nombre  de  femmes  qui  s'y 
étaient  également  retirées.  Elles  restèrent  ainsi 
dans  des  angoisses  mortelles  pendant  plus  d'une 
heure,  sans  que  cependant  il  leur  arrivât  rien.  A 
la  fin  elles  virent  paraître  une  troupe  de  cavaliers 
qui  leur  fît  la  question  ordinaire  :  Y  a-t-il  quel- 
que soldat  russe  caché  parmi  vous?  Non ,  répon- 
dirent les  femmes,  couvrant  de  leurs  robes  un 
malheureux  blessé  qui  gisait  moitié  niort  étendu 
sur  la  terre.  Les  cavaliers ,  satisfaits  de  cette  ré- 
ponse passèrent  outre  ;  mais  peu  d'instans  après 
quelques-uns  revinrent  sur  leurs  pas ,  et  l'on  peut 
se  peindre  la  frayeur  de  ces  infortunées  qui  cru- 
rent que  c'en  élait  fait  d'elles.  La  nuit  vint,  le 
groupe  se  dispersa  pour  chercher  un  abri.  Ma- 
tlame  ***,  sa  fille  et  son  mari  se  retirèrent  dans 
une  maison  abandonnée  j  ils  y  restèrent  deux 
jours  sans  manger  et  sans  oser  sortir.  Enfin,  pressé 
par  la  flûm  .  le  mari  se  hasarda  à  aller  à  la  recher- 
che de  quelques  provisions.  En  entrant  dans  la 


(    217    ) 

rue,  il  vit  par  terre  une  bagnctle  de  fusée  et  la 
ramassa.  Son  malheur  voulut  qu'il  aperçût  au 
même  moment  deux  soldats  français  :  la  crainte 
lui  lit  rejeter  avec  précipitation  ce  qu'il  tenait  à 
la  main.  Aussitôt  un  des  soldats,  le  prenant  pro- 
bablement pour  un  des  incendiaires,  charge  son 
fusil  et  lui  passe  une  balle  à  travers  le  corps.  Sa 
fille  qui  l'avait  suivi  des  yeux  à  travers  les  car- 
reaux de  la  fenêtre ,  jette  des  cris  lamentables  et  se 
précipite  dans  la  rue  où  elle  tombe  évanouie.  La 
malheureuse  mère  arrive  pour  trouver  son  mari 
expirant  baigné  dans  son  sang ,  et  sa  fille  que  rien 
ne  peut  rappeler  à  la  vie.  Un  officier  français, 
témoin  de  cette  scène,  prit  pitié  de  cette  infortu- 
née, et  la  conduisit  au  palais  du  prince  Razou- 
mowski,  alors  résidence  de  Murât  :  elle  y  resta 
jusqu'à  l'évacuation  définitive  de  la  ville. 

Mural  avait  été  chassé  par  les  flannnes  de  l'hô- 
tel qu'il  avait  d'abord  choisi,  et  s'était  logé  dans 
ce  palais.  On  dit  qu'il  s'empressait  d'offrir  tous 
les  secours  qui  étaient  en  son  jjouvoir  aux  mal- 
heureux habilans  :  mai»  sa  bonne  volonté  cédait 
aux  filiales  circonstances  ;  il  ne  pouvait  guère 
ofîrir  qu'un  logement  qui  fut  bientôt  rempli  de 
personnes  des  deux  sexesj  et  l'on  assure  qu'une 
dame  de  condition  accoucha  au  milieu  de  ses 


(2.8) 
compagnes  d'infortune,  qui  ne  Irouvérent  d'au- 
tre moyen  que  de  faire  un  cercle  aulour  d'elle 
pour  la  dérober  aux  regards  étrangers. 

M.  B.   était  aussi  habitant  de  Moscou  à  cette 
triste  époque  ;  mais  ,  plus  favorisé  par  le  hasard  , 
il  demeurait  dans  une  auberge  près  de  la  TAvers- 
koï,  où  logeaient  plusieurs  officiers  français  dont 
il  eut  constanmient  à  se  louer.  Il  s'était  aventuré 
un  matin  seul  dans  les  lues,  lorsqu'il  fut  rencon- 
tré par  deux  soldats  polonais  qui  voulurent  le 
conduire  ,  sous  je  ne  sais  quel  prétexte,  dans  ujne 
rue  écartée.  Il  refusa  bien  entendu  de  les  accom- 
pagner 3  et  voyant  qu'ils  commençaient  à  joindre 
les   menaces  aux  prières,  il  s'écliap})a  de  leurs 
mains  et  se  mit  à  fuir  :  les   Polonais  de  courir 
après  lui.  Heureusement  qu'au  détour  d'une  rue 
il  rencontra  un  officier  dont  il  réclama  la  pro- 
tection :  celui-ci  joignant  les  coups  de  plat  d'épée 
aux  réprimandes,  eut  bientôt  mis  les  deux  Polo- 
nais à  la  raison  :  cependant  ils  lui  i-é})ondirent 
avec  impudence  que  le  pillage  était  permis,  et 
s'enfuirent  en  murmurant.  L'officier  offrit  à  M.  B. 
de  l'accompagner  jusqu'à  sa  demeure,   ce  que 
celui-ci  accepta  avec  grande  joie.  Chemin  faisant , 
ils  renconirèrent  un  soldat  qui  portait  un  assez 
gros  paquet,  l'officier  ordonna  au  soldat  de  lui 


I 


(    219    ) 

montrer  ce  que  ce  paquet  renfcnnait  :  c'était  une 
collection  de  montres  ,  de  bijoux  volés.  Coquin , 
s'écria  l'officier,  un  Russe  est  déshonoré  lorsqu'il 
vole,  et  un  Français  se  permettrait  une  action  si 
infôme  !  n'êtes-vous  pas  soldat  de  la  grande  armée? 
En  achevant  ces  mots  il  lui  donna  sur  la  joue  un 
coupdesonépéc,  qu'il  essuya  ensuite  duplus  grand 
sang-froid  avant  de  la  remettre  dans  le  fourreau; 
et  sortant  un  billet  d'hôpital  il  le  remit  au  soldat , 
qu'il  envoya  se  faire  gu(^rir,  puis  reprit  tranquil- 
lement sa  conversation  avec  notre  ami. 

Ce  qu'avaient  dit  les  deux  Polonais  de  la  per- 
inission  de  piller  accordée  aux  soldats  n'était  pas 
entièrement  faux;  mais  cette  permission  était  ré- 
voquée, et  n'avait  duré  qu'une  semaine.  Pendant 
huit  jours  on  n'avait  vu  dans  les  rues  de  Mos- 
cou ,  que  des  militaires  furetant  dans  les  avenues 
des  maisons,  enfonçant  les  portes  des  caves,  des 
magasins;  et  dans  les  maisons  on  voyait  des  habi- 
tans  réfugiés  dans  les  recoins  les  plus  cachés,  se 
laissant  dévaliser  sans  résistance.  Ce  c[ui  rendait 
ce  pillage  plus  afi'reux,  c'était  cet  ordre  méthodi- 
que avec  lequel  il  fut  successivement  accordé  à 
tous  les  corps  d'armée.  Les  soldats  ne  faisaient 
plus  à  la  hâte  un  métier  défendu;  ils  exécutaient 
\i,n ordre,  ils  remplissaient  un  devoir.  Le  premier 


(    320    ) 

jour,  c'était  la  vieille  garde  qni  pillait,  le  lende- 
main ce  fut  la  jeune  garde,  le  jour  suivant  le 
corps  du  maréchal  Davoust,  et  ainsi  de  suite.  Tous 
les  corps  campés  autour  de  Moscou  vinrent  à  tour 
de  rôle  lui  rendre  visite-  et  l'on  conçoit  aisément 
que  les  derniers  arrivés  étaient  difficiles  à  satis- 
faire. Pendant  huit  jours  ce  régime  dura  sans 
discontinuer.  Et  certes  il  était  aisé  de  s'expliquer 
l'avidité  des  soldats,  lorsqu'on  considérait  leur 
détresse.  Hélas!  ils  étaient  eux-mêmes  sans  sou- 
liers, sans  pantalons;  leurs  habits  tombaient  en 
lambeaux.  Retournés  de  la  ville  dans  leur  camp, 
ils  étaient  travestis  si  singulièrement ,  qu'ils  n'a- 
vaient l'air  de  soldats  que  par  leurs  armes.  Buona- 
parte  fit  enfin  défendre  le  pillage,  mais  ses  défen- 
ses restaient  sans  eîTetj  on  en  vint  aux  afficlies, 
aux  proclamations,  et  à  la  fin,  pour  ramener  la 
discipline,  on  alla  jusqu'aux  fusillades  :  c'est  alors 
que  les  habitans  connnencèrent  à  se  rassurer,  et 
sortirent  de  leurs  retraites. 

Il  n'était  nullement  surprenant  que  les  soldats 
de  la  grande  armée,  se  trouvant  dans  une  situa- 
lion  bien  différente  de  ce  qui  leur  avait  été  pro' 
mis,  se  livrassent  à  des  actes  d'indiscipline.  Leur 
cl.ef  leur  avait  annoncélaprise  de  Moscou  comme 
le  terme  de  leurs  longues  et  pénibles  marches  ; 


(    221     ) 

cl  ce  Moscou  ne  leur  offrait  rien  des  commodités 
de  la  vie,  pas  même  de  souliers  pour  remplacer 
les  semelles  en  lambeaux  qui  n'ab)itaient  pins 
leurs  pieds.  De  nouveaux  travaux,  des  fatigues 
nouvelles  se  présentaient  a  leurs  yeux,  au  lieu 
de  ce  glorieux  repos  dont  on  leur  avait  fait  fétc. 
Ce[)endant  comme  le  soldat  français  n'est  pas  fa- 
cile à  décourager,  ils  mirent  d'abord  leur  espoir 
dans  l'arrivée  du  bagage  qui  devait  venir  de 
Smolenske;  mais  les  cosaques  s'en  emparèrent: 
il  fallut  tourner  ses  espérances  d'un  autre  côté; 
ce  fut  alors  qu'on  pensa  à  la  paix.  Le  soldat  se 
complut  dans  cette  idée;  la  paix  allait  lui  rendre 
toutes  les  jouissances  dont  il  était  privé:  mais  il 
fallut  encore  y  renoncer.  Kutousow  trompa  toutes 
les  tentatives  de  Buonaparte  qui  voulait  s'adresser 
directement  à  l'empereur,  et  agir  sur  le  cœur  sen- 
sible de  ce  bon  prince;  il  sut  toujours  trouver 
des  prétextes  pour  temporiser.  Quelquefois  il  re- 
fusait d'envoyer  les  dépêches  à  son  maître,  sous 
prétexte  que  l'adresse  était  mal  mise,  par  exem- 
ple, qu'on  lui  donnait  le  titre  Ôl  Empereur  de 
Russie  ,  au  lieu  A^ Empereur  de  toutes  les  Russies. 
D'autres  fois  il  encourageait  les  espérances  de  Buo- 
naparte par  de  fausses  communications.  Un  jour 
il  envoya  une  dépêche  à  Saint-Pétersbourg,  dans 


(    222    ) 

laquelle  if  manifestait  les  jilus  vives  alarmes;  il 
annonçait  qu'il  lui  élait  inpossible  de  tenir  con- 
tre rainiée  formidable  de  l'ennemi.  Le  courrier 
avait  ordre  de  prendre  une  route  qui  devait  né- 
cessairement le  làire  tomber  dans  les  mains  des 
Français.  Pendant  dans  ce  temps-là,  un  véritable 
rapport  cheminait  en  droite  ligne  et  par  une 
roule  plus  sûre.  Tous  ces  stratagèmes  réussi- 
rent. 

En  même  temps  toutes  les  provinces  environ- 
nantes couraient  aux  armes;  on  formait  les  pay- 
sans en  corps  réguliers  qui  devaient  se  tenir  tou- 
jours sur  la  défensive,  penciant  que  les  cosaques 
Gouraient  la  campagne  et  faisaient  de  fréquentes 
incursions  jusque  dans  les  quartiers  des  Français* 
Ceux-ci  n'allaient  au  fourrage  qu'en  ce)rp3  d'ar- 
mée; personne  n'osait  s'aventurer  à  sortir  de  la 
ville  sans  une  forte  escorte  :  aussi  le  décourage- 
ment commençait-il  à  s'emparer  des  esprits.  Des 
murmures  se  tirent  entendre  contre  Buonaparte  , 
parvinrent  jusqu'à  lui,  et  il  n'osait  se  jnontrer 
dans  les  rues  :  on  ne  le  vit  sortir  du  Kremlin  que 
deux  fois  durant  son  séjour  à  Moscou  ,  et  encore 
allait-il  de  toute  la  vitesse  de  son  cheval.  L'insu- 
bordination de  l'armée  était  pourtant  encore  loin 
d'une   mutinerie  complète,  et  quoique  l'on  en- 


(  2a3  ) 
lendit  quelquefois  des  militaires  parler  de  lui  avec 
ilTévérence,  le  nom  du  chef  n'avait  pas  encore 
perdu  de  son  empire  sur  la  n)asse  du  soldat.  Ce- 
pendant, malgré  les  défenses,  les  cimetières  fu- 
rent violés,  les  caves  saccagées;  on  mit  eiî  prati- 
que ,  pour  découvrir  les  objets  cachés ,  tous  les 
moyens  employés  dans  le  temps  de  la  république, 
tel  que  de  répandre  de  l'eau  sur  le  sol  ou  sur  les 
murs  pour  découvrir  dans  quelle  place  ils  avaient 
été  nouvellement  percés.  Les  soldais,  enîr'autres 
artifices  ,  pour  s'emparer  du  bien  des  pauvres 
habitans,  emploj'èrent  celui-ci  :  ils  jetaient  quel- 
ques morceaux  de  bois  enflanmiés  à  travers  les 
fenêtres  des  maisons  encore  habitées  ,  et  s'éta- 
blissaient ensuite  en  face  de  la  porte  :  dés  que  le 
malheureux  propriétaire   paraissait,    tenant  en 
niains  les  objets  les  plus  précieux  qu'il  voulait 
sauver,  les  soldais  se   jetaient  sur  lui  et  le  dé- 
pouillaient. Plusieurs  maisons  sans  doute  furent 
brûlées  de  cette  manière;  mais,  malgré  tout  ce 
qui  se  débite  à  ce  sujet  en  Puissie ,  il  est  impossi- 
ble de  croire  que  l'incendie  n'ait  pas  eu  d'autre 
cause. 

Dans  le  cours  de  la  troisième  semaine  on  dé- 
couvrit des  magasins  considérables  d'eau-de-vie 
et  de  farine  :  mais  l'indiscipline  des  soldais  ren- 


(    224    ) 

dit  celte  ressource  à  peu  près  nulle  j  tout  fut  pillé 
et  dispersé  avant  que  l'intendant  de  l'armée  pût 
y  meitre  ordre.  Au  reste,  l'on  assure  que  les 
plus  grands  actes  d'insubordination  vinrent  des 
troupes  alliées  ;  les  Polonais  surtout  paraissaient 
prendre  leur  revanche  à  chaque  excès  qu'ils  com- 
mettaient. 11  faut  dire,  pour  leur  excuse,  qu'ils 
étaient  encore  bien  plus  mal  pourvus  de  toutes 
choses  que  les  Français.  La  garde  impériale,  dont 
la  conduite  fut  constamment  présentée  comme 
nn  modèle  de  discipline,  la  garde  impériale  ne 
manqua  jamais  des  plus  pressans  besoins;  cela 
entra  toujours  dans  le  système  de  Buonaparte, 
C'est  au  moins  ce  que  nous  avons  entendu  dire 
pendant  notre  séjour  à  Moscou. 

Il  est  facile  de  se  former  une  idée  de  cette  ville. 
Rien  de  plus  simple  que  son  plan  :  laKitaye-gorod 
(  ville  chinoise),  ayant  à  son  centre  le  Kremlin, 
est  située  sur  une  éminence  au  bord  de  la  Mos- 
kwa;  tout  autoiu"  de  celte  éminence  est  bâtie  la 
Beloye-gorod  (ville  blanche  ou  belle);  autour 
de  celle-ci  la  Zemlenoye-gorod  (ville  de  terre); 
et  enfin  la  slabode  ou  le  faubourg  forme  une  der- 
nière enceinte  autour  de  la  ville  de  terre. 

La  Kitay  e-gorod ,  outre  quelques  églises,  renfer- 
m-ait  dans  ses  murs  la  bourse  et  les  principales 


1 


(    225    ) 

biaisons  de  commerce.  Elles  ont  toutes  été  com- 
plètement détruites  par  l'incendie  •  mais  l'es- 
prit du  négoce  y  domine  toujours.  On  voit  des 
lioutiques  en  bois,  des  tentes  élevées  au  milieu 
des  ruines,  qui  déjà  sont  le  siège  d'une  grande 
activité  commerciale. 

Le  Kremlin  contient  les  bureaux  de  l'admi- 
nistration. Nous  le  visitâmes  souvent;  c'est  le 
seul  édifice  qui  donne  une  idée  de  l'ancienne 
magnificence  des  Czars.  11  était  resté  sur  pied  au 
milieu  de  l'incendie  qui  dévorait  tout  à  l'entour 
de  lui;  mais  la  fureur  impie  de  Buonaparte  avait 
décidé  la  destruction  de  ce  monument  véné- 
rable (i).  L'arriére-garde  qui  occupait  Moscou 
après  son  départ,  eut  ordre  de  faire  sauter  cetteor- 
gueilleuse  citadelle  3  et  à  deu::  heures  dans  la  nuit, 
les  Français  mirent  le  feu  aux  mines.  Les  deux 
premières  explosions  détruisirent  une  partie  des 
murs  et  une  des  tours  du  côté  de  la  rivière.  Par 
la  troisième ,  une  partie  de  l'église  Saint-Nicolas, 
et  ses  quatre  grosses  choches  sautèrent  en  l'air 

(i)  A  moins  que  son  but  ne  fut  de  rendre  éternellement 
îe  nom  français  odieux  au  peuple  russe ,  on  ne  conçoit 
réellement  pas  le  motif  qui  fit  prendre  ce  parti  à  Buoua-. 
parte. 

a  i5 


(    226    ) 

avec  un  fracas  épouvantable.  Au  même  inâlânt 
la  haute  tour  d'Ivan  Veliki ,  la  première  bâtie 
par  les  Czars,  se  fendit  depuis  le  haut  jusqu'en 
bas,  et  la  croix  de  la  coupole  qui  en  couronnait 
le  sommet  se  brisa  en  mille  pièces.  La  quatrième 
explosion  fut  plus  terrible  que  les  autres  :  les 
murs  de  l'arsenal ,  de  neuf  pieds  d'épaisseur,  une 
partie  de  la  prison ,  et  les  bâtiniens  d'alentour 
s'écroulèrent.  La  commotion  se  fit  sentir  à  plu- 
sieurs lieues  à  la  ronde  ;  les  restes  de  la  ville  eu 
furent  ébranlés  jusque  dans  leurs  fondemens. 

Au  jour,  le  peuple  se  porta  en  foule  au  lieu 
de  l'explosion;  il  troussa  les  portes  barricadées  : 
la  seule  un  peu  libre ,  était  celle"  qui  conduit  au 
pont  de  pierres  par  où  les  Français  avaient  fait 
leur  retraite  j  mais  les  ruines  et  les  flammes 
qu'on  y  voyait  empêchaient  d'y  entrer.  Ce  ne 
fut  pas  sans  crainte  que  le  peuple  s'avança  sur 
ce  sol  qui  fumait  encore.  La  peur  ouvre  l'aine 
à  toutes  les  impressions;  le  russe  superstitieux  à 
l'excès  crut  reconnaître  l'intervention  divine  dans 
un  événement  que  les  physiciens  se  chargeront 
d'expliquer.  L'image  de  saint  Nicolas,  attachée  à 
un  pan  du  mur  de  l'église,  ne  fut  point  endom- 
magée, pas  même  la  glace  qui  la  recouvre,  tan- 
disque,  par  l'effet  de  l'explosion,  tout  à  l'entour 


«4 


(  2fi7  ) 
îeîait  réduit  en  poussière.  Certes,  il  fallait  bien 
que  saint  Nicolas  eût  protégé  son  image  :  jamais 
plus  grand  miracle  ne  s'était  vu  ;  le  bruit  s'en 
répandit  bien  vite.  La  foule  des  niougiks  alla 
toujours  en  croissant  j  on  les  voyait  le  jour  et 
la  nuit  faisant  des  signes  de  croix,  et  s'agenouil- 
lant  devant  l'image  miraculeuse  avec  tous  les 
signes  de  la  plus  fervente  dévotion.  Pendant 
notre  séjour,  les  pèlerinages  duraient  encore  avec 
la  même  ferveur. 

Le  palais  impérial ,  qui  fait  partie  du  Kremlin, 
avait  été  j  comme  nous  l'avons  dit,  la  résidence 
de  Buonaparte  :  mais  il  ne  l'avait  pas  moins  com- 
pris dans  l'anathème;  tout  ce  qui  en  faisait  l'orne- 
ment est  détruit  j  la  salle  du  trône  ne  présente 
que  dés'^astation  et  ruines  ;  celles  des  audiences 
publiques,  au  couronnement  des  empereurs, 
naguère  le  siège  des  fêtes  les  plus  brillantes, 
ne  sont  plus  habitables. 

L'autre  partie  du  Kremlin  est  restée  intacte. 
La  vue  dont  on  jouit  de  là  est  vraiment  magni- 
iique  :  du  haut  d'une  terrasse  bâtie  en  saillie , 
sur  le  mur  du  côté  de  la  rivière,  nous  aperce- 
vions l'église  de  la  Trinité  avec  son  architecture 
pour  ainsi  dire  fanlastique;  la  sainte  porte  sous 

laquelle  tout  russe ,  de  quelque  condition  qu'il 

i5. 


(  i.8  ) 
Soit,  ne  passe  que  tête  nue;  plus  loin,  un  amaâdè 
dômes  au  milieu  desquels  semble  s'élancer  celui 
de  l'Assomption  ;  la  chapelle  desCzars,  le  clochet 
superbe  d*IvanYeliki,  qui  domine  tous  les  autres, 
el  dont  le  globe  réfléchit  au  loin  les  rayons  du 
soleil. 

A  nos  pieds  nous  voyions  la  rivière  serpen- 
tant à  travers  les  ruines,  et  à  l'entour  les  clo- 
chers qui  ont  résisté  aux  flammes,  quelques 
palais  déjà  rebâtis,  des  chaumières,  des  jardins 
et  enfin  tout  cet  assemblage  varié  qu'offre  une 
ville  russe.  La  scène  est  prolongée  par  le  vaste 
paysage  de  la  campagne  parsemé  de  jolies  mai- 
sons, de  monastères,  et  que  terminent  les  mon- 
tagnes rembrunies  de  Sparrow,  sur  le  sommet 
desquelles  apparut,  comme  l'ange  de  ténèbres, 
à  la  tête  de  ses  légions,  Buonaparte  et  son  ar- 
mée, lorsqu'il  eût  chassé  devatit  luiles  défenseurs 
de  Moscou.  Ramenant  nos  regards  autour  de 
nous ,  nous  nous  trouvons  au  milieu  des  restes 
de  l'église  Saiut  ISicolas  :  ses  cloches  qui  faisaient 
son  orgueil  (l'une  d'elles  pesait  plus  de  deux 
cent  milliers  )  sont  dispersées  en  morceaux  sur 
la  terre,  à  la  même  place  où  l'explosion  les  a 
kncées.  Un  peu  plus  loin,  vis-à-vis  l'arsenal, 
sont  rangées  les  onze  cents  pièces  de  canon  qu« 


(  »29  ) 
la  grande  armée  a  été  obligée  de  laisser  en  Russie» 
Ces  trophées  auxquels  ont  contribué  presque 
toutesles  nations  de  l'Europe,  l'Italie ,  la  Hollande, 
l'Autriche,  la  Prusse,  la  Pologne,  la  Saxe,  l'Es- 
pzigue,  attestent  d'eiFroyables  désasties  ! 

Nous  allâmes  un  jour  à  la  campagne  ren- 
dre visite  à  un  seigneur.  Il  ne  nous  attendait 
pas,  et  cependant  nous  fûmes  reçus  splendide- 
ment. Au  milieu  des  jardins,  construits  dans  le 
genre  anglais,  s'offraient  un  pal;us  d'hiver  et  un 
élégant  pavillon  d'été.  Connue  c'était  un  di- 
manche, le  public  avait  l'entrée  des  jardins j 
beaucoup  de  personnes  venues  de  Moscou  ou 
des  campagnes  environnantes  se  promenaient 
d,uiis  les  allées  y  dans  les  bois  et  sur  les  pièces 
,  d'eau.  A  six  heures  on  annonça  l'ouverture  du 
théâtre,  aussitôt  la  foule  en  prit  le  chemin.  Pour 
nous,  nous  étions  dans  le  salon.  Un  domestique 
vint  bientôt  avertir  l'assemblée  que  les  acteurs 
étaient  prêts,  et  n'attendaient  pour  conunencer 
que  la présencedu  maître.  En  entrant,  nous  trou- 
Vcimes  lasalle  déjà  pleine  de  spectateuis;  seulement 
deux  rangs  de  sièges  sur  le  devant  avaient  été 
réservés  pour  les  amis  particuliers  :  tout  le  reste 
des  places  se  trouvait  pris.  La  pièce  qu'on  repré- 
s.enlait  était  une  comédie  russe  dont  le  sujet  était 


(  23o  ) 

tire  de  quelque  pièce  française  :  elle  nous  parut 
bien  jouée.  Après  le  spectacle,  nous  retour- 
nâmes au  salon  ,  où  les  rafraîcliissemens  circu- 
laient avec  profusion  pendant  que  la  musique  se 
faisait  entendre.  Les  chanls  russes  ont  quelque 
chose  de  sauvage.  Un  de  ceux  que  nous  enten- 
dîmes avait  été  composé  en  l'honneur  de  Milora- 
dowicz.nous  admirâmes  l'effet  qu'il  produisait. 
La  nuit  venue,  on  servit  un  repas  splendide. 
Les  vins  de  toute  espèce,  depuis  le  bourgogne 
le  plus  exquis  jusqu'au  jus  délicieux  de  la  Mol- 
davie, étaient  versés  à  pleins  verres.  Nous  ne 
quittâmes  notre  hôte  que  lorsque  le  jour  com- 
mença à  paraître. 

La  maison  de  ce  seigneur  était  composée  de 
plus  deux  cents  domestiques,  et  cependant  il  nous, 
demandait  presque  excuse  de  nous  recevoir  avec 
si  peu  de  façon,  en  nous  parlant  de  ses  pertes 
dans  la  dernière  campagne.  Sa  maison  de  Moscou 
avait  été  brûlée  avec  tout  ce  qu'elle  renfermait. 
Il  avait  aussi  perdu  un  grand  nombre  de  ses 
paysans,  parmi  lesquels  plusieurs  de  ses  joueurs  de 
cors  de  chasse,  plusieurs  de  ses  meilleurs  acteurs, 
de  s.es  meilleurs, musiciens,  qui  lui  avaient  été  en- 
levés par  la  guerre. 

Tous  ces  genS;,  au  reste,  attestaient  par  leuï- 


(25l    ) 

air  de  bonheur  les  bienfaisantes  dispositions  de 
leur  seigneur;  ils  faisaient  tous  l'éloge  de  sa 
bonté  et  de  sa  franchise.  Ces  pauvres  créatures 
lui  donnèrent  dans  ces  derniers  temps  de  cala- 
mité une  grande  preuve  de  leur  attachement. 
A  l'approche  des  Français  ,  il  réunit  tout  son 
monde;  et  après  leur  avoir  remis  à  chacun 
quelques  pièces  de  son  argenterie,  il  leur  or- 
donna de  les  cacher  où  ils  pourraient.  Lorsqu'il 
revint  au  milieu  d'eux,  au  mois  d'octobre;,  pas 
une  seule  petite  pièce  ne  manqua.  Ce  ne  fut  pas 
tout  :  ces  mallieuieux  avaient  été  forcés  de  s'en- 
fuir à  leur  tour,  et  par  attachement  pour  leur 
maître ,  ils  avaient  pris  tout  le  soin  possible  de 
son  esclave  favorite  ;  elle  ne  manqua  de  rien  avec 
eux;  et  dés  qu'ils  surent  où  il  s'était  retiré,  ils 
fournirent  les  chevaux  et  l'argent  nécessaires 
pour  qu'elle  put  l'aller  joindre.  Ce  seigneur,  au 
reste,  paraissait  s'enorgueillir  beaucoup  de  ces 
preuves  d'affeclian;  et  nous  eu  conclûmes  qu'elles 
ne  sont  pas  très-communes. 

Il  est  des  maisons  de  seigneurs  qui  renferment 
bien  plus  de  domestiques  encore  que  n'en  avait 
celui-ci.  On  en  cite  quelques-uns  qui  en  ont 
jusqu'à  cinq  à  six  cents.  Ces  gens-là  vivent 
pêle-mêle,  n'ayant  pour  lit  que  le  plancher  ou 


(  25i  ) 
h.  terre  :  au  reste,  ]e  lit  n'est  pas  un  meuble  de 
rigueur  en  Russie,  lis  sont  dénués  de  toutes  les 
commodités  de  la  vie  :  et  c'est  cependant  au 
moyen  de  cette  multitude  d'esclaves  que  le  prince 
russe  pourvoit  à  ses  amusemens ,  à  son  théâtre, 
à  ses  concerts  3  qu'il  étale  une  grande  foule  de 
domestiques  dans  son  antichambre 3  qu'il  a  une 
table  ouverte  et  bien  garnie  pour  tous  ses  amis  ; 
qu'il  étale  enfin  un  luxe  que  l'on  ne  rencontre 
que  dans  ce  vaste  empire.  Le  nombre  des 
bras  attachés  à  un  même  emploi  est  presque 
incroyable,  et  les  travaux  qu'ils  exécutent  ne  le 
sont  pas  moins.  Le  comte  Apraxin  a  fait  rebâtir 
en  moins  de  vingt-deux  mois  son  magnifique 
palais  de  Moscou ,  qu'on  avait  mis  vingt-deux  ans 
à  faire  construire.  Nous  l'avons  vu  avec  tous  ses 
dômes ,  ses  portiques  et  ses  ornemens  intérieurs , 
absolument  tel  qu'il  était  avant  l'incendie,  et 
déjà  habité  par  quatre  à  cinq  cents  personnes. 
Ces  créations  rapides  sont  tout  à  fait  du  goût  des 
Russes.  Quand  le  roi  et  la  reine  de  Prusse  vinrent 
à  Saint-Pétersbourg,  on  construisit  en  moins  de 
quinze  jours  une  suite  de  quatorze  appartemens 
ornés  de  sculptures,  peintures,  dorures,  et  au- 
tres décorations;  et, ce  qui  estplus  extraordinaire 
^ncoî^c,  ce  palais  gigantesque  de  Saint-Michel^ 


1 


(  ^'3  ) 

tîernière  résidei'.ce  de  l'cmpe)  enr  Paul,  fut  pro- 
jeté ,  bâti  et  liabité  dans  moins  de  trois  ans. 

Le  26  juin,  la  chaleur  fut  excessive,  ]c  i^icr- 
momètre  de  Réaunmr  marquait  vinî;t-deux  de- 
grés. Nous  sortîmes  cependant  vers  le  soir,  et 
nous  allâmes  à  la  promenade  sur  le  boulevarcî. 
Là  nous  vîmes  beaucoup  de  monde  dans  des  cos- 
tumes divers  :  le  marchand  russe  d-ms  son  catlavi 
bleu,  avec  sa  femme  dont  les  ciievenx  tressés 
sont  ornés  de  perles;  le  grec  avec  sa  robe  de 
soie  bleue  ou  ronge;  le  Perse  chw.fi  son  bonnet 
piqué,  sa  veste  à  fleurs  et  sa  robe  flottante;  le 
marchand  boukhare,  le  Tartare  de  Kasnn,  le  Mon- 
gol dans  son  costume  particulier,  et  le  Turc,  qui 
ne  connut  jamais  le  sourire ,  superbement  vétn ,  se 
promenant  à  pasf«lents,  d'un  air  grave  et  majes- 
tueux. Mais  de  toi:js  les  promeneurs  celui  qui 
captivait  l'attention  générale,  c'était  un  élég;int 
habillé  à  la  dernière  mode  anglaise  :  ce  costume 
était  ici  plus  extraordinaire  que  tous  les  autres. 

A  voir  les  rues  désertes  de  Moscou  ,  on  ne 
se  serait  pas  attendu  à  rencontrer  un  si  grand 
concours  de  peuple  à  la  promenade.  On  nous 
assura,  au  reste,  que  ce  n'était  rien  en  compa- 
raison des  années  précédentes.  Cependant  le 
commerce  de  l'Orient  avait  déjà  ramené  une 
grande  partie  des  uégocians  étrangers.  Ce  com- 


(  234  ) 
merce  prenait  chaque  jour  une  nouvelle  activités 
De  toutes  les  branches  de  commerce ,  la  plus 
lucrative  est  celle  que  les  Russes  font  avec  les 
Boukhares  :  elle  consiste  en    étoffes  de  coton, 
soieries,  peaux  d'agneaux,  riz  ,  rhubarbe,  fruits 
secs ,  salpêtres,  turquoises ,  lapis  lazuli,  schals  de 
cachemire,  dont  quelques-uns  sont  du  prix  de 
5ooo  à  6000  roubles.  Les  Boukhares  prennent 
en  retour   du  sucre,    du  café,   des  draps,  des 
cuirs,   de  Tindigo,  de  petits  ouvrages  en  fer, 
de  la  fabrique  de  Toula.  Ils  ne  bornent  pas  leurs 
relations  à  la  seule  ville  de  Moscou;  plusieurs 
d'entre  eux  sont  établis  à  Aslracan  et  dans  d'au- 
tres places  de  ce  colé-là.  Mais  les  principales  af- 
faires se  font  à  la  foire  de  Makarieff  (1)  qui  se 
tient  au  mois  de  juillet.  Un  nombre  infini  de 
Boukhares  s"y  rendent  en  caravanes  en  remon- 
tant le  Volga.  On  dit  qu'il  se  réunit  à  cette  foire 
plus  de  cent  mille  personnes,  et  que  les  affaires 
qui   s'y  font  montent  à  plusieurs    millious  de 
roubles. 

Les  Boukhares  sont  des  Tartares  industrieux 


(1)  A  dater  de  celle  année  (  1817),  la  foire  est  trans- 
férée à  Nizenei-Novogorod.  La  ville  de  Makarieff  a  été 
incendiée  deux  fois,  en  i8i5  et  1816,  soit  par  accident >. 
soit  à  dessein. 


(  235  ) 

et  paisibles,  soumis  à  un  kan  indépendant, 
qui  fait  sa  résidence  à  Boukhara ,  ville  peu 
éloignée  de  Samarkand  :  mais  le  pays  situé  en- 
tre cette  contrée  et  la  frontière  de  Russie  oflVe 
les  plus  grands  obstacles  à  un  commerce  direct  ; 
il  est  totalement  dépourvu  d'eau  ,  et  se  trouve  sans 
cesse  infesté  par  les  Kii  quisses.  Quoique  les  ca- 
ravannes  soient  considérables ,  puisqu'elles  se 
composent  depuis  deux  cents  jusqu'à  trois  cents 
chameaux,  elles  n'en  sont  pas  moins  très-souvent 
attaquées  par  ces  brigands  qui  n'ont  ni  foi  ni 
loi.  Le  seul  moyen  de  traverser  tranquillement 
le  désert ,  est  d'acheter  leur  protection  avant  de 
se  mettre  en  route. 

Les  Rirquisses  vont  en  corps  d'armée  con- 
sidérables ;  Hon-seulement  ils  ont  résisté  aux 
fusses,  qui  dans  ces  derniers  temps  ont  voulu 
les  chasser  de  la  contrée,  mais  ils  les  ont  mémo 
empêchés  d'atteindre  jusqu'au  lac  Aral.  Ces  diffi- 
cultés ont  forcé  le  gouvernement  iilipérial  à 
laisser  ce  commerce  dans  les  mains  des  Bou- 
khares  ;  mais  il  n'a  pas  négligé  les  intérêts  de  ses 
sujets  j  et  sous  ce  règne  on  a  constamment  of- 
fert une  escorte  de  1,000  hommes  à  toi^te  com- 
pagnie qui  voudrait  employer  un  million  de 
ÏQubles  à  une  entreprise  pour  ouvrir  un  corn- 


f  256  > 
lîierce  direct  avec  la  Boukharie  :  mais  cette  offre- 
n'a  encore  tenté  personne. 

Outre  ]e  commerce  ordinaire,  il  se  présente 
des,  spéculations  d'un  genre  plus  particulier  à 
ces  contrées  orientales.  Un  marchand  russe  en- 
treprend un  voyage  dans  l'espérance  de  décou- 
vrir des  bijoux  qui  auraient  été  abandonnés  par 
un  parti  vaincu  dans  sa  fuite ,  ou  enfouis  par  de 
malheureux  proscrits  pendant  les  diverses  révo- 
lutions qui  ont  silong-tcnjps  désolé  la  Perse  et  les 
pays  voisins.  Un  autre  porte  des  émeraudes  et 
du  corail  aux  Usbeks,  qui  de  temps  immémorial 
sont  dans  l'usage  d'orner  le  Iront  et  les  yeux  des 
morts  avec  ces  ricLcs  matières.  J'ai  connu  un 
marchand  russe  qui  avait  fait  un  voyage  très- 
lucratif  avec  une  cargaison  de  laines  de  cache- 
mire. Prenant  sa  route  par  Pakitinsk,  il  fut  plu- 
sieurs jours  à  traverser  une  grande  partie  du  dé- 
sert sous  la  conduite  de  deux  honnêtes  ïartares- 
Usbecks  qui  ne  lui  demandèrent  pour  leur  peine 
qu'un  ducat  chacun.  Il  avait  été  si  satisfait  de  sa 
spéculation,  qu'il  était  sur  le  point  de  la  renou- 
veler une  seconde  fois  avec  son  fils. 

Il  paraîtra  peut-être  surprenant  que  les  Usbesks 
aient  demandé  des  ducats  pour  récompense j 
mais  il  faut  savoir  que  le  commerce  a  tellement 


(  2^7  ) 
Vépându  cette  monnaie ,  qu'elle  est  la  plus  usi- 
tée clans  les  affaires  sur  presque  tous  les  points 
de  la  terre.  Ce  même  marchand  russe  nous  di- 
sait que  les  pièces  de  vingt  francs  au  coin  de 
France,  quoique  de  très-bon  or,  avaient  bien 
plus  de  peine  à  passer ,  et  perdaient  toujours 
dans  ces  conlrées  lointaines,  parce  qu'elles  étaient 
bien  moins   connues  que  les  ducats  hollandais. 
Il  avait  entendu  prononcer  le  nom  deBuonaparte 
dans  les  déserts  de  la  Tartarie,  et  dans  le  cours 
de  son  voyage  il  avait  vu  une  histoire  de  sa  vie 
contenant  un  pompeux  et  mensonger  récit  de  ses 
entreprises  et  de  ses  actions ,  terminée  par  son 
mariage  en  1810.  Ce  livre  était  en  Arabe,  langue 
fanùliére  à  toutes  les  personnes  bien  nées  dans 
ces  pays  :  il  avait  été ,  nous  dit  ce  marchand ,  im*' 
primé  à  Paris ,  et  envoyé  au  nombre  de  plusieurs 
centaines  à   Alep,  d'où  il    s'était  répandu  dans 
l'Orient.  Avait-il  l'intention  de  propager  par  là 
la  gloire  fallacieuse   de  son  nom;  cela  se  rat- 
tachait-il à  quelque  plan  de  futures  conqnétes  dans 
ces  pays  lointains,  c'est  ce  qu'il  est  difficile  de 
décider  à  présent. 

Le  dernier  ukase  de  l'empereur  qui  oblige  tout 
étranger  qui  veut  s'établir  à  Moscou  de  se  faire 
laaturaiiser ,  met  sans  doute  des  obstacles  au  ré* 


(  2^§  ) 

tabîissement  du  commerce  rie  celte  ville.  Mais  ]à 
politique  exigeait  impérieusement  celte  mesure, 
après  les  efforts  faits  par  les  agens  du  dehors 
pour  désorganiser  ce  pays.  Diverses  ordonnances 
qui  coïncident  en  partie  avec  ces  vues,  ont  été 
promulguées  à  Saint-Pétersbourg  5  mais  le  gou- 
vernement n'a  pas  voulu  adopter  entièrement 
la  même  mesuie  pour  sa  seconde  capitale. 

Nous  fîmes  un  jour  une  petite  excursion  au  cou- 
Vent  desDrvilchi ,  jadis  prison  de  la  princesse  So- 
phie 5  sœur  de  Pierre  le  Grand.  Aucunegrille  n'en 
ferme  l'entrée  :  nous  examinâmes  à  loisir  tontes 
les  parties  de  ce  mélancolique  édifice.  Les  reli- 
gieuses velues  en  noir  avaient  l'air  d'ombres  er- 
rantes au  milieu  de  celte  obscurilé  qui  régne  tou- 
jours dans  une  église  russe.  C'était  l'heure  des 
vêpres  :  le  son  plaintif  de  toutes  ces  voix  fémi- 
nines mêlées  au  chant  des  prêtres,  nous  fit  une 
impression  diflicile  à  rendre.  Les  nones  officient 
elles-mêmes  durant  une  partie  du  service  divin  j 
en  lisant  des  passages  de  l'Ecriture  3  mais  les  prê- 
tres se  tenaient  à  la  porte  du  sanctuaire  où  les 
femmes  ne  peuvent  jamais  entter. 

Les  édifices  religieux  étaient ,  du  temps  des 
grands  ducs,  des  espèces  de  forteresses  appro- 
visionnées, et  propres  à  soutenir  des  sièges. 


Celui-ci  fut  considéré  par  les  Français  sous  liri 
point  de  vue  militaire  :  sa  situation  à  l'angle 
formé  par  la  rivière  ,  du  côté  de  la  grande  route 
à  l'ouest ,  immédiatement  sous  la  montagne  de 
Sparrow,  faisait  de  ce  cloître  un  poste  émineni- 
oient  nécessaire.  11  y  mit  donc  une  garnison  de 
4ooo  hommes  pour  garder  le  passage  ,  et  empê- 
cher les  Russes  de  s'y  établir  eux-mêmes. 

Il  paraît  que  les  officiers  de  cette  division  se 
conduisirent  avec  tous  les  égards  possibles.  Ik 
poussèrent  l'attention  jusqu'à  faire  devant  les 
images  des  saints  le  signe  de  croix ,  avec  la  même 
dévotion  que  leurs  hôtesses  :  aussi  quand  le  ma- 
réchal Davoust  offrit  de  remplacer  la  moitié  de 
ses  hommes  par  une  égale  quantité  de  blessés 
russes,  la  bonne  Igoumena  (l'abbesse)  refusa  l'é- 
change sans  hésiter  :  et  s'il  s'élevait  quelque  soup- 
çon contre  la  supérieure  et  ses  nonnes ,  nous 
nous  empresserions  d'ajouter  que  ces  dames  ne 
nous  parurent  ni  jeunes  ni  jolies. 

Un  autre  jour,  nous  visitâmes  les  divers'  mo- 
nastères qui  sont  sur  les  bords  de  la  Moskwa,  au 
bas  de  la  ville  ,  tous  remarquables  par  la  beauté 
de  leur  situation.  Ils  sont  bâiis  la  plupart  sur  le 
modèle  de  celui  de  saint  Alexandre  à  Saint-Péters- 
bourg, en  briques  rouges  et  blanclies.  Al'cxcep- 


(  24o  ) 
lion  d\ui  seul ,  ils  iioas  parurent  tous  d'une  Irèa- 
peiite  aiitiquilé, 

Toutes  les  fois  que  nous  faisions  ces  excursions^ 
nous  revenions  le  cœur  serré.  Rien  n'attriste  da- 
vantage que  ces  éternelles  images  de  la  destruc- 
lion  :  on  peut  se  figurer  une  ville  détruite;  mais 
ne  rencontrer  sur  une  superficie  de  neuf  lieues 
carrées  que  des  ruines  à  chaque  pas ,  c'est  un 
tableau  dont  l'iiorreur  surpasse  toute  imagina- 
tion. Les  liabitans  ont  pourtant  rebâti  leurs 
maisons  avec  assez  de  promptitude;  mais  que  peut 
le  travail  de  deux  années (i).  Le  peu  d'habitations 
qui  se  relèvent  paraissent  des  Oasis  dans  ce  vaste 
désert ,  et  font  une  bien  petite  diversion  à  la 
scène  de  désolation  universelle  que  l'on  a  sous 
les  yeux. 

D'après  un  rapport  officiel ,  il  paraît  qu'avant 
l'incendie  il  y  avait  à  Moscou  6691  maisons  bâties 
en  bois,  et  2667  en  pierre  ou  en  brique.  Quand 
les  Français  évacuèrent  la  ville,  il  n'en  restaitque 
2100  en  bois  et  626  des  autres. 

(  1  )  D'après  des  renseignemens  postérieurs  ,  Moscou 
est  presque  entièreiuent  rebâti  :  il  ne  restait,  au  mois 
de  juin  1817 ,  qu'environ  un  dixième  des  maisons  à  relever  j 
ce  sont  celles  des  faubourgs  dont  les  propriétaires  ont  peu 
de  fortune^ 


(    24l    ) 

Les  pertes  immenses  que  les  nobles  du  gouver- 
nement (le  Moscou  ont  faites  par  l'invasion  des 
Français  les  ont  mis  pour  un  certain  temps  dans 
i'unpossibililé  de  relever  leur  ville.  La  princesse 
de  K...  estime  ses  pertes  à  i2,oc)5  esclaves,  et  une 
valeur  de  deux  millions  de  roubles  en  maisons  , 
meubles  et  bestiaux  :  Jous  les  autres  ont  fait  des 
pertes  à  proportion.  On  conçoit  que,  de  quelques 
années,  les  palais  de  Moscou  ne  peuvent  se  re- 
lever :  aussi,  à  l'exception  de  ceux  du  comte 
Apraxin  etdeM.  deBalaclioff,  touslesautres,  tels 
que  ceux  de  Paschkow,  MenczykofF,  Puschkin, 
Troubetskoi,  Sciieremeleft',  Aschkow,  Orlow, 
Dolgorouki ,  Panin  ,  Besborodko  ,  Durassow  , 
SoltikofF,  Gagarin,  etc.  ,  etc. ,  sont  encore  dans 
le  même  état  où  l'incendie  les  a  laissés. 

Dans  les  classes  inférieures  ,  les  marchands  en 
détaU ,  les  aubergistes  ont  été  les  premiers  à  re- 
bâtir  leurs  maisons  ;  ce  qui  se  conçoit  facilement, 
leurs  rentrées  devant  nécessairement  être  promp- 
tes, L'holel  du  traiteur  allemand  chez  lequel  nous 
étions  logés  avait  été  un  des  premiers  rétablis;  il 
n'y  avait  pas  d'autres  maisons  dans  la  rue  :  les 
marques  du  feu  étaient  encore  visibles  sur  les 
fenêtres  et  les  portes  du  bâtiment. 

Le  nombre  total  des  maisons  rebâties,  à  repo- 
li 16 


(    242    ) 

queilu  înoi3(Ie'jui!!eL  iSm,  était  de  i^aBo  en  bois, 
et  1,5 12  en  briques. 

On  est  peuL-êtrc  curieux  de  connaître  le  résul- 
tat de  la  souscription  ouverte  en  Angleterre  en 
faveur  des  babitans  de  Moscou  :  elle  n'a  pas  eu 
la  destination  que  se  promettaient  sans  doute 
ceux  qui  l'ont  remplie.  Le  peuple  est  ici  esclave, 
et  ne  possède  rien  en  propre.  L'argent  de  la  s  ous- 
cription  a  donc  éié  distribué  entre  certains  sei- 
gneurs dont  les  besoins  étaient  les  plus  pressans  ; 
et  jusqu'à  un  certain  point  ceux  auxquels  il  était 
réellement  destiné  en  ont  en  quelque  façon  pro- 
'filé,  puisqu'il  leur  a  évité  un  appel  de  fonds  que 
leurs  seigneurs  n'auraient  pas  manqué  de  leur 
faire. 

Le  nombre  des  babitans  de  Moscou  ,  pendant 
les  chaleurs  dc^\'éfé  qui  leur  permettent  de  bi- 
vouaquer dans  les  rues  ou  au  milieu  des  ruines 
deleura  maisons,  est,  en  ce  moment,  de  170000  : 
mais  ce  nonsbre  n'est  que  momentané;  il  n'y  en 
a  habituellement  que  la  moitié  de  ce  que  l'on  en 
comptait  avant  l'incendie  :  suites  afîreuses  de 
l'ambition  désordonnée  d'un  seul  bomme  !  Que 
d'innocentes  victimes  privées  subitement  de  tout 
ce  qu'elles  possédaient  !  Murât  et  le  maréchal 
Mortier  avaient  ouvert  un  asile  dans  leurs  palais 


(  245  ) 
iaux  rnallieurcux;  Buonaparte  lui-même  éprouva 
quelques  sentimeus  de  pitié  >  on  le  dit  du  moins  j 
il  parut  désirer  de  diminuer  les  maux  qui  pesaient 
sur  les  infortunés  habitans,  La  nature  humaine 
n'est  pas  toujours  égale  soit  dans  le  mal  soit  dans 
le  bien  :  le  scélérat  ressent  quelquefois  le  remords, 
comme  l'bomme  vertueux  éprouve  quelquefois 
aussi  de  vicieuses  faiblesses.  Buonaparte  révoqua 
au  bout  de  huit  jours  l'ordre  donné  pour  le  pillage. 
Le  maréclial  Mortier  reçut  l'ordre  d'organiser 
un  e  m  iinicipalité  :  des  syndics  furent  nommés  pour 
faire  le  relevé  du  nombre  des  pauvres  •  on  pro- 
mit à  ceux-ci  des  rations;  les  chirurgiens  français 
durent  soigner  également  les  malades  des  deu^; 
nations,  et  M.  l'outoulmine  fut  requis  de  dresser 
un  rapport  sur  l'hôpital  des  Enfans-Trouvés  qui 
avait  ,  on  ne  sait  comment,  échappé  aux  flam- 
mes ,  et  d'indiquer  les  moyens  de  pourvoir  à  leur?i 
besoins. 

Ces  inteiiîions  bienfaisantes  ne  furent  pas  sans 
succès.  Quoique  la  nouvelle  municipalité  rencon- 
trât mille  difficultés  dans  Taccomplissement  de  ses 
devoirs  ,  quoique  les  aulorités  civiles  et  mditai- 
resne  parussent  la  respecter  en  aucune  manière, 
quoique  les  rations  promises  aux  pauvres  ne  leur 
fussent  point  di^jtribuées  ,  quoique  les  hôpitaux 

16. 


(  244  ) 

fussent  laissés  sans  approvisionnemens  et  san^ 
inédicaniens  ,  néanmoins  les  conséquenees  des 
mesures  prises  furent  une  grande  amélioration 
dans  l'état  de  la  ville.  Dés  la  troisième  semaioe  , 
les  habilans  commencèrent  à  jouir  d'une  appn- 
rence  de  tranquillité. 

Alors  le  peuple  tourna  ses  pensées  vers  le  ciel. 
Jusqu'à  ce  moment  aucune  messe  n'avait  été  cé- 
lébrée depuis  le  fatal  jour  de  l'entrée  des  Fran- 
çais :  on  crut  devoir  ouvrir  une  des  églises.  Après 
beaucoup  de  recherches,  on  trouva  un  prêtre, 
aumônier  du  régiment  des  chevaliers-gardes,  qui 
se  chargea  d'officier.  Les  préparatifs  furent  faits 
avec  la  solennité  requise  :  on  établit  une  garde 
devant  l'église  (i).  Long- temps  avant  l'heure 
convenue,  la  populace  se  rendit  sur  la  placej  et 
aussitôt  que  les  portes  furent  ouvertes,  la  foule 
se  précipita  dans  le  temple.  Des  témoins  oculaires 


(i)  C'était  celle  nommée  Enpla-Diacona.  Quelque  temps 
avant  la  guerre  un  ukase  avau  orcJonné  la  démolition  de 
trente-trois  églises  sur  les  deux  mille  environ  que  l'on 
comptait  à  Moscou.  La  superstition  attribua  à  celte  circons- 
tance tous  les  malheurs  de  l'envabissement.  L'empereur 
a  fait  vœu  de  bâtir  une  église  en  commémoratloa  de  la  dé- 
livrance de  la  Russie, 


(  2.i5  ) 
nous  ont  assuré  que  rioii  ne  fut  plus  toucliant 
que  cette  cérémonie  religieuse.  Il  se  trouva  que 
c'était  le  jour  de  la  fêle  de  sainl  Alexandre;  el  les 
mougiks  sentirent  renaître  leurs  espérances. 

Ces  falales  guerres  d'invasion,  outre  les  maux 
physiques  qu'elles  entraînent,  ont  toujours  pour 
résultat  de  développer  les  mauvaises  inclinations 
des  peuples;  ie  paysan  emploie  la  perfidie  pour 
se  venger  du  soldat,  il  s'accoutume  à  son  tour  au 
brigandage,  et  les  lois  ont  bien  de  la  peine  à  re- 
prendre leur  empire;  les  militaires  ne  pouvaient 
pas  s'écarter  sans  être  assassinés  par  les  mougiks, 
et  souvent  avec  des  raiïinemens  de  cruauté  qui 
font  liorrcur.  On  en  a  vu  pousser  la  perfidie  jus- 
qu'à engager  des  soldats  à  venir  prendre  un  repas 
dans  leur  chaumière  ;  et  quand  ceux-ci ,  pleins, 
de  confiance,  se  livraient  à  la  joie,  les  paysans 
d'aknlour  s'emparaient  des  armes  posées  en  fais- 
ceaux à  la  porte  de  la  cabane ,  se  jetaient  sur  les 
solda's  et  les  massacraient  impitoyablement  jus- 
(Jh'au  dernier. 

Beaucoup  de  partis  de  fourrageurs  ont  été 
détruits  de  cette  manière  par  les  paysans,  qui 
croyaient  ne  commettre  en  cela  qu'une  action 
méritoire  ;  et  nous  voyons  avec  douleur  que  ceux 
qui  nous  font  ces  récits  partagent  cette  façon  d'en- 


(    5246   ) 

t-isager  les  choses  :  tant  il  est  vrai  que  les  guerres 
ont  pour  premier  résultat  de  rendre  l'homme 
féroce,  et  de  lui  ôter  les  premières  notions  du 
juste  et  de  l'injuste. 

Il  circule  ici  une  infinité  d'anecdotes  qui  font 
ressortir  le  courage  des  paysans.  On  nous  a  conté 
qu'un  esclave  du  comte  Romanzow  ayant  été 
blessé  d'une  balle  par  un  hussard  westphalien ,  se 
IraÎHa  comme  il  put  vers  sa  chaumière.  Son  en- 
nemi espérant  trouver  quelque  butin,  suivit  les 
pas  sanglans  de  sa  victime;  il  trouva  le  malheu- 
reux étendu  dans  sa  cabane  luttant  contre  la 
mort:  sans  s'en  embarrasser  davantage,  il  se  mit  à 
fureter  partout  ;  et  pendant  qu'il  était  en  train 
de  remplir  ses  poches,  le  Russe,  ramassant  tout 
ce  qui  lui  restait  de  force ,  saisit  sa  hache  et  en 
fend  la  tête  de  son  assassin ,  sur  le  corps  duquel 
il  expire  un  instant  après  (i). 

(i)  Voici  l'extrait  d'une  lettre  écrite  par  un  intendant  à 
son  seigneur,  à  Snint-Pélersbourg  ;  elle  pput  donner  un^ 
îdc'e  de  l'esprit  qui  animait  les  Russes  en  1812. 

«  Les  Français  sont  yenus  à  nous  ;  ils  nous  ont  pris  du 
foin  ,  de  l'avoine  ,  du  p;nn ,  des  bestiaux.  Il  nous  en  reste 
pourtant  encore  assez  pour  passer  l'hiver.  Sur  quelques- 
unes  de  vos  terres  ils  ont  commis  de  grands  ravages.  Il  y 
e  trois  semsioes  environ  qu'ils  sout  arrivés  au  village  de.,,, 


C  217  ) 
Au  commencement  d'octobre  le  temps  com- 
njença  à  se  gâter.  A  la  même  époque,  ractivilé 
toujours  croiscantc  de  l'armée  russe,  postée  près 
de  Kaloiiga,  redoubla  l'anxiété  de  Buonaparte.  Il 
employa  tous  les  moyens  connus  pour  ranimer 
l'esprit  du  soldat  et  rempêchcr  de  réfléchir  sur  sa 
position  j  à  son  tour  il  mit  en  usage  les  stratagè- 
mes dontles Russes  s'étaient  servis  avant  de  quit- 
ter Moscou  ;  la  paix  était  assurée,  on  parlait  d'un 
second  message  à  l'empereur  Alexandre.  Les 
amusemens  publics  se  mullipliérent  :  j'ai  vu  une 
affiche  de  spectacle  sous  la  date  du  J  2  octobre 
(  six  jours  avant  l'évacuation  )  !  Mais  tout  fut  inu- 
tile; le  bruit  de  la  victoire  de  Taroutina  rempor- 
tée par  Beningsen ,  fit  faire  aux  militaires  de  gra- 
ves réflexions.  On  aperçut  un  cîiangement  mar- 
qué dans  la  contenance  des  officiers  français; 
cette  gaieté,  celte  disposition  conmumicative  qui 


avec  l'inlenlloa  de  le  brûler;  mais,  nvec  l'assistance  de 
Dieu^  nous  les  avons  tous  tués  comme  des  chiens  enragés. 
Nous  avons  trouvé  sur  eux  J)eaucoup  d'ornemcus  d'église 
r.t  un  collier  de  peiles  :  j'ai  donné  tout  cela  à  noire  église. 
Nous  ne  voulons  rien  de  ce  qui  a  opporleuu  aux  Français. 
Nous  sommes  satisfaits^  et  ne  voulons  pas  provoquer  la  ven- 
geance divine.  » 


(  248  ) 

les  clistinguent  si  éminemment,  semblaient  îe& 
avoir  abandonnés.  On  leur  entendait  dire  :  nous 
sommes  jlamhés  y  c'est  fait  de  nous!  Ils  s'effor- 
ç.uent  d'entretenir  la  conversation;  mais  ils  ne 
jiarlaient  plus  d'affaires  politiques,  si  ce  n'est  à 
mots  couverts  et  entr'eux. 

Bientôt  la  retraite  devint  d'une  urgente  né- 
cessité. Elle  offriiit  bien  des  chances  défavo- 
rables- néanmoins  l'esprit  de  Buonaparte,  qui 
paraissait  engourdi,  se  réveilla  tout  à  coup. 
Les  convos  de  blessés  eurent  ordre  de  prendre  la 
route  de  Smolenske  :  on  fit  préparer  pour  vingt 
jours  de  biscuits  le  long  de  celte  route.  Ces  dis- 
jjositions  furent  bientôt  connues  dans  la  viile. 
Le  18  octobre,  vers  les  quatre  heures  du  soir, 
on  entendit  battre  la  générale,  et  au  bout  d'une 
heure  la  plupart  des  régimens  se  dirigèrent  vers 
le  sud.  Le  maréchal  Mortier,  cependant,  con- 
tinua à  occuper  Moscou  à  la  tête  d'un  corps  de 
5,000  hommes.  11  réunit  tout  son  monde  au 
Kremlin  pour  pins  de  sûreté:  car  il  était  pro- 
bable que  l'armée  russe  ne  tarderait  pas  à  con- 
naître le  mouvement  des  Français.  Effectivement 
dés  le  surlendemain  un  parti  de  cosaques  pénétra 
dans  la  ville,  et  s'avança  bien  avant  dans  la  Twers- 
koi.  Les  Français  les  repoussèrent. 


1 


(=49) 

Bientôt  après  le  général  Wilzengerod  se  ha^ 
sarcla  à  entrer  dans  Moscou  accompagné  d'un 
seul  aide-de-camp.  A  peine  étail-il  sur  le  boule- 
vard, qu'il  aperçut  un  escadron  de  cavalerie 
française.  Alors  il  s'avisa  d'une  ruse  de  guerre: 
élevant  en  l'air  son  mouchoir  blanc  comme  un 
drapeau  parlementaire  ,  il  s'adressa  à  l'officier 
commandant,  se  dit  envoyé  de  Faruîée  russe, 
et  demanda  à  être  mené  immédiatement  au  quar- 
tier-général. Il  fut  en  conséquence  conduit  au 
Kremlin.  Mais  le  maréchal  Mortier  n'était  pas 
homme  à  se  laisser  tromper  par  un  pareil  sub- 
terfuge. Il  se  récria  fortement  contre  un  com- 
mandant en  chef,  devenu  son  propre  messager, 
et  lui  dit  qu'il  le  regardait  comme  prisonnier  de 
guerre.  Witzingerode  fut  envoyé  sous  escorte 
à  Buonaparte.  On  prétend  que  celui-ci,  aigri  par 
parla  funeste  tournure  des  événemens,  voulait 
ihire  passer  ce  général  pnr  un  conseil  de  guerre 
qui  l'aurait  condamné  pour  avoir  porté  les  armes 
contre  son  roi  et  sa  patrie  (le  général  Witzin- 
gnerode  est  né  en  Wes(phalie).  On  sait  par  quel 
événement  extraordinaire  il  échappa  au  sort  qui 
l'attendait. 

On  ne  savait  trop  si  les  Français  avaient  conçu 
Qu  non  l'idée  de  se  maintenir  dans  Moscou.  Une 


(  25o  ) 

esplanade  élevée  avec  assez  de  peine,  du  côté 
du  Kreniliri  qui  est  vis-à-vis  le  Kitaye-Gorod,  les 
retrancliemcns,  les  barricades  construites  devant 
les  rues  qui  aboutissent  à  la  rivière,  donnaient 
beaucoup  d'inquiétudes  aux  habitans  sur  leurs 
projets  ultérieurs.  Mais  les  préparatifs  pour  faire 
sauter  le  Kremlin,  dont  il  n'était  pas  possible 
qu'on  fit  un  mystère ,  ouvrirent  les  yeux  à 
tout  le  monde.  S'il  restait  quelques  incerti- 
tudes, elles  furent  dissipées  d'une  manière  bien 
cruelle,  lorsque,  le  2  5  octobre,  à  deux  heures 
du  matin  ,  on  entendit  la  première  explosion  et 
successivement  les  trois  aulres  qui  niirent  le 
sceau  aux  vaines  insultes  que  Buonapartc  voulut 
faire  à  la  nation  russe.  L'arrière-garde  française 
qui,  dans  la  vue  de  cacher  ses  desseins,  avait 
fait  des  évolutions  pendant  plusieurs  heures  , 
commença  sa  marche  vers  les  huit  heures  dans 
la  soirée  du  22.  Et  au  jour  on  n'aperçut  plus 
aucune  trace  de  troupes  françaises,  si  ce  n'est 
les  ruines  qu'elles  laissaient  après  elles,  d'après 
les  ordres  d'un  barbare. 

Dans  le  cours  de  cette  mémorable  journée 
(  25  octobre) les  cosaques  prirent  possession  delà 
ville.  Mais,  loin  que  leur  arrivée  amenât  quelque 
changement  hem^eux  pour  les  infortunés  habi- 


(  25i  ) 
tans,  ils  éprouvèrent  de  nouvelles  perséeiilionp. 
lies  cosaques,  •  maîtres  de  la  place,  se  mirent 
d'abord  à  piller:  puis,  excités  par  la  canaille, 
ils  furent  à  la  reeherclie  des  soldats  français  dans 
toi:ies  les  maisons  où  l'on  pouvait  soupoonner 
qu'il  en  fût  resté.  Tous  ceux  que  l'on  trouva 
furent  impitoyablement  massacrés  dans  leurs  lits. 
Les  personnes  auxquelles  les  Françf^is,  pendant 
leur  séjour,  avaient  manifesté  quelque  bien- 
veillance, devinrent  ensuite  l'objet  de  la  rage  de 
ers  furieux.  Un  parti  de  cosaques  entra  dans  la 
maison  de  M.  Bekelow,  près  le  pont  des  Maré- 
cliaux;  ils  ballii'enl  les  femmes,  et  assommèrent 
]vH  hommes  qu'ils  y  trouvèrent.  Après  celte  belle 
expédition  ,  ils  se  portèrent,  suivis  de  toute  la  ca- 
naille ,  au  Zemlenoye-gorod,  vers  la  colonie  fran- 
çaise. «  Prenez,  s'écriait  un  mougik,  prenez  ce 
nid  de  traîtres  et  d'espions  que  nous  avons  nourri;' 
trop  long-temps  dans  notre  ville.  Tuez-les  tous 
sans  exception.»  Ces  barbares  allaient  faire  une 
effroyable  boucherie  ,  lorsque  le  vénérable  pas- 
teur de  l'église  catholique  se  présenta  à  eux,  et 
les  conjura  de  l'écouter.  Il  leur  fit  comprendre 
combien  lui  et  son  troupeau  étaient  innocens 
des  maux  dont  ils  étaient  au  contraire  lc&  |'re- 
mières  victimes.  Il  parvint  aiusi  à  !cs  engager  à 


(202    ) 

se  retirer  et  à  emmener  le  peuple  avec  eux.  Ces 
heures  de  confusion  et  d'anarchie  furent  cruelles 
à  passer  j  à  chaque  inslnntla  position  des  citoyens 
devenoit  plus  terrible.  Enfin ,  le  général  Be- 
kendorff  arriva  avec  trois  bataillons,  et  rétablit 
un  peu  le  calme  dont  cette  malheureuse  cité 
avait  tant  besoin.  Le  samedi  matin,  parut  un 
maître  de  police,  M.  Hellmann  :  tout  le  monde 
alors  respira ,  et  l'ordre  commença  à  se  ré- 
bhr. 

Je  n'oublierai  pas  un  beau  trait  d'un  officier 
russe  (i)  resté  à  Moscou,  elprisonnier  des  Fran- 
çais. Le  départ  de  l'arrière-garde  lui  avait  rendu 
la  liberté 3  il  logeait  dans  la  maison  des  Enfans- 
Trouvés,  où  étaient  les  blessés  français.  Pour  les 
mettre  en  sûreté,  il  entre  dans  la  salle,  son  bras 
en  écharpe ,  et  leur  crie  :  Soldats  !  vous  êtes  tous 
mes  prisonniers j  l'armée  est  partie,  je  vous 
somme  de  vous  rendre.  —  Comment  !  nous  ne 
nous  rendrons  pas  :  aux  armes!  En  effet,  plu- 
sieurs de  ces  braves  sortent  de  leur  lit ,  s'ha- 
billent, s'arment  et  veulent  sortir.  L'officier 
s'op])ose  ta  leur  départ,  leur  représente  le  dan- 
ger qu'ils  courent ,  s'ils  se  montrent  hors  de 

(i)  M.  de  Rvikoff,  officier  aux  chasseurs  de  la  garde. 


(  253  ) 

la  salle.  Il  lui  fut  impossible  de  retenir  qnelqnes- 
uns  d'entr'eux ,  qui  sont  massacrés  dés  qu'ils 
paraissent  dans  les  cours.  Celle  triste  vue  rend 
les  autres  plus  dociles  :  ils  se  rendirent  prison- 
niers. Alors  leur  sauveur  descend,  va  au-devant 
des  cosaques  et  du  peuple,  et  dit  au  comman- 
dant des  cosaques.  Je  vous  déclare  que  les 
blessés  qui  sont  ici,  sont  prisonniers  ;  personne 
n'a  le  droit  de  les  toucher.  On  insiste  ;  le  chef  des 
cosaques  menace  d'emploj-er  la  force  :  mais  la 
fermeté  généreuse  de  l'officier  russe  parvint  en- 
fin à  sauver  les  blessés. 

Puisque  nous  avons  parlé  des  cosaques,  il  est 
bon  d'observer  qu'il  n'est  pas  absolument  néces- 
saire d'élre  de  cette  nation  pour  servir  dans  les 
corps  de  Tarmée  russe  qui  portent  ce  nom  ,  pas 
plus  qu'il  n'est  indispensable  d'être  né  en  Hongrie 
pour  entrer  dans  les  hussards  autrichiens.  Pen- 
dant la  dernière  guerre,  on  a  levé  en  Russie  un 
grand  nombre  de  réginiens  armés  et  équipés  â 
la  cosaque.  Je  merappelle  qu'en  passant àTwer,  je 
vis  un  régiment  de  cosaques  revenant  del'aruîée, 
que  l'on  licencia  sur  la  place ,  vu  qu'ils  étaient 
tous  natifs  de  cette  province.  C'étaient  des  paysans 
de  la  couronne,  des  cochers,  des  laquais,  des 
bateliers ,  etc.  etc. ,  qui  n'avaient  d'autre  droit  au 


(  254  ) 

horn  de  cosaque  que  celui  que  leur  donnaient  leurs 
longues  piques,  leurs  chevaux  presque  sauvages 
et  leur  amour  pour  le  brigandage. 

C'est  aujourd'hui  le ■^  juillet,  jour  de  la  proces- 
sion solennelle  au  monastère  de  la  vierge.  L'i- 
mage  de  celle  mère  du  Sauveur  frappa,  comme 
on  sail,  d'aveuglement,  une  armée  de Tar tares  qui 
venait  surprendre  Moscou.  On  nous  fit  beaucoup 
d'instance  pour  assister  à  toutes  les  cérémonies 
qui  ont  lieu  ce  jour-là;  mais  nous  avions  fait 
tous  nos  préparatifs  de  départ,  et  nous  nous 
mîmes  en  roule  pour  Smolenske. 

Les  premiers  objets  qui  attirèrent  notre  atten- 
tion, forent  les  restes  des  relrancheraens  élevés 
à  Poclonigorodi  C'est  dans  cet  endroit  que  les 
Russes  avaient  d'abord  eu  l'intention  de  tenter 
encore  une  fois  le  sort  des  armes  après  la  bataille 
de  Mojaïsk.  La  route  passe  par  une  colline,  sur 
laquelle  ils  élevèrent  trois  batteries  formidables. 
Adroite  et  à  gauche,  d'épaisses  forets  rendaient 
celle  position  trcs-forle;  néanmoins,  le  général 
russe  renonça  au  projet  de  risquer  une  nouvelle 
action  en  avant  de  Moscou  contre  l'armée  vic- 
torieuse. 

Lu  malheureuse  ville  de  Mojaïsk  n'est  plus 
qu'un  monceau  de  ruines.  Les  Russos  en  fuyant 


(  255  ) 

y  liiirent  le  feu ,  et  les  Français  dans  leur  retraite 
ont  achevé  de  brûler  le  peu  de  maisons  qui  res- 
taient. C'est  ici  queBuonaparte  se  décida  positive- 
ment à  faire  sa  retraite  par  Siiiolenske,  se  voyant, 
par  la  perte  de  la  bataille  de  Malojaroslawciz  , 
liors  d'état  de  se  frayer  un  passage  vers  les  pro- 
vinces du  sud.  La  grande  armée  russe  marcha 
directement  sur  Krasnoï,  afinde  lui  barrer  le  che- 
min, tandis  que  Platow  et  Miloradovitz  eurent 
ordre  de  le  poursuivre.  Le  premier  surprit  l'ar- 
rière-garde française  à  Mojaïsk,  etluifit  éprouver 
un  échec. 

Les  champs  de  Borodino  (i)  n'étant  plus  qu'à 
six  verstes ,  nous  étions  impatiens  de  voir  un 
lieu  devenu  si  célèbre.  Il  faut  observer  que  ce 
n'est  pas  l'occasion  qui  avait  marqué  cet  endroit 
pour  le  lieu  du  combat;  il  avait  été  choisi  de  lon- 
gue main,  et  fortifié  en  conséquence  avec  soin. 
ÏjC  général  Beningsen  qui  fut  chargé  de  ce  soin  . 
y  mit  plusieurs  semaines. 

En  continuant  notre  chemm  nous  arrivâmes 


(i)  Les  Russes  donnent  à  la  bataille  de  Mojaisk  !e  noui 
(le  Borodino  j  c'est  celui  d'un  village  situé  "à  deux  lieueà 
plus  en  avant  de  Moscou.  C'est  entre  ces  deux  points  que 
«e  trouve  le  champ  de  bataille. 


(  256  ) 

d^abord  au  petit  hameau  de  Tatarinosa  ,  où  Koii- 
touzow  établit  son  quartier  général;  bientôt  après 
nous  nous  trouvâmes  à  l'endroit  où  était  le  cen- 
tre de  la  position  des  Russes.  C'est  une  terrassé 
naturelle  de  trente  à  quarante  pieds  d'élévation, 
qui  se  termine  en  pente  douce  et  s'étend  à  une 
dislance  d'une  lieue:  au  bas,  coule  la  Kaloglia, 
petite  rivière  qui  se  jette  dans  la  MoslvAva.  Le 
flanc  droit  des  Russes  se  trouvait  tellement  assuré, 
qu'aucune  attaque  n'eut  lieu  de  ce  côté.  Leur 
gauche  était  protégée  par  un  ravin  profond,  der- 
rière lequel  est  une  hauteur  sur  laquelle  ils  éta- 
blirent trois  rçdoutes.  Deux  collines,  également 
hérissées  de  canons  et  occupées  par  leurs  meil- 
leures troupes,  commandaient  toute  la  plaine  d'a- 
lentour. 

Les  Français  étaient  maîtres  de  l'éminence  située 
de  l'autre  côté  de  la  Kaloglia,  et  rangés  sur  une  li- 
gne qui  s'étendait  depuis  le  point  opposé  au  centre 
de  l'armée  russe  jusqu'à  son  extrême  gauche. 
Tout  le  terrein  occupé  par  eux,  allait  en  s'éle- 
vant,  mais  pas  assez  pour  que  leurs  canons  pus- 
sent dominer  la  plaine.  Ils  appuyaient  leur  droite 
sur  deux  formidables  batteries  dont  les  parapets 
étaient  encore  intacts  ,  près  d'Alexyno,  lorsque 
nous  y  passâmes» 


(    2D7    ) 

ï)èsle  premier  jour  de  la  bataille,  les  redoutes 
qui  soutenaient  la  gauche  des  Russes  furent  eni- 
portées.  Les  Français  changèrent  ensuite  L:ur 
plan  cL  dirigèrent  leurs  attaques  vers  le  centre 
de  j'urniée  russe.  Malgré  le  double  rang  de  ca- 
nons qui  vomissaient  la  mort.  Li  valeur  Irançaise 
l'eniporta.  Le  lendemain  de  bonne  heure,  ils  se 
rendirent  maîtres  du  village  de  Borodino  dont  les 
Russes  n'eurent  pas  le  temps  <ie  rompre  le  pont. 
Ayant  passé  la  Kalogha,  ils  firent  trois  charges 
désespérées  sur  les  hauteurs.  Chaque  fois  ils  fu- 
rent repoussés.  Alors  changeant  une  seconde  fois 
leur  plan,  ils  se  dirigèrent  de  nouveau  contre 
l'aile  gauche  des  Russes.  Cette  aile  avait  été  fort 
affaiblie  par  la  perte  de  la  hauteur  dont  nous 
avons  parlé.  Quelle  fut  la  raison  qui  empêcha 
les  Russes  de  la  reprendre  ,  c'est  ce  que 
nous  ne  pouvons  expliquer  •  d'autant  plus  que 
les  batteries  françaises  trop  éloignées  ne  pouvaient 
soutenir  leurs  troupes  de  ce  coté  ;  et  un  corps 
Russe,  posté  dans  le  bois  qui  est  derrièi  e,  devait , 
ce  semble ,  rendre  cette  uliaque  ti  ès-pralicable. 
Quoi  qu'il  en  iroil,  l'occupation  de  ce  poste  im- 
portant donna  aux  Français  une  supériorité  dé- 
cidée, et  le  troisième  jour  de  cette  mémorable 
affaire,  ils  furent  maîtres  du  ciuunp  de  bataille. 
2  17 


(  y.5S  ) 
A  la  nuit  les  Russes  firent  leur  retraite  sans  être 
poursuivis.  La  perte  éprouvée  par  chacune  des 
deux  armées  était  immense  ;  63,ooo  cadavres 
jonchaient  la  plaine:  aucune  bataille  de  nos  temps 
modernes  ne  présente  une  si  affreuse  boucherie. 
Quand  on  considère  les  nombreuses  difficultés 
que  les  Français  eurent  à  surmonter  ,  la  position 
des  redoutes  ennemies,  la  profondeur  du  raviti 
qu'ils  eurent  à  franchir ,  les  obstacles  que  la  nii- 
ture  et  Fart  leur  opposaient,  la  bravoure  ex- 
trême avec  laquelle  ils  furent  reçus  à  chaque 
attaque,  on  ne  peut  trop  admirer  leur  éton- 
nant succès  ,  et  il  faut  convenir  que  la  bataille  de 
Mojaisk  est  une  de  celles  dont  ils  peuvent  le  plus 
s'enorgueillir. 

En  descendant  de  Gorrha  aii  village  de  Boro- 
dino,  nous  aperçûmes  un  étranger  assis  sur  le 
rivage  de  la  Kalogha  :  il  nous  parut  plongé  dans 
une  profonde  méditation.  Dans  un  lieu  non  fré- 
quenté une  rencontre  inopinée  sert  d'introduc- 
tion: nous  lui  fîmes  quelques  questions  auxquelles 
il  répondit  avec  beaucoup  de  politesse.  Il  nous 
informa  qu'il  était  né  en  Pologne,  qu'il  était  de 
la  division  Sebastiani  à  la  bataille  de  la  Mojaisk. 
Frappé  d'une  balle  lors  de  l'attaque  sur  le  centre 
de  l'armée  russe ,  il  fut  laissé  sur  le  champ  de 


bataille,  et  fait  prisonnier  par  les  Russes  qui  l'en- 
voyèrent à  Archangel.  Il  venait  d'être  mis  eu  li- 
berté et  retournait  dans  sa  patrie.  Il  n'avait  pas 
voulu  passer  j)ar  ici  sans  visiter  ce  champ  de  car 
nage.  L'endroit  où  nous  étions  était  celui  où  i} 
avait  été  blessé  y  et  il  était  assis  là  depuis  une 
heure,  repassant  dans  son  esprit  l'image  du  passé; 
il  ne  pouvait  s'en  arracher  :  ce  qu'il  avait  devant 
les  yeux  lui  flnsait  une  lelie  impression  que  toutes 
ses  idées  étaient  bouleversées.  Quand  il  regar- 
dait ces  champs  maintenant  si  tranquilles  ,  si 
diiïérens  des  scènes  tumultueuses  dont  ils  étaient 
naguéres  le  théâtre,  il  croyait  que  tout  ce  qui 
s'était  passé  n'était  qu'un  rêve.  Après  avoir  tiré 
de  notre  nouvelle  connaissance  toutes  les  infor- 
mations que  nous  pûmes ,  nous  continuâmes 
notre  marche  ;  et ,  trop  intéressés  nous- mêmes  pour 
quitter  sitôt  ces  lieux  mémorables,  nous  allâmes 
du  côté  où  s'était  trouvée  l'aile  gauche  des  Russes, 
Les  ouvrages  construits  sur  la  hauteur  dont  nous 
avons  parlé  subsistaient  encore.  Le  ravin  qui  sé- 
parait ce  poste  du  corps  d'armée,  était  dominé  par 
une  forte  batterie  placée  à  Semenoski,  qui  en  ba- 
layait presque  toute  la  longueur  ;  et  sur  le  terrein 
l'on  voyait  encore  des  preuves  de  l'horrible 
mêlée  qui  s'était  engagée  en  cet  endroit. Mais,  en 

17- 


(  iGo  ) 

arrivant  aux  redoutes,  ces  traces  de  désolation  de> 
venaient  bien  plus  nombreuses.  L'intérieur  était, 
■à  la  lettre ,  jonché  de  bonnets,  de  plumets  ,  de 
fourreaux  ,  de  marmites  de  campagne,  de  débiis 
d'uniformes  français  et  russes  confondus  ensem- 
ble ,  et  probablement  à  la  place  où  chaque  homme 
était  tombé. 

Le  dix-lmitième  bulletin  français  ,  en  parlant 
de  ces  ouvrages  dit  :  ce  qu'ils  n'étaient  faits  qu'à 
moitié,  sans  palissades,  sans  chevaux  de  frise.  » 
Et  cejiendant  c'était  la  clé  de  la  position.  Autant 
qu'il  est  possible  de  j)orter  un  jugement  sur  cet 
objet,  il  semblerait  que  la  critique  n'était  pas  dé- 
nuée de  fondement;  on  ne  voit  pas  effectivement 
qu'on  se  soit  assez  précautionné  contre  une  atta- 
que d'un  corps  de  cavalerie  qui  franchirait  les 
parapets.  INous  devons  ajouter  que,  d'après  les  ap- 
parences et  l'état  actuel  des  lieux,  on  peut  conjec- 
turer que  de  la  cavalerie  française  s'est  frayé  un 
passage  pan  ici. 

Un  peu  ])his  loin  est  l'endroit  où  le  général 
Montbrun  fut  tué  par  un  boulet;  c'était  un  offi- 
cier dont  la  valeur  lui  avait  mérité  l'estime  de 
tous  ses  camarades.  Un  simple  pieu  surmonté 
d'une  planchette,  portant  une  inscription  ,  est 
planté  à  l'endroit  où  il  a  été  enterré.  Celte  ins- 


(   26l    ) 

eriplion  est  écrite  à  l'encre,  et  mérite  d'être  rap* 
portëee.  La  voici  telle  que  nous  l'avons  lue  : 

Ci  gît 

Le  général  Montbrun. 

Passant,  de  quelque  nation 

Que  tu  sois , 

Respecte  ces  cendres: 

Ge  sont  les  restes  d'un  des  plus  bra?e* 

Parmi  tous  le^  braves 

Du  monde , 

Du  général  Motbrun. 

Le  maréclial  d'Empire,  duc  de  Dantzik, 

Lui  a  érigé  ce  faible  monument. 

Sa  mémoire  est  dans  tous  les  cœurs 

De  la  grande  armée. 

Dans  ma  prochaine  lettre  je  voua  donnerai  la 
suite  de  notre  voyage. 

J'ai  l'honneur  d'être,  etc. 

J.  T.  J. 


LETTRE   X. 


Parallèle  entre  Frédéric  II ,  roi  de  Prusse ,  et 
CharLiES  III ,   roi  d'Espagne. 


A  M.  Cv 


ONSIEUR , 


Je  vous  prie  de  soumettre  ce  petit  parallèle 
aux  grands  philosophes  de  nos  jours. 


Frédéric  II ,  roi  de 
Prusse ,  fut  un  grand 
militaire  et  un  mauvais 
législateur. 

Le  coryphée  des  phi- 
losophes de  son  temps , 
il  protégea  leurs  écrits  ; 
par  ses  discours  et  son 
exemple  ,  il  affaibht  en 
même  temps  les  senti- 


Charles  III  ,  roi  d'Es- 
pagne ,  fut  un  mauvais 
militaire  et  un  grand 
législateur. 

La  risée  des  philoso- 
phes 'de  son  temps  ,  il 
prohiba  la  lecture  de 
leurs  écrits  5  par  ses  dis- 
cours et  son  exemple ,  il 
affermit  en  même  temps 


(  265  ) 

mens    religieux   paniii  les  sentiniens  religieux 

ses  sujets.  parmi  ses  sujets. 

El»  récompense,  les  En  récompense,  les 

politiques    du    jour   le  politiquesdujourlepro- 

pioclamèrent  un  grand  clamèrent  un   roi  iin- 

roi.  bécile. 

Frédéric  lit  son  objet  Charles  ne  fit  point 
principal  du  militaire,  son  objet  principal  du 
Ilagranditsonroyaume;  militaire.  Il  n'agrandit 
il  augmenta  son  armée,  pas  son  royaume  ,  il 
son  trésor  ,  et  répandit  n'augmenta  pas  son  ar- 
l'instruction  pliiloso-  niée  ni  son  trésor  ,  et 
])bique  parmi  ses  su-  ne  permit  pas  que  l'ins- 
^els  :  mais  il  dédaigna  truction  chrétienne  fût 
la  morale,  et  se  moquait  remplacée  ,  dans  ses 
ouvertement  des  dog-  états ,  par  les  écoles  de 
mes  et  des  institutions  la  philosophie  moderne, 
de  l'église.  Les  canoni-  Mais  il  s'attacha  à  la  mo- 
cats ,  les  bénéfices  ecclé-  raie;  il  eut  beaucoup  de 
siastiques  ,  devinrent ,  considération  pour  les 
dans  ses  mains ,  des  ré-  mœurs  nationales,et  en- 
compenses  militaires  ,  core  plus  d'égards  pour 
qu'il  accordait  souvent  les  dogmes  et  les  insti- 
à  des  officiers  qui  se  van-  tutions  de  l'églige.  Les 
taient  de  n'avoir  point  canonicats  ,  les  bénéfi- 
cie religion.  ces  ecclésiastiques  ,  ne 

devinrent  point,  dans 


(    364   ) 

ses  mains  ,  des  récom- 
penses mililaircs  ,  et 
leurs  litu];îires  ne  se 
vantèrent  jamais  de  ne 
pas  avoir  de  religion.. 

Ces  deux  princes  nionrurenlavcc  nnc  réputa- 
tion très-différente  ,  e{  ib  laissèrrnt  icurs  étals, 
respc'ctiis  à  des  snccesseurs  ,  hommes  de  bien. 

Trente  oi4  quaranteans  après  la  mortde  Charles. 
et  de  Frédéric^  un  ennemi  commun  vint  tour  à 
tour  allaquer  les  royaumes  d^Espagne  el  de  Prusse, 
dont  le  réciîîje  du  îrouvernomcnt  et  i'ess)iil  de 
leurs  liabitans  avaient  été  formés  sur  des  princi- 
pes si  d:u!né(ra]emenl  opposés. 

LaguerredelaFranee  Renforcée  des  débris 
contre  la  Prusse  fut  an-  delà  moiiarcliic  prus- 
noiîcée  très-iong  temps  sienne,  la  France  ,  p.ir 
avant  le  commence-  une  politique  Cju'on  blâ- 
ment des  hosciiilcs.  Le  me  quand  oji  eîi  est  la 
cabinet  de  Berlin  eut  le  victime  ,  mais  qu'on  ad- 
lemps  de  faire  ses  ma-  nnre  lorsqu'on  en  pro- 
nifesles  ei  ses  prépara-  file  ,  avait  lîaî:)!:cuieiit 
i.ifs  ,  et  de  recevoir  les  tiié  avantage  de  la  sl;^- 
ufîVes    que    lui     firei^t  peur  etde  la  conu.  litJii 


(  265  ) 

î'Angleleire  cl  l;i  Rus-  du  cabinet  de  Madrid",, 
sie  ,  qui  étuiciit ,  pour  pour  faire  exiler  hors  de- 
ainsi  dire  ,  conligues  à  leur  pays  un  nombre 
ses  états,  de  la  soutenir  considérable  de  régi- 
de  toutes  leurs  forces  mens  nationaux,  s'em- 
par  une  triple  alliance  parerdcplusieurspUices 
offensive  et  défensive,     fortes,  etinlroduirefra- 

ternellement  une  armée 
formidable  dans  le  sein 
de  l'Espagne,  La   posi- 
tion géographique  de  ce 
royaume  en  faisait  un 
état  isolé,  et  sans  espoir 
d'être  secouru  par  au- 
cun de  ses  voisins. 
Les  troupes  prussien-         Par  surcroît  de  pré- 
nés  étaient  formidables     caution, sousleprétexte 
par  leur  nombre  ,  leur     de   juger   les   différens 
discipline  et  leur  repu-     qu'il    y  avait  entre   le 
tation  celles  étaient  com-     père   et  le  fils  ,    entre 
mandées  par    des   offi-     Charles   IV  qu'on   ve- 
ciers  exccllens,  et  diri-     naitde  détrôner,  et  Fer- 
gées  par  des  généraux     dinand  Vil  qu'on  avait 
habiles  qui ,  toute  leur     proclamé  roi  d'Espagne, 
vie,   s'étaient   occupés     onavaitattiréenFrance 
sans  distraction  du  mé-     l'ancien  et  le  nouveau, 
tier  de  la  guerre.  Le  suc-     souverain  ,  la    fainil'c 


(  256  ) 
cesseur    de   Frédéiie  ,  royale  et  les   gens  les 
possesseur    cFnii   riche  plus  marquans  decero- 
trésor  ,    avait  sous  ses  yaume.  Soit  par  crainte 
ordres  la  totalité  de  ses  ou  par   espérance  ,   on 
troupes, etaucunesn'é-  s'était   aussi  préalable- 
taieiit   exilées  hors  de  ment  assuré  que  les  par- 
leur pays.  11  eut  le  temps  sonnes  qui  restaient  en 
de  les  rassembler,  et  de  place  agiraient   en   fa- 
les  camper  dans  les  po-  veur  du  nouveau  gou- 
sitions  les  plus  avanta-  vernement  qu'on  vou- 
geuses  de  ses  frontières,  lait  établir, 
que  ses    ingénieurs    et 
son  état  major  connais- 
saient parfaitement. 

La  surface  du  terri-  La  surface  du  terri- 
toire de  la  Prusse  était  toire  de  l'Espagne  était 
intacte  ;  il  n'y  avait  au-  en  outre  couverte  de 
cun  corps  ennemi  dans  soldats  français  et  d'es- 
son  sein ,  qui  pût  in  ter-  pions  de  police ,  qui  gê- 
rompre  ou  mettre  des  naient  la  facilité  des 
difficultés  dans  les  trans-  transports  et  la  con- 
ports  et  dans  la  con-  fiance  des  communica- 
fiance  des  communica-  tions. 
tions. 

Tout   le  monde   en  Ce  ne   fut   qu'après 

Prusse  était  à  sa  place ,  avoir  mis   ce  royaume 

ses  forteresses ,  en  assez  danslapositionquenous 


(2( 

grand  nombre,  étaient 
commandées  par  des 
officiers  de  son  armée, 
elle  temps  n'avait  pas 
manqué  pour  les  pour- 
voir et  les  mettre  dans 
lin  état  très-respectable 
de  défense. 

Malgré  tous  ces  avan- 
tages ,  une  première 
rencontre  suffit  à  une 
armée  révolutionnaire 
pour  renverser  et  dé- 
truire cette  armée  phi- 
losophique. Ses  régi- 
mens  furent  pris  ,  ses 
places  fortes  se  rendi- 
rent ,  et  la  puissance 
prussienne  disjDarut. 


7) 

venons^ de  décrire,  que 
l'usurpateur  osa  annon- 
cer ses  prétentions 


Malgré  ces  désavan- 
tages ,  les  Espagnols  in- 
dignés, mais  sans  alliés, 
sans  finances,  sans  ar- 
mée, sans  point  d'appui 
et  sans  cenire  d'unité 
dans  leur  gouverne- 
ment* sans  chefs,  sans 
généraux,  sans  être pré- 
veims,  ni  avoir  le  temps 
de  prendre  aucunespré- 
cautions  j  en  un  mot, 
entourés  de  dangers  , 
sans  moyens  etsansres- 
sources  ,  la  crainte  n'a- 
battit pas  leur  courage. 
Fervens  dans  leur  foi , 
ils  se  prosternèrent  de- 
vant les  saintes  images 


f  26S  ) 

de  Notre-Dame  du  Piî- 
lar ^  et  ils  implorèrent 
sa  puissante  protection  :. 
fortifies  par  cet  acte  de 
dévotion  ,     pleins    de 
confiance  dans  les  sen: 
timens    d'honneur    et 
dans  l'enthousiasme  re- 
ligieux qui  les  animait, 
ils  se  révoltent  contre 
l'oppression   :  ils  atta- 
quent et  dispersent ,  on 
peut  dire  dans  un  mo- 
ment, les  armées  enne- 
mies ,  et  en  chassent  les 
resteshors  de  leur  pays. 
Les  ennemis    de   la         Les  ennemis  de  FEs- 
Prusse  n'ont  trouvé  au-     pagne   ont   trouvé  les 
cune  opposition  de  la     plus    grandes    opposi- 
parb  des  espi  its  torts  et     tions  de  la  part  des  moi- 
des  partisans  des  idées     nés  et  des  partisans  des 
philosophiques,  qui  é-     idées    religieuses  ,  qui 
taient  si  nombreux  par-     étaient    si     nombreux 
mi  les  sujets  du  succès-     parmi  les  sujets  des  suc- 
seur  de  Frédéric  II.  cesseurs  de  Charles  III. 

Extrait  de  mon  ouvrage  intitulé  Tydologie. 
Chev.   DE  S. 


LETTRE  XI, 

5w/'  le  dernier  ouvrage  de  lady  Morgan ,  intitulé 
la  France. 


Loudres,  :20  septembre. 

A  M.  R 


M 


ONSIEUR  , 

Vous  me  demandez  ce  que  l'on  pense  ici  de 
l'ouvrage  de  lady  Morgan.  Je  crois  n'avoir  rien 
de  mieux  à  faire  pour  répondre  à  votre  désir, 
que  de  vous  envoyer  l'extrait  d'un  de  nos  meil- 
leurs journaux  littéraires  (i)  :  vous  verrez  que 
l'auteur  est  jugé  eu  Angleterre  beaucoup  plus 
sévèrement  qu'en  France.  Yoici  donc  ce  que  dit 
le  journal  en  question  : 

a  Lady  Morgan  a  été  à  Paris  par  la  route  de 
Calais;  elle  en  est  revenu  par  Die}>pe.  Elle  est 
restée  près  de  quatre  mois  dans  îa  capitale  de  la 

(i)  Quartex-ly-RevIew. 


(  270  ) 
France,  pendant  lesquels  elle  a  fait  deux  petites 
excursions  an  deliors.  C'est  avec  ces  données 
qu'elle  revient  chez  nous,  pour  nous  gratifier, 
en  un  gros  volume  in-^''  (i),  de  ses  observations 
qu'elle  intitule  modestement  la  France  ! 

«Elle  débute  par  nous  dire  :  Les  pages  suivantes 
ont  été  composées  depuis  le  mois  de  novembre 
jusqu'au  mois  de  mars,  d'après  un  journal  tenu 
avec  régularité  pendiint  mon  séjour  en  France 
en  1816.  Je  m^ étais  engagée  d  fournir  mon 
manuscrit  avant  le  mois  cï avril  :  j'ai  donc  été 
forcée  de  l'écrire  à  la  hâte  _,  d'envoyer  les  cha- 
pitrées les  uns  après  les  autres  ,  sans  pouvoir  évi- 
ter les  répétitions  en  les  comparant  entre  eux  y  et 
n'ayant  pas  revu  les  épreuves  _,  je  n'ai  pu  éviter 
de  nombreuses  fautes  typographiques  (p.  vi.) 

(C  Cette  position  dans  laquelle  l'auteur  se  met 
envers  son  libraire,  semble  lui  faire  un  peu  trop 
négliger  les  intérêts  du  public  5  et  ceux  qui  ne 
sont  pas  dans  le  secret  de  ces  petites  ruses ,  s'é- 
tonneront de  voir  que  la  céleste  miss  Owenson , 
l'élégante  lady  Morgan  ,  soit  en  quelque  façon 
(nous  tremblons  de  le  dn^e )  aux  gages  d'un  li- 
braire, et  que  son  épais  volume,  si  plaisamment 

(1)  L'éJition  en  anglais  est  ia-4°j  elle  coule  Go  fr. 


(    271     ) 

inlitulé  la  France,  ait  été  écrit  en  vertu  d'un 
contrat  pour  être  Iwré,  comme  tout  autre  pro- 
duit irlandais ,  dans  le  courant  de  mars. 

(c  Le  titre  de  l'ouvrage  est  digne  du  contenu, 
qui  n'est  que  fausseté  depuis  le  commencement 
jusqu'à  la  fin.  L'auteiu'  y  a  répandu  en  outre,  à 
pleines  mains ,  le  mauvais  goût ,  l'ampoulé  et 
l'absurde,  les  bévues,  l'ignorance  de  la  langue 
et  des  mœurs  françaises,  l'ignorance  sur  toute 
espèce  de  matière,  les  faussetés,  l'amour  du  jaco- 
binisme, l'impiété.  Certes  voilà  bien  des  chefs 
d'accusation  très-graves  ;  nous  prenons  l'engage- 
ment de  les  prouver. 

((  Commençons  par  le  mauvais  goût.  Le  livre 
est  composé  sans  ordre  ;  il  est  écrit  dans  le  plus 
mauvais  style,  si  l'on  peut  appeler  style  un  vé- 
ritable jargon.  Il  n'y  a  aucune  connexion  entre 
les  parties  ;  c'est  une  masse  de  sentences  décou- 
sues jointes  ensemble  :  dételle  sorte  que  l'on  peut 
assurer  très-sérieusement  que  l'on  ne  fera  aucun 
tort  à  l'ouvrage  en  le  commençant  par  le  der- 
nier chapitre,  et  remontant  ainsi  jusqu'au  pre- 
mier ;  et  cependant  il  annonce  une  prétention  à 
l'ordre.  Il  est  divisé  par  parties,  les  parties  eu 
chapitres;  chaque  chapitre  a  un  titre  particulier, 
comme  là  société ,  les  paysans,  etc.  Mais  lady 


(  î»73  ) 
Morgan  possède  un  moyen  de  se  débarrasser  des 
entraves  qu'une  division  par  parties  et  par  cha- 
pitres pourrait  mettre  aux  excursions  de  son 
génie.  Elle  interrompt  çà  el  là  son  sujet  par  des 
étoiles  ainsi  placées  : 

Dans  son  premier  livre  on  trouve  jusqu'à  seize 
de  ces  lacunes.  11  s'en  trouverait  plusieurs  cen- 
taines, si  elle  en  avait  mis  chaque  fois  qu'elle  a 
manqué  d'ordre  dans  sa  narration,  ou  qu'elle  est 
passée  sans  transition  à  un  autre  sujet.  Quant  aux 
titres,  ils  conviennent  tellement  aux  chapitres, 
que  celui  intitulé  les  Paysans^  pourrait  tout  aussi- 
bien  être  intitulé  Paris ^  et  vice  versa  . 

(c  On  sent  qu'il  serait  trop  long  d'administrer 
les  preuves  de  ce  que  nous  avançons  ici.  Pour 
donner  une  idée  du  désordre  c[ui  règne  dans  les 
observations  de  lady  Morgan ,  il  faudrait  que 
notre  article  fût  aussi  long  que  son  malheureux 
volume.  Son  mauvais  goût,  au  reste,  sautera  aux 
yeux  de  tout  le  monde,  quand  nous  dirons  qu  elle 
méprise  Racine.  Il  est  vrai  qu'il  est  coupable  d'a- 
voir eu  de  la  piété  j  et  elle  pense  prouver  suffi- 
samment son  imb^écillité  en  disant  : 

Le  FAIBLE  Racine  qui  écrit  d  madame  de 
Maintenon:  Dieu  m'a  fait  \ix  grâce,  en  quelque 


(  ^75  ) 
'Compagnie  que  je  me  sois  trouvé,  de  ne  jamaiis 
i-ougir  de  l'Evangile  ni  du  roi.  //  associe  ainsi  le 
roi  et  V Evangile  dans  ses  lettres  familières  ,  et 
parle  dans  son  Histoire  de  Port- Royal  des 
grands  desseins  de  Dieu  sur  la  mère  ^gnès.  Tel 
était  le  calibre  intellectuel  de  l'auteur  de  Pfié- 
dra  (i)  (  Phèdre)  !  —  Partie  I ,  p.  48. 

((  Sa  rage  contre  la  mémoire  de  ce  grand  homme 
est  portée  si  loin  *,  qu'en  dépit  de  la  France  en- 
tière et  de  l'assentiment  général  de  l'Europe ,  elle 
(lady  Morgan,  qui  n'entend  pas  sa  langue,  qui 
ne  peut  pas  même  écrire  correctement  le  nom 
de  la  plus  connue  de  ses  tragédies  )  a  l'audace 
de  prononcer  qu'il  n'est  pas  poète  !  —  Partie  II, 
p.  95-98. 

«  Venons  maintenant  à  l'AMPOuiiÉ  et  à  1' ab- 
surde. Nous  n'en  finirions  pas  sur  cet  article, 
si  nous  voulions,  comme  l'on  dit,  approfondir 
le  sujet   :    hornons-nous  à   quelques  exemples. 

«  A  l'occasion  d'une  cloche,  lady  Morgan  fait 
la  réflexion  suivante  : 

Compter  le  temps  par  ses  divisions  artificielles 

(i)  C'est  ainsi  que  lady  Morgan  estropie  le  nom  de  c«ltv 
tragédie  ! 


(  274  ) 
est  la  ressoui'ce  de  Vinutililè.  L  ignorance  oisive 
de  V homme  dans  un  humble  étal ,  et  V inévitable 
ennui  de  l'homme  élevé  ^  trouvent  également  leur 
compte  d  consulter  les  heures.  L'homme  éner- 
gique et  occupé  laisse  le  sable  au  fond  de  V  hor- 
loge. —  I,  page  07. 

a  Veut-on  des  marques  soit-disant  profondes 
sur  le  caractère  national  ;  en  voici  exprimées 
idans  un  stj-le  aussi  intelligible  que  simple  et 
éloquent  : 

Uidiosyncrasie  reçoit  toujours  ses  premières 
couleurs  de  V influence  du  sol  et  du  climat,-  la 
morale  de  chaque  peuple  dépend  beaucoup  de  la 
constitution  par!  icuUère  de  sa  structure  physique. 
La  religion  et  le  gouvernement,  à  la  vérité,  donnent 
une  direction  puissante  aux  principes  et  aux 
usages  de  la  société  civilisée  ,  et  dégradent  ou  re- 
lèvent ses  cjualités  inhérentes  par  la  défectuosité 
ou  V excellence  de  leurs  institutions.  Mais  les  traits 
primitifs  de  chaque  race  demeurent  fixes  et  im- 
muables j  l'impression  originaire  de  la  nature 
n'est  jamais  effacée.  —  I,  page  85. 

(c  Voici  du  pathétique.  La  vue  de  quelques 
tulipes  qui  croissent  à  la  porte  d'un  hameau  en 
France,  arrache  cette  exclamation  à  notre  au- 
teur : 


(  27r.  ) 

Oh!  (ces  oh!  reviennent  fréquemment  chez 
notre  lady)  quand  veiTcd-je  près  des  chaumières 
des  paysans  de  ma  patrie  (l'Irlande),,    d'autres 
fleurs  que  celle  du  chardon  pointu  qui  balance 
sa  tête  solitaire  y  et  qui,  à  chaque  souffle  de  vent^ 
jonche  la  terre  de  son  inutile  duvet ,  ou  le  tn'jfle 
inodore  qui  ne  rajnpe  sur  la  terre  que  pour  être 
foulé  aux  pieds  ,  ou  cueilli  une  seule  fois  Vannée 
pour  être  plongé  dans  la  coupe  enipirinte ,  en  com- 
mémoration des  illusions  fatales  du  peuple  qui 
cherche  à  noyer  en  même  temps  le  souvenir  de 
^es  maux  et  ce  qui  peut  leur  sei^i^ir  d'emblème. 
—  1,  page  19. 

Nous  donnons  au  plus  fin  hibernois  à  devi- 
ner ce  que  cela  signifie. 

(c  Lady  Morgan  pense  que  l'époque  où  elle  a 
visité  Paris,  était  la  plus  favorable  pour  ses 
observations  j   et  voici  pourquoi  : 

LéU  surface  agitée  ,  palpitant  encore  de  sa  ré- 
cente commotion  f  était  parsemée  des  restes  des 
anciens  temps  arrachés  du  sein  de  l'oubli. 
I,  page  109. 

<£  Diderot  a  dit  assez  ridiculement,  que  pour 
peindre  une  femme,  il  faut  tremper  sa  plume 
dans  les  couleurs  de  l'arc-en-ciel ,  et  sécher  l'é- 
criture avec  la  poussière  de  l'aile  d'un  pr.pillon. 

18. 


(  276  ) 

Lady  Morgan  ne  trouve   pas  l'hyperbole  assez 
forte  •   elle  fait  dire  à  Diderot  : 

Pour  peindre  une  femme  ,  il  faut  prendre  une 
plume  de  Vaile  d'un  papillon!  !  !  —  l,  page  i63. 
«  Passons  aux  bévues.  Nous  voici  encore  dans 
l'abondance:  cependant  nous  ne  montrerons  que 
quelques  échantillons  de  cet  article  qui  sent  for- 
tement son  origine  irlandaise. 

«  Lady  Morgan  assiste  à  un  spectacle  où  se 
trouve  la  famille  royale  de  France  :  elle  est  sin- 
gulièrement affectée  de  voir 

Que  le  roi  et  la  famille  royale  occupaient  au 
CENTR.E  une  loge  de  coté  (i).  —  II,  page  i54. 

«  Dans  son  admiration  pour  le  général  La- 
fayettc,  elle  veut  lui  donner  le  titre  àe patriarche', 
mais,  par  une  malheureuse  ignorance  de  sa  propre 
langue,  ce  sont  les  petits  enfans  du  général  dont 
elle  fait  des  patriarches. 

Nous  trouvâmes  le  général  Lafayetle  entouré 
de  sa  famille  patriarchale  ,  son  fils,  sa  bru, 
ses  deux  filles ,  leurs  maris  et  ojize  petits  en- 
fans. —  II.   page  1 83. 

((  Mais  ceci  n'est  rien  en  comparaison  d'un  fiit 


(i)  Le  Iraducteur  français  a  supprimé  cette  sottise. 


(  277  ) 
bien  extraorclinaire  qu'elle   a   découvert,  c'est 
que  dans  les   familles  de  nobles  émigrés  les  en- 
fans  ont  tous  le  même  âge ,  ou  à  peu  près  ,  que 
leurs  parens.  Les  uieux  nobles  émigrés  et  leur.^ 
descendans  presque  aussi  vieux  (T,  page  ii3). 
Après  cet  exorde  plein  de  sensibililé,  elle  com- 
mence à  débiter  un  torrent  de  faussetés  et  de 
jacobinisme  sur  les  royalistes,  ceiie  faction  pleine 
de  préjugés,    ignorante,  intéressée,    cruelle .^   ne 
respirant  que  vengeance.  Quoique  cela  n'appar- 
tienne pas  au  sujet,  nous  ne  pouvons  pas  nous 
empêcher  de  prier  lady  Morgan  de  nous  citer 
une  goutte  de  sang  répandue  par  les  émigrés 
depuis  la  restauration. 

<c  Les  droits  attachés  dans  la  plupart  des  autres 
contrées  à  la  primogéniture  ont  été  abolis  en 
France.  Lady  Morgan  conclut  qu'il  n'y  a  que 
des  jumeaux  dans  ce  pays-là 3  elle  nous  dit  grave- 
ment : 

//  n^y  a  point  de  primogéniture  en  France  ! 
—  I,  page  22. 

((  C'est  avec  la  même  sagacité  qu'elle  transforme 
le  palais  du  sénat  conservateur  en  palais  conser- 
vateur {\\.  page  3^)  :  titre  que  tous  les  direc- 
teurs, les  consuls  et  les  sénateurs  qui  ont  tour 


(  278  ) 

à  tour  habile  ce  palais  ,  voudraient  bien  qu'il 
eût  mieux  mérité. 

(c  Comme  le  chirurgien  du  roi  a  été  l'un  des 
frères  de  la  charité,  elle  le  confond  avec  le  con- 
fesseur du  roi;  et,  partant  de  cette  bévue  stupide, 
elle  insulte  Louis  XVIlï ,  et  s'enfonce  dans  une 
cotiiparaison  entre  l'influence  spirituelle  du  pre- 
mier, et  celle  du'père  Lachaîse,  confesseur  de 
Louis  XIV.  —  II,  page  i3i. 

ce  On  connaît  ce  vers  de  Molière  : 

Le  vérilable  Amphitryon 

Est  l'Aiiiphitryoa  ou  l'on  dîne. 

a  Lady  Morgan  les  a  entendu  citer  :  les  mots  i^ê-» 
ritable  AmpJiitryonïoni  quelque  effet  dans  la  con- 
versation 5  la  voilà  résolue  à  les  employer  sans 
s'embarrasser  s'ils  sont  bien  ou  mal  appliqués. 
Elle  les  place  dans  une  douzaine  d'endroits  à 
peu  prés  avec  le  même  succès  que  cet  homme 
dont  parle  Joe  Miller,  qui,  laissant  tomber  une 
épaule  de  mouton ,  demande  pardon  de  ce  lapsus 
linguœ. 

Lie  cidre  ,  dit- elle,  rH est  pas  en  gj^ande  estime 
chez  les  véritables  Amphitryons  du  rural  savoir- 
vivre.  —  I,  Pag.  71. 


(279  ) 

La  comtesse  d' Horsonvïlle  (qui  avait  invité 
notre  auteur  à  déjeuner  )  était  le  périlabîe  Am- 
phitryon de  ce  jour  délicieux. 

((  Nous  arrivons  aux  preuves  de  ce  que  nous 
nous  permettons  d'appeler  l'ignorance  de  l'au- 
teur dans  la  langue  et  les  usages  des  Français. 

(c  Comme  on  assure  que  le  manuscrit  était 
illisible,  et  qu'un  long  errata  se  trouve  en  tête 
du  volume,  nous  mettons  sur  le  compte  de  l'im- 
primeur un  millier  de  fautes  que  nous  aurions 
pu  relever  icij  il  en  reste  toujours  assez  pour 
démontrer  aux  plus  incrédules  que  lady  Morgan 
est  entièrement  étrangère  aux  usages  de  la  France 
ancienne  et  moderne ,  et  qu'elle  ne  sait  pas  mieux 
îe  Français  que  la  jeune  fille  encore  en  pension, 
quoiqu'elle  afîecte  de  larder  chaque  page  de  son 
livre  de  quelques  mois  de  cette  langue. 

(t  Les  menins  qui ,  comme  on  sait ,  étaient  de 
jeuues  officiers  qui  suivaient  le  dauphin  de 
France,  sont  transformés  par  notre  auteur  en  ini- 
^7zoi7s  duidauphin.  Si  lady  Morgan  avait  la  moin- 
dre notion  delà  langue  et  de  l'histoire  de  ce  pays, 
ignorerait- elle  que  ce  sont  les  d'Epernon,  les 
Joyeuse  que  l'on  désigne  sous  le  nom  de  mignons 
de  Henri  III. 

ce  En  parlant  de  Buonaparte ,  l'auteur  dit  :  Il 


(  28o  ) 
«tait  lin  tout  autre  homme  pour  les  personnes 
qui  avaient  les  petites  entrées  que  pour  celles  qui 
n'avaient  que  les  grandes  entrées.  —  I ,  pag.  23. 
Le  fait  en  lui-même  est  faux,  et  l'histoire  qu'elle 
bâtit  dessus,  d'un  bien  médiocre  intérêt j  mais  il 
en  résulte  qu'elle  ignore  la  signification  de  ces 
mots  grandes  et  petites  entrées  ,  et  qu'elle  en  in- 
tervertit le  sens.  Cette  bévue  ne  peut  être  attri- 
buée à  une  erreur  de  plume  ,  car  elle  y  retombe 
dans  plusieurs  endroits  de  son  livre. 

ce  Voyons  maintenant  comment  elle  estropie 
un  nom  grec,  et  en  fait  un  tout,  moitié  latin,  moi- 
tié français.  Toute  la  famille^'Egée  est  fatale  à  la 
pauvre  lady.  Elle  nous  assure  qu'elle  a  vu  de  ses 
propres  yeux  le  tableau  de  Phedra  et  Hippo- 
XYTA  par  Gérin  (Elle  veut  dire  Guérin).  Elle 
peut  bien  avoir  vu  un  tableau  ,  mais  à  coup, 
sûr  elle  no  l'a  pas  compris ,  et  n'a  jamais  vu  jouer 
la  pièce  de  Racine  d'où  le  sujet  est  tiré.  Le  fait 
est  que  cette  savante  lady  ne  connaît  de  l'his- 
toire de  Thésée  que  ce  qu'elle  en  a  lu  dans  le 
Midsujnjuer  night's  Dreani,  où  il  n'y  a  point 
d'Hippolyte,  mais  une  fiippolyte. 

«  Elle  dit  au  sujet  de  la  place  du  Carrousel  : 

En  1622  j  Louis  ^IV  donna  ici  une  fameuse 

fêle  €1  mad<ima  de  la  Vallière  ;  et  s^ efforça   d^ 


'       (    î2Sl    ) 

gagner  son  cœur  par  un  spectacle  de  voltigeurs 
turcs  qui^  sortant  par  les  angles  de  la  place  ^  don- 
nèrent lieu  au  nom  de  Carrousel  qu'elle  porte 
à  présent ,  en  en  tirant  une  éty mologie  forcée  de 

CARRÉ    AUX    AILES.  —  11,  pag.   24. 

c(  Voilà  bien  des  erreurs  en  peu  de  lignes.  Cai- 
roLisel  n'est  point  un  mot  moderne  ;  il  est  bien 
plus  ancien  que  le  siècte  de  Louis  XïV;  il  ne 
dérive  point  de  carré  aux  ailes  ,  mais  de  Carouse, 
Carousel ,  qui  veut  dire  en  vieux  français,  comme 
en  vieil  anglais,  fête,  amusement-  et  Louis  XIV 
n'est  né  que  seize  ans  après  l'époque  où  lady 
Morgan  en  fait  un  voltigeur  turc.  Quelque  plai- 
sant, la  voyant  prendre  des  notes,  lui  aura  fait 
ce  conte  pour  se  moquer  de  sa  simplicité. 

«  Lady  Morgan  est  dans  la  plus  grande  fami- 
liarité avec  les  princesses ,  les  duchesse's ,  les  com- 
tesses de  France  ,  et  laisse  entrevoir  que  ses  ta- 
tens  personnels  et  sa  cél-cbrité  l'ont  fait  recevoir 
dans  des  sociétés  où  peu  d'autres  étrangers  sont 
admis  (I,  pag.  aii  ,  212  );  et  cependant  elle  con- 
fond le  mari  de  sa  chère  amie,  madame  Lefèvre 
Desnouettes,  avec  Lefebvre,duc  de  Dantzick 
(  II,  pag.  208).  Elle  confond  madame  deStaal 
avec  madame  de  Staël  j  ^ç^  fait  de  l'infortunée 


(    282    ) 

princesse  Lamballe  la  j511e  du  duc  de  Riche- 
lieu ,  etc. ,  etc. 

«  Elle  s'exlusie  à  juste  titre  sur  le  talent  de 
trois  il. ustres  peintres  qu'elle  a  beaucoup  connus, 
et,  par  une  gtande  falalilé,  elle  estropie  le  nom 
de  chacun  d'eux  :  ce  n'est  pas  Girodet,  Gérard, 
Gucrin  ,  dont  elle  lait  un  si  grand  éloge  5  c'est 
Gerodet,  Girard  ,  Gerin  ! 

«  Mais  au  milieu  de  ses  fausses  citations  et  de 
son  arrogante  critique  des  auteurs,  français , 
de  la  langue  et  de  la  société  française,  il  lui 
échapjîe  un  aveu  qui  montre  combien  elle  est 
])ropre  à  juger  de  pareils  sujets. 

«  Quand  elle  fut  à  l'institut , 

Elle  tenait  en  main  /^ordre  des  IjECTURES  , 
et^  quoiqu' instruite  des  sujets  qui  devaient  être 
traités  y  elle  trouva  extrêmement  difficile  de  suivre 
les  orateurs  ou  plutôt  les  lecteurs.  — 11,  p.    161. 

))  Malgré  cet  aveu ,  qu'elle  ne  put  suivre ,  c'est- 
à-dire  comprendre  ce  que  l'on  disait,  quoiqu'ins- 
truite  d'avance  du  sujet  des  discours  ,  elle  n'en 
donne  pas  moins  un  résumé  de  chacun  d  eux,  et 
conclut  par  condamner  en  masse  tous  les  instituts» 

Uîi  peu  fatiguée  du  ton  discordant  et  déclama- 
toire dont  avaient  été  prononcés  les  discours  que 


(  ^-^s  ) 

je  venais  d'entendre  j  et  n'y  ayant  iroupè  qu'un 
intérêt  assez  médiocre ,  mes  oreilles  et  mon  es- 
prit se  sentirent  plus  à  l'aise  ^  quajid  on  leva  la 
séance  y  qui  ,  au  total ,  me  laissa  une  impression 
peu  favorable  des  corporations  savajiies  et  des 
confréries  de  goût.  — 11,  pag.  i65. 

«  A  l'aveu  de  lacly  Morgan  ,  nous  joindrons, 
pour  en  finir  sur  ce  cliapilre  ,  un  témoignage 
qu'elle  ne  récusera  pas,  celui  du  traducteur77ro- 
•  curé ^  ou, pour  employer  le  terme  plus  poli  dont 
se  sert  l'éditeur,  choisi \s^x  elle-même  pour  faire 
part  de  son  Ouvrage  aux  Parisiens.  A  l'occasion 
de  quelques-unes  de  ces  bribes  de  français  dont 
elle  a  cru  devoir  enrichir  son  livre  ,  le  pauvre 
traducteur  ne  pouvant  sortir  de  perplexité,  (ait 
une  note,  pour  dire  que  ,  quoique  ces  mots  soient 
imprimés  dans  l'original  comme  étant  du  français , 
il  est  forcé  d'avouer  qu'il  ne  les  comprend  pas. 
Il  ajoute  :  nous  sommes  fâchés  de  ne  pouvoir  les 
traduire  à  nos  lecteurs  (vol.  I,  pag.  8j?).  C'est 
une  vraie  fatalité  attachée  aux  Ouvrages  de  lady 
Morgan,  que  les  uns  demandent  une  traduction 
anglaise  de  son  anglais  ;  et  les  autres ,  une  traduc- 
tion française  de  son  français. 

((  Ignorance  en  général.  Lady  Morgan  est 
enthousiaste  de  Buonaparte  et  de  tous  ses  gêné- 


(  284  ) 
yaux  ,  et  cependant  elle  ne  les  connaît  que  peu  ^ 
ou  même  pas  du  tout.  En  racontant  un  trait  de 
dévouement  du  général  Rapp  ,  elle  lui  donne  le 
nom  de  vétéran.  Malheureusement  pour  la  vé- 
l'acité  du  récit  de  lady  Morgan,  le  général  avait- 
à  peine  trente  ans  lorsqu^il  fut  fait  aicle-de-camp 
de  Buonapai?te ,  même  aujourd'hui  il  ne  peut  en 
avoir  plus  de  quarante-cinq  ;  et  le  fait,  s'il  est 
vrai,  a  dû  se  passer  il  y  a  dix  ans.  Si  lady  Morgan 
avait  fait  quelque  attention  à  ces  tableaux  ,  dont 
dans  d'autres  endroits  elle  se  plaît  à  nous  parler 
si  longuement,  elle  aurait  vu  la  figure  du  géné- 
ral Rapp  ,  qui  n'est  rien  moins  que  celle  d'un- 
vétéran. 

((  Mais  cela  n'est  rien  auprès  de  la  confusion 
qu'elle  fait  de  tout  ce  qui  regarde  !«  règne  de 
Louis  XIV  (  époque  de  Phisloire  moderne  ,  qui 
est  cependant  la  plus  connue  des  lecteurs  ordi- 
naires ) ,  et  de  la  peine  qu'elle  se  donne  pour 
faire  connaître  au  monde  toutes  tes  erreurs  de 
ce  monarque  si  long-temps  roi,  et  toutes  les  im- 
perfections de  ce  siècle  si  vanté. 

((  Elle  commence,  comme  nous  l'avons  vu,  par 
nous  montrer  ce  prince  dans  une  mascarade, 
seize  ans  avant  qu'il  ne  fut  né.  Eh  bien  ,  à  cette 
même  époque ,  elle  voudrait  qu'il  eût  été  le  protec- 


(  aSB  ) 
'leur  des  arts ,  et  se  plaint  hautement  de  ce  qu'il 
ait  attendu  d'être  né  pour  devenir   le  soutien 
de  Molière. 

Parmi  le  faux  éclat  qu'on  a  jeté  $iirle  règne 
de  Louis   XI K  ,    rien    n'est  plus   mal  fondé  , 
plus  éloigné  de  la  vérité  ,  que  d'attribuer  à  ce 
siècle  une  portion  plus  considérable   de  talens , 
qu'il  n'en  posséda   réellement ^  et  de  prétendre 
que  leur  existence  fût  la  suite  de  la  munificente 
protection  du  souverain. —  Molière  avait  déjdpar- 
couru  presque  toute  sa  glorieuse  carrière  ,  il  jouis- 
sait de  toute  sa  réputation ,  était  riche  au-delà  de 
ses  désirs,  avant  que  ses  pièces  fissent  l' amusejnent 
de  la  Cour.  —  //  j^ecevait  déjà  des  maréchaux  de 
France  à  sa  maison  de  campagne  près  de  Paris, 
quand  le  soleil  de  la  faveur  royale  commença  à 
Jhire  tomber  sur  lui  ses  rayons.  Quand  il  arrwa 
à  Paris  avec  sa  troupe  ,  en  i655j  il  joua  à  V en- 
seigne de  la  Croix- Blanche ,  au  faubourg  Saint" 
Germain.  Ce  ne  fut  qu'en  1660  ,  qu'il  reçut  des 
lettres-patentes  du  roi  pour  l'établissement  de 
son  théâtre.  —  II ,  pag.  116,  1 1 5. 

a  Louis  naquit  en  i658,  de  sorte  qu'il  peut  diF- 
ficilement  avoir  vu  Molière  à  la  Croix- Blanche 
en  1655  ;  et  il  nous  semble  que  ce  n'est  pas  trop 
tard  protéger  les  ans,  que  de\e  faire  à  vingt-deux 


(  f28G  ) 

ans  :  apparemment  que  lady  Morgan  ne  con- 
sidère pas  le  Tartufe,  le  Misantrope,  l'Ecole  des 
femmes  ,  l'Ecole  des  maris  ,  le  Malade  imagi- 
naire, le  Médecin  malgré  lui,  comme  pouvant 
contribuer  à  la  gloire  de  Molière,  puisqu'ils  ont 
çté  produits  sous  les  yeux  du  roi. 

ce  Dans  deux  endroits  différens  elle  parle  du  car- 
dinal de  Richelieu ,  comme  s'il  était  ministre  sous 
Louis  XIV,  et  attribue  à  ses  conseils  la  vanité  de 
ce  monarque  et  sa  disposition  au  despotisme. 
Mais,  à  ce  compte,  les  flatteurs  de  Louis,  que 
lady  Morgan  traite  si  indignement,  lui  ont  ac- 
cordé des  talens  moins  extraordinaires  et  moins 
précoces  qu'elle  ne  le  fait  elle-même,  puisqu'en 
réalité  le  jeune  roi  n'avait  que  quatre  ans  lory 
de  la  mort  du  cardinal. 

ce  Si  elle  ignore  le  temps  oii  ce  célèbre  monar- 
que est  né ,  elle  sait  encore  moins  l'époque  de  sa 
mort;  car  elle  affirme  gravement  qu'elle  s'est 
trouvée  en  société  avec  deux  officiers  qui  avaient 
servi  sous  Louis  XIV ,  auxquels  elle  donne  im- 
pudemment, selon  le  jargon  révolutionnaire,  le 
nom  de  voltigeurs  de  Louis  XIV.  Comme  ces 
militaires  vont  à  la  cour,  et  montent  et  descen- 
dent l'escalier  du  palais  des  Tuileries  ,  lady  Mor- 
gan ne  peut  pas  supposer  qu'ils  aient  plus  de 


(  287  ) 
quatre-vingts  ans  :  ainsi  pour  peu  qu'ils  soient 
entrés  à  quinze  ans  au  service ,  il  s'ensuivrait 
que ,  d'après  la  chronologie  cle  lady  Morgan,  Louis 
XIV  (qui  selon  elle  dansait  en  1622  avec  sa  maî- 
tresse, et  aurait  vécu  jusqu'en  1760)  aurait  atteint 
l'âge  de  cent  cinquante  ans.  Et  tout  cet  étalage 
d'ignorance  qu'elle  fait  avec  tant  de  frais,  c'est 
pour  tourner  en  ridicule  l'ancienne  noblesse,  qui 
cependant  compte  au  milieu  d'elle  bien  des  hom- 
mes aussi  respectables  par  leur  loyauté  que  par 
leur  dévouement 

«  Ailleurs  elle  s'imagine  que  la  bataille  de  Fonte- 
noy  a  été  donnée  sous  Louis  XIV,  et  elle  ne  peut 
ici  accuser  l'imprimeur  d'avoir  mis  Louis  XIV 
pour  Louis  XV;  car,  toujours  dans  le  même  es- 
prit de  dénigrer  tout  ce  qui  lient  à  l'ancienne 
monarchie ,  elle  traite  toutes  les  campagnes  du 
règne  de  Louis^SIV^,  de  campagnes  sans  gloire,  de 
campagnes  à  l'eau  rose  ;  et  certes  l'ignorance  de 
lady  Morgan  ne  peut  aller  jusqu'à  regarder  la  ba- 
taille de  Fontenoy  comme  une  bataille  à  l'eau  rose. 

«Elle  nous  apprend  aussi  que  le  grand  Condé  a 
été  enfermé  d  Vincennes ,  et  que  son  premier 
crime  ,  et  la  cause  peut- être  de  toutes  ses  autres 
erreurs )  fut  son  attachement  d  sa  femme  qu'il 


(    23«    ) 

refusa  de  sacrifie?'  cl  la  passion  romanesque  de 
Henry  IV. 

ce  C'est  certainement  une  excellente  apologie  des 
erreurs  du  grand  Condé;  mais  nous  craignons 
qu'elle  ne  puisse  être  admise  par  ceux  qui , 
comme  nous  ,  savent  que  le  grand  Condé  ne 
naquit ,  et  à  plus  forte  raison  ne  fut  marié  que 
plusieurs  années  après  la  mort  du  prétendu  ado- 
rateur de  sa  femme. 

((  Lady  Morgan  est  tout  aussi  forte  sur  l'his- 
toire de  l'architecture. 

Le  palais  des  Tuileries  ^  tel  qu'il  est  à  pré- 
sent, a  été  bâti  par  Catherine  de  Médicis  en 
i564,  etc.  —  Part.  II,  pag.  28,  2g. 

«  Malheureusement  Catherine  n'a  pas  bâti  le 
palais  des  Tuileries  tel  qu'il  est  à  présent  :  elle 
le  commença;  mais  ce  fut  sous  le  régne  si  mal- 
heureux de  Louis  XIY ,  qu'il  ft»t  achevé  tel  qu'il 
est  actuellement. 

(c  Elle  est  de  la  même  exactitude  relativement 
à  un  autre  palais. 

Le  palais  Bourbon,  un  des  plus  beaux  pa- 
lais de  l'Europe^  fut  bâti  par  Louis  XI Vj, 
pour  sa  fille  naturelle,  la  princesse  de  Condé ^ 
sur  les  dessins  de  Gerardin. 


(  289  ) 

Quoique  V origine  de  sa  fondation  soit  aujour- 
d'hui  oubliée  (ce  qui  n'est  vrai  qu'à  l'égard  de 
îady  Morgan,  qui  préLend  nous  en  informer  ) , 
l'hôtel  de  Bourbon,  ou  le  palais  du  Corps-Légis- 
lalify  quelque  nom  qu'il  porte  ,  doit  toujours  être 
un  monument  intéressant  y  un  objet  d' admiration  ; 
son  portique  corinthien ,  son  péristyle  grec ,  ses 
élégans  papillons ,  ses  vestibules ,  ses  colonna- 
des, etc.,  existent  encore.  »  —  II,  p.  g. 

((  Tout  ce  passage  est  un  tissu  de  ]a  plus  com- 
plète ignorance. 

((  Le  palais  Bourbon  n'a  été  bâti  que  plusieurs 
années  après  la  mort  de  Louis  XIV;  et  cette  dame 
instruite,  qui  distingue  si  soigneusement  l'archi- 
tecture grecque  de  l'architecture  corinthienne , 
et  le  portique  corinthien  du  reste  du  bâtiment, 
sera  un  peu  surprise  d'apprendre  que  tout  l'édi- 
fice est  d'ordre  corinthien,  et  qu'il  n'y  a  point 
de  péristyle  (  bien  loin  qu'il  soit  d'ordre  grec , 
romain ,  français  ou  même  irlandais  )  :  il  est  clair 
qu'elle  ne  connaît  point  la  signification  du  terme 
péristyle;  et  il  est  également  évident  qu'elle  croit 
que  le  portique  corinthien  est  de  la  même  date  que 
le  reste  du  palais,  quoique  le  premier  ait  été 
élevé  en  1760,  et  le  dernier  vers  l'année  1800. 
a  19 


(  290  ) 

«  Lady  Morgan  sait  à  peine  la  différence  qu'il 
y  a  de  l'arcliitecture  à  la  sculpture. 

JLa  sculpture ,  qui  est  un  art  'particulièrement 
en  vigueur  chez  les  peuples  libres ,  et  qui  rare- 
ment a  fleuri  chez  leè  nations  esclaves,  dépérit 
entièrement  sous  le  régne  de  Louis  XIII  et  Louis 
XIV ,  et,  à  V exception  de  la  porte  Saint-Denis , 
n\i  rien  laissé  de  remarquable ,  etc.  —  I,  p.  i  g. 

«La pompeuse  assertion  qui  commence  ce  pas- 
sage est  fausse  •  il  serait  même  plus  juste  de  dire 
que  la  sculpture  n'a  fleuri  daus  aucun  autre  état 
libre  que  la  réjmblique  d'Athènes ,  et  encore  fut- 
ce  sous  l'administration  dictatoriale  de  Périclés. 
Mais ,  en  fait ,  toutes  ces  généralités  sont  des  ab- 
surdités :  aucujie  nation,  assez  éclairée  pour  avoir 
quelque  goût  des  beaux-arts ,  ne  peut  être  esclave 
au  point  que  le  génie  du  sculpteur  en  soit  plus 
affecté  que  celui  de  tout  autre  artiste  j  et  lady 
Blorgan  serait  fort  emban  assée  d'avoir  à  indiquer 
ces  grands  ouvrages  qu'ont  produits  ces  états 
libres. 

«Mais  laporte  Saint-Denis  est-elle  un  monument 
de  sculpture?  Nous  avons  toujours  pensé  que 
c'en  était  un  d'architecture.  Toute  architecture 
ornée  doit  avoir  un  certain  degré  de  sculpture^ 


(    291    ) 

dans  le  sens  le  plus  étendu  ;  mais  il  se  trouve 
que,  de  tous  les  arcs  de  triomphe  du  monde, 
celui  de  la  porte  Saint-Denis  est  un  de  ceux  où 
il  entre  le  moins  de  sculpture  d'ornement;  et 
sous  sa  signification  la  plus  usuelle,  qui  est  la 
représentation  des  corps  animés ,  il  n'y  en  a  pas 
du  tout. 

«  Nous  avons  vu  plus  haut  combien  lady  Mor- 
gan est  forte  sur  le  français;  elle  nous  donne 
aussi  des  preuves  de  ses  connaissances  en  italien. 
Elle  parle  avec  beaucoup  d'indulgence  des  fai- 
blesses d'une  femme  à  la  mode,  tant  que  ce  furent 
des peccate  celate.  Ensuite,  pour  décrire  l'avan- 
tage d'avoir  une  maison  à  soi  appartenante,  elle 
emploie  la  phrase  suivante ,  que  nous  copioiis 
mot  pour  mot  :  casa  mia ,  piccolina ,  che  sia. 
Nous  sommes  bien  trompés  si  son  traducteur  ita- 
lien (dans  le  cas  où  elle  en  trouverait  un)  ne  se 
plaint  pas  de  la  difEculté  qu'il  y  a  à  traduire  son 
italien  ,  comme  son  traducteur  français  a  déses- 
péré de  traduire  son  français. 

«  Lady  Morgan ,  parlant  des  hommes  de  lettres 
français ,  saisit  l'occasion  de  dire ,  d'un  air  de 
regret,  que  les  sublimes  épanchemens  deParny, 
auteur  de  V Eloge  cVEléonore  ^  des  Guerres  dea 
Dieux,  sont  à  peine  connus  ici. 

19. 


(    292    ) 

((  Croirait-on  après  cela  que  ce  Parny,  dontlady 
Morgan  voudrait  que  les  sublimes  épanchemens 
fussent  connus  en  Angleterre,  est  le  plus  impur 
et  le  plus  obscène  de  tous  les  auteurs  qui  ont 
souillé  la  littérature  de  leurs  blasphèmes;  que 
l'Eloge  d'Eléonore  n'est  rien  moins  qu'un  tissu 
de  débauches ,  débitées  en  style  de  corps-de-garde, 
où  tout  est  exprimé 

—  Cum  verbis ,  nudum  olido  stans 
Fornice  mancipium  quihus  ahstinet! 

Que  cet  autre  ouvrage  qu'elle  cite  avec  éloge, 
les  Guerres  des  Dieux  (  que  nous  croj^ons  du 
reste  être  intitulé  la  Guerre  des  Dieux)  est  l'œuvre 
la  plus  détestable  d'obscénité  et  de  profanation 
que  le  diable  ait  pu  inspirer  au  cœur  dépravé  de 
l'homme.  Serait  -  il  possible  que  lady  Morgan 
eût  lu  ou  connu  les  ouvrages  dont  elle  parle? 
Nous  ne  le  présumons  pas;  et  c'est  dans  cette 
conviction  que  nous  mettons  ce  passage  au  rang 
des  erreurs  de  ladite  dame. 

<(  Venons  aux  Faussetés.  Déjà  nous  avons  eu 
occasion  d'en  relever  pflusieurs  :  nous  pourrions 
encore  citer  la  moitié  de  son  livre  ;  mais  prenons 
seulement  quelques  exemples. 


(  29^  ) 

«  En  parlant  de  la  dissolution  de  la  cour  de 
Louis  XIV,  elle  exprime  sa  profonde  indignation 
contre  la  fidélité  déhontée  avec  laquelle  les  fai- 
seurs de  mémoires  nous  donnent  des  détails  sur 
ses  désordres  ;  et  profitant  de  la  circonstance 
pour  donner  un  coup  de  patte  à  un  duc,  à  un 
aristocrate^  qu'elle  hait,  quoiqu'il  soit  mort  depuis 
près  d'un  siècle,  elle  nous  dit  d'un  air  moqueur  : 

C^est  r illustre  Saint-Simon  qui  atteste  les 
excès  et  les  pices  dont  il  fait  si  gaiement  le  tableau. 

((.  On  sait  que  le  duc  de  Saint-Simon  est  le  plus 
sévère  censeur  des  scènes  qu'il  rapporte  ;  que  ses 
mémoires  sont  écrits  avec  une  misanthropie  et 
une  indignation  qui  rappellent  le  style  de  Juve- 
nal,  et  que,  bien  loin  d'avoir  fait  une  peinture 
si  gaie  des  désordres  et  des  vices  de  la  cour,  il 
voyait  les  choses  sous  les  couleurs  les  plus  noires , 
et  les  a  outrées  plutôt  que  palliées.  Mais  lady 
Morgan  qui  insulte  les  vivans,  ne  respecte  pas 
davantage  les  morts,  à  moins  qu'ils  n'aient  été 
fusillés  pour  leur  trahison. 

<c  Lady  Morgan,  dont  la  conscience  trouble 
peut-être  un  peu  l'imagination,  se  figure  un 
jour  qu'elle  est  sur  le  point  d'être  arrêtée. 

Les  Bastilles  ,  les  lettres  de  Cachet,  les  arres- 
tations mystérieuses  y  et  les  prisons  solitaires 
se  présentèrent   d  mon  imagi?iation ,  et  Je  me. 


(  294  ) 

croyais  déjà  auec  le  Masque  de  fer,  les  TVilson, 
les  Tlutchinson  et  les  Bruce.  —  Page  i56. 

((  Ceci  s'appelle  me/z/Zr  d'une  manière  implicite. 
Wilson,  Hulcliinson  el  Bruce  avaient  violé  les 
lois  de  France;  ils  furent  arrêtés  ouvertement, 
mis  légalement  en  prison,  jugés  publiquement, 
condamnés  à  une  peine  très-légère;  et  c'est  ce 
que  cette  misérable  femme  (1)  compare  aux  Bas- 
tilles ,  aux  lettres  de  cachets ,  aux  cages  de 
fer.  Miiis  la  fausseté  des  faussetés,  c'est  cette 
vieille  et  impudente  assertion  que  nous  avons 
si  souvent  réfutée ,  que  l'Angleterre  est  cou- 
pable de  trahison  et  de  mauvaise  foi  en- 
vers Buonaparte.  Nous  ne  descendrons  pas  à 
discuter  des  objets  de  cette  nature  avec  lady 
Morgan;  nous  nous  bornerons  à  soumettre  à  l'in- 
dignation de  nos  lecteurs  le  passage  entier  qui 
est  aussi  faux  dans  les  faits,  que  dégoûtant  dans 
les  principes  et  méprisable  par  le  style.  » 

Ici  le  censeur  cite  vingt  lignes  de  lady  Mor- 
gan, qui  seront  son  éternelle  honte  ;  ellefait  du  plus 
abominable  despote,  de  l'ennemi  irréconciliable 
de  sa  patrie,  du  destructeur  du  genre  humain  , 
de  l'homme  sans  foi,  sans  pitié,  sans  entrailles, 
un  héros  plus  grand  dans  le  malheur  que  dans 


{\)  "Wreiched  wornaiv, 


(  29^  ) 
la  pj'ospérité.  Le  traducteur  de  l'ouvrage  de 
lady  Morgan  a.  refusé  de  souiller  sa  plume  de 
cette  ridicule  tirade  mous  imiterons  cet  exemple. 
Mais  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  d'être 
étonnés  toutes  les  fois  que  nous  rencontrons  de 
ces  auteurs  à  idées  prétendues  libérales  qui 
laissent  percer  leur  attachement  pour  l'Jiomme 
qui  eut  le  moins  d'idées  généreuses. 

«  11  semblerait,  à  entendre  notre  auteusr,  qu'il 
ne  s'est  rien  passé  pendant  son  séjour  à  Paris ,  où 
elle  n'ait  assisté  d'une  manière  ou  d'une  autre. 
L'éternel  exorde  de  toutes  ses  anecdotes  est  r 
la  princesse  de  —  771'a  lUtj  la  duchesse  de  — 
m'a  dit  ;  la  marquise  de  —  et  la  comtesse  de  — 
m\}nt  dit.  Il  est  possible  à  la  rigueur  que  tout 
ce  qu'elle  rapporte  lui  ait  été  dit,  mais  bien 
certainement  ce  ne  sont  pas  les  personnes  qu'elle 
cite  qui  le  lui  ont  dit. 

(c  Les  critiques  français  attribuent  poliment 
cette  petite  perfidie  à  ce  génie  inîAentif,  qui , 
disent  -  ils ,  doit  rarement  abandonner  lady 
Morgan.  Mais  l'invention  est  pour  très-peu  de 
choses  dans  l'aiTaire.  Le  fait  est  qu'on  iui  a  dit 
tout  cela  j  elle  en  a  composé  ensuite  un  mélange , 
en  confondant  les  dates,  les  nomS;,  les  titres,  et 
nous  donne  le  tout  tant  bien  que  mal  dans  son 


(296) 

ouvrage.  Ce  qu'elle  nous  donne  pour  du  neuf 
a  été  imprimé  et  publié  à  Paris  long-temps  avant 
que  cette  capitale  se  soit  vue  honorée  de  sa  pré- 
sence. Elle  l'ignorait,  la  bonne  lady  :  les  bons 
mots,  les  reparties  usées,  même  pour  un  laquais 
français,  lui  paraissent  des  nouveautés;  et  elle 
n'a  vu  dans  son  ignorante  simplicité,  ni  danger, 
ni  difficulté  à  les  approprier  aux  conversations 
qu'elle  nous  raconte. 

<c  Voici  des  indécences. Lad}' Morgan  plaisante 
avec  beaucoup  de  goût  sur  la  vénération  que  les 
peuples  catholiques  ont  pour  la  sainte  vierge. 
Mais  elle  devient  surtout  très-facétieuse  ,  ou , 
comme  on  dit  en  hlande  ,  folâtre ,  lorsqu'elle  ra- 
conte qu'à  Boulogne-su r-Mer,  dans  une  pro- 
cession en  l'honneur  de  la  mère  du  Sauveur, 

Les  prêtres,  à  leur  grand  déplaisir,  ne 
purent  trouver  une  seule  vierge  dans  cette  ville 
maritime  y  et  furent  obligés  d'envoyer  à  un  vil- 
lage voisin  en  emprunter  une.  On  procura  enfin 
une  vierge ,  un  peu  suspecte,  à  la  vérité ^  mais 
ce  n'était  pas  le  moment  de  faire  les  difficiles , 
et  la  Madone  fut  promenée  dans  les  rues.  — I, 
pag.  59. 

(c  Nous  ne  dirons  rien  de  l'ancienneté  de 
celle  plaisanterie  empruntée  de  Boccace  et  de 


(  297  ) 
Lafontaine ,  ni  de  Tignorance  qui  travestit  une 
]Notre-Dame  française  en  une  Madone  italienne  : 
nous  invitons  seulement  nos  lecteurs  à  consi- 
dérer quelle  femme  doit  être  cette  lady  Morgan 
qui  remet  au  jour  des  grossièretés  si  détes- 
tables qu'on  n'oserait  même  pas  les  insérer 
dans  im  moderne  recueil  de  fîicéties.  C'est  dans 
le  même  esprit  qu'elle  nomme  finement  les 
prêtres  qui  accompagnaient  une  jeune  dame  dans 
une  procession,  de  vigoureux  et  jeunes  prestolefs, 
et  qu'elle  désigne  sommairement  tout  le  reste 
despersonnesqui  assistaient  àcette pieuse  cérémo- 
nie sous  le  nom  de  corps  draina  tique.  —  l ,  p.  67. 

((  ÎSouspensions  qu'aucune  femme  dans  les  îles 
britanniques  n'avait  lu  les  liaisons  dangereuses  : 
Lady  Morgan  serait  bien  fâchée  qu'on  ne  sût  pas 
qu'elle  connaît  ce  livre  abominable-  elle  semble 
railler  la  cour  de  Louis  XVI II ,  parce  que  les  liai- 
sons dangereuses  en  sont  bannies.  — L  page  1 02. 
Et  encore  ici  elle  fait  preuve  de  son  ignorance; 
car  elle  attribue  cet  ouvrage  dg  Laclos  au  res- 
pectable historien  Duclos. 

«  Notre  auteur  est  aussi  très-versée  dans  la  lec- 
ture des  ouvrages  licencieux  de  Pigault  Lebrun  ; 
elle  recommande  le  caractère  d'une  prostituée, 
héroïne  d'un  de  ses  romans ,  en  ces  termes  : 


(298) 

JLe  reproche  de  grossièreté  dont  on  accuse 
fauteur^  est  trop  bien  fondé  pour  qu^  on  puisse  en 
prendre  la  di^fense  ^  niais  l^ esprit  qui  créa  le  carac- 
tère fragile  mais  séduisant  de  Fanchette,  dans 
une  Macédoine,  l'un  de  ses  romans  les  plus  amu- 
sans  et  les  plus  philosophiques  ^  ne  peut  être 
dénué  d'élégance  et  de  délicatesse.  Pour  sa 
vertu  de  moins  ,  peu  de  femmes  auteurs^  quel- 
que  prudes ,  ou  quelque  célèbres  qu'elles  fussent, 
auraient  dédaigné  la  conception  d'un  caractère 
tel  que  celui  de  la  tendre ,  de  la  généreuse  et 
dévouée  Fanchette.  —  II,  page  227. 

«  Cette  vertu  de  moins ^  pour  désigner  un  des 
péchés  capitaux ,  sourit  agréablement  à  notre 
auteur  5  et  lady  Morgan  cite  avec  un  véritable 
plaisir  une  observation  d'une  de  ses  amies  à  ce 
sujet  : 

Causant  de  cet  objet  avec  mademoiselle  d'E...^ 
elle  me  fit  observer,  relativement  à  la  décence 
qu'observent  même  les  femmes  les  plus  notoire- 
ment galantes ,  que  les  Françaises  sont  les  seules 
femmes  y  peut  être,  à  quiilsoitpei'mis  d'avoir  des 
tx)rts ,  car  elles  seules  s'attachent  à  leurs  devoirs 
etàla  décence,  quand  même  elles  ont  UNE  vertu 
be  moins! 

a  Mais  elle  paraît  aller  même  au-delà  de  l'iii* 


(  299  ) 
«luîgence  envers  le  vice  que  ces  mois  désignenîj 
car  elle  dit  dans  un  autre  endroit  : 

//  n^est  pas  rare  en  France  de  voir  rattache- 
le  plus  durable  succéder  d  la  passion  la  plus 
violente  ^  et  tout  ce  cjui  était  faute  dans  un  amour 
défendu  y  devient  respectable  dans  une  amitié 
désintéressée. — I,jiag.  i63,  i64. 

«  C'est  en  termes  foit  peu  délicais  que  lady 
Morgan  reproche  violemment  à  d'Alembert  que 
sa  liaison  avec  mademoiselle  de  Lesj)inas3e  ait 
été  trop  platonique  ^  elie  aurait  voulu  qu'elle  eût 
été  un  peu  plus  substantielle. 

L^ académie  était  pour  d' Alembert  une  seconde 
demoiselle  de  Lespinasse.  Dans  sa  liaison  avec 
l'une  et  l'autre  Un  y  avait  pas  une  trace  d'énergie 
de  caractère  ou  de  sentiment  masculin, —  Tout  était 
faiblesse  et  somnission  :  il  portait  les  lettres  d'a- 
mour de  l'une  à  ses  rivaux ^  et  secondait  la  tyran- 
nie de  l'autre  dans  ses  discours .  —  II,p.i5i,  i52. 

(c  INous  ne  sommes  plus  surpris  quelady  Morgan 
applaudisse  à  la  farce  de  Figaro,  comme  à  une  des 
pièces  les  plus  amusantes  et  les  yilus  philoso- 
phiques qu'aucune  langue  ait  jamais  produite 
(  —  II  j  p.  46  ) ,  —  qu'elle  aurait  voulu  voir 
chaque  fois  qu'on  la  représentait  ,  tandis  que 
l.'inimilable  Tartufe,  joué  d'une  manière  inimi- 


(  5oo  ) 

table,  la  faisait  presque  dormir.  — II,  pag.  ii6. 
»  Dans  cette  farce  philosophique  un  des  princi- 
paux personnages  est  un  jeune  page  qui  soupire 
pour  chaque  femme  qu'il  voit ,  tandis  que  tous 
les  autres  sont  occupés  à  peu  près  de  ]a  même 
manière  j  duns  la  pièce  du  pauvre  Molière  au 
contraire  l'adultère  finit  par  recevoir  sa  juste  pu- 
nition :  Elmire  est  une  femme  vertueuse  •  ce  rôle , 
joué  par  mademoiselle  Mars,  a  lassé  la  patience 
de  lady  Morgan. 

y)  Mais  si  l'on  veut  avoir Li  mesure  des  sentimens 
de  lady  Morgan ,  qu'un  lise  les  neuf  pages  d'éloges 
qu'elle  prodigue  ( —  I,  p.  169  à  177  )  à  madame 
d'Houdetot ,  adultère  avouée,  et  plus  encore,  si 
nous  en  croyons  le  récit  amical  de  notre  auteur. 
Nous  ne  souillerons  pas  nos  pages  de  cette  citation  : 
nous  dirons  seulement  que  Lady  Morgan,  après 
nous  avoir  représenté  son  héroïne  comme  l'a- 
mante de  Voltaire  ,  de  Saint-Lambert ,  de  Rousr 
seau ,  ajoute  qu'elle  devint  dans  sa  vieillesse  la 
maîtresse  de  monsieur  S... ,  et  conclut  ainsi  : 

J^aid  regrette?'  d'être  arrwée  trop  tard  d  Paris 
pour  avoir  vu  cette  femme  intéressante  et  ex- 
traordinaire y  mais  me  trouvant  parfois  avec  ceux 
qui  avaieîit  eu  le  bonheur  de  vivre  dans  sa  so- 
ciété j  je  m'imagine  avec  délices  voir  encore 


(  5oi  ) 
la  trace   de  ses  pieds  dans  les  cercles  brillans 

auxquels    elle    avait     autrefois    présidé.    I, 

pag.  176. 

<c  Quelques  pages  avant,  lady  Morgan  assure 
que  le  dtluMl  mari  de  cette  dame  d'Houdelot 
doit  avoir  été  droit  au  ciel,  puisqu'il  a  été  mari 
complaisant. 

Jacobinisme.  Lady  Morgan  ,  quoique  femme 
d'un  chevalier  ,  est ,  nous  en  sommes  effrayés , 
en  quelque  sorte  une  démocrate  :  toutes  les  fois 
qu'elle  peut  en  trouver  l'occasion,  et  même  quand 
elle  n'en  trouve  pas,  elle  en  invente  libéralement, 
elle  se  plaît  à  déprécier  le  gouvernement  légi- 
time, la  famille  royale,  la  noblesse  française,  et 
à  élever  les  ennemis  de  la  France,  ceux  de  sa 
propre  patrie  et  du  monde  civilisé. 

Les  hoi  reurs  de  la  révolution  sont ,  à  son 
dire  ,  des  epoupantaih  d^enfans  y  —  I ,  pag.  oi. 
Et ,  ce  qu'il  y  a  de  surprenant ,  c'est  la  monarchie 
légitime  et  non  la  révolution  ,  à  qui  il  faut  im- 
puter toutes  ces  énormilés ,  parce  (\ue  la  génération 
qui  a  commis  ces  atrocités  se  composait  des  sujets 
légitimes  des  monarques  légitimes ,  et  était  imbue 
du  caractère  du  gouvernement  qui  la  conduisait  y 
et  les  Marat ,  les  Danton ,  les  Robespierre  ap- 
partiennent également  à  tordre  de  choses  qui  a 


(  5oi  ) 
précédé  la  révoluiïon ,  et  qui  a  marqué  ses  plus 
terribles  époques.  —  l,  pag.  92. 

«  SiceraisonnemenL  est  vrai,  nous  le  prenons 
pour  la  plus  grande  découverte  des  temps  mo- 
dernes :  si  la  monarchie  est  réellement  coupable 
des  crimes  de  la  république,  si  Louis  et  non  Ma- 
rat ,  Maleshei  bes  et  non  Danton ,  la  princesse 
de  Lamballe  et  non  Tlieroïne  de  Méricourt,  sont 
les  vrais  auteurs  du  régicide  et  des  massacres  de 
septembre,  parce  que  les  régicides  et  les  Massa- 
creurs sont  nés  sous  la  monarchie  légitime  ,  nous 
en  appelons  à  l'impartialité  de  lady  Morgan,  il 
faudra  donc  par  extension  de  ce  principe,  qu'elle 
attribue  à  l'ancien  gouvernement  toute  la  gloire 
militaire  ,  tous  les  progrès  des  arts  de  ces  der- 
niers temps ,  ainsi  que  toutes  les  vertus  publiques 
et  privées  qu'elle  accorde  à  son  idole  Bnonapartej 
car  elle  ne  peut  pas  ignorer  que  ,  non-seulement 
il  est  né  sous  l'ancien  gouvernement,  mais  en- 
core que  c'est  à  ce  gouvernement  qu'il  doit  d'a- 
voir été  soigneusement  instruit  dans  l'étude  des 
arts  et  des  armes.  Mais  on  doit  rire  de  ce  raison- 
nement, et  surtout  des  vertus  de  Buonaparte  !  Nous 
affirmons  qu'il  y  a  à  peine  une  vertu ,  un  genre  de 
mérite,  que  l'aveugle  enthousiasme  de  lady  Mor- 
gan n'attribue  à  l'enfant  chéri  du  jacobinisme 


(  3o5  ) 

(î.  97).  Après  avoir  dit  qu'il  est  le  plus  grand 
capitaine  du  siècle  ,  sans  excepter  même  celui 
qui  l'a  vaincu  ,  lady  Morgan  nous  assure  que 
ses  manières  sont  affables  et  gracieuses  ,  et  ses 
sentimens  généreux  (l.  181);  —  qu^il  s'est  rendu 
populaire  par  plusieurs  actes  de  générosité  et  de 
honhommie  (I.  97)  y  et  que  sa  bravoure  person- 
nelle le  rendait  digne  du  dénouement  de  ses  soldats , 
(I.  i5i  ).  Sa  police  f  nous  dit-elle,  était  pleine 
d'égards  (I.  jo6);  et  pendant  la  première  pé- 
riode de  son  règne  (dans  laquelle  Palm  ,  Wright, 
et  le  duc  d'Enghien  furent  assassinés),  sa  po- 
pularité ne  fut  point  souillée  (I.  98  )  3  sa  pro- 
pre cojîduiie  mit  l'étalage  du  vice  hors  de  mode 
(I.  102).  —  Comme  souverain  _,  il  fut  grand  dans 
ses  conceptions  (I.  102).  — Pardonnant  par  ca- 
ractère même  à  ses  ennemis  personnels  (I.  106). 
Ah  !  mon  Dieu  !  —  Magnifique  sans  prodigalité 
(I.  98.) —  Dans  sa  vie  privée  y  il  fut  sincère  et 
ardent  ami  (I.  i65).  Miséricorde!  <Se5  ennemis 
m,émes  ne  lui  reprochent  pas  d'avoir  négligé  un 
ami  (I.  107  ).  Tels  sont  les  motifs  de  la  loyale 
et  judicieuse  admiration  de  lady  Morgan  pour 
Buonaparte.  Nous  les  livrons ,  sans  commentaire 
à  l'exécration  de  tout  ami  de  la  vérité. 

«  C'est  dans  le  même  esprit  qu' elle  réserve  toute 


(  5o4  ) 
son  aduiiration  pour  les  personnes  et  les  clioses 
de  la  révolution ,  et  vilipende  et  calomnie  tout 
ce  qui  tient  au  gouvernement  légitime. 

Pendant  les  horreurs  de  la  révolution ,  pen- 
dant les  tourmentes  d'une  émigration  de  vingt- 
cinq  ans,  et  surtout  pendant  les  vicissitudes poli- 
ques  dont  la  France  a  été  témoin  ,  depuis  la 
RESTAURATION  DES  BouRBONS ,  les  femmes  fran- 
çaises ont  bien  prouvé  combien  elles  peuvent  être 
et  fidèles  et  dévouées  à  leurs  maris  — I,  p-  179- 

ce  Ainsi  lady  Morgan  assure  que  les  épreuves 
auxquelles  ont  été  soumises  les  affections  domes- 
tiques ont  été  plus  nombreuses  et  plus  cruelles 
depuis  la  restauration  que  pendant  la  révolution  : 
une  restauration  qui  n'a  amené  l'exécution  que 
de  deux  traîtres  pris  les  armes  à  la  main ,  et  con- 
vaincus selon  toutes  les  formes  légales;  et  une 
révolution  qui  (  sans  parler  des  noyades  et  des 
fusillades  qui  ont  rougi  le  lit  des  rivières  ou 
ensanglanté  le  sol  de  la  France)  a  fait  massacrer , 
dans  l'espace  de  trente-six  heures ,  5ooo  person- 
nes dans  les  rues  de  Paris,  et,  pendant  dix  ou 
douze  mois,  a  envoyé  chaque  jour  cinquante  ou 
soixante  innocens  à  la  guillotine. 

«Sur  les  femmes  dévouées  des  royalistes,  elle 
ne  dit  qu'une  plirase  froide  et  banale;  sur  l'hé- 


1 


(  5o5  ) 

roïqne  altacbement  de  la  reine  à  tous  ses  devoirs 
de  mère  et  d'épouse,  pas  un  motj  sur  les  cha- 
grins et  les  souffrances  de  l'orplielinc  du  temple, 
pas  un  mot,  pas  une  larme,  rien  que  lâches  plai- 
santeries, calomnies  envenimées  et  rancune  jaco- 
bine; tandis  que  les  prétendus  griefs  des  Buona. 
partiales,  victimes  de  la  restauration,  sont  détail- 
lés dans  une  énmnération  de  leurs  noms ,  courte 
à  la  vérité,  mais  aussi  longue  qu'elle  a  pu  le 
faire. 

Cest  la  jeune  et  infortunée  madame  la  B.  ex- 
pirant de  douleur  sur  le  corps  de  celui  que  ses  lai^- 
nies  et  ses  supplications  n'ont  pu  sauver  ^  ce  sont 
les  efforts  plus  qu'humains  de  madame  N.,  cités 
comme  incomparables  ,  même  par  ses  ennemis  • 
le  dévouement  de  madame  L.  V .  ;  les  sacrifices  de 
madame  Bertrand  qui  a  suivi  volontairement  son 
mari  en  exil  y  etc.,  etc.  — I,  p.  lyg,  i8i. 

«  Le  maréchal  Ney  est  pour  notre  auteur  un 
objet  particulier  de  lamentation,  probablement 
parce  qu'il  a  été  un  des  plus  infâmes  traîtres  des 
cent  jours  (i).  C'est  son  brave  Ney ,  le  sujet  éter- 
nel des  louanges  du  soldat ,  p.  sSy.  Sa  mott  est 

(i)  Because,  we  présume,  lie  was  the  grealestand  mosl 
infamous  traitor  of  tlie  hundred  days. 

3  20 


(  5o6  ) 

une  de  ces  scènes  de  souffrances  humaines  qui 
brisent  le  cœur  et  suspendent  toutes  ses  facultés. 
Ici  la  société  cii^disée  seinble  perdre  toute  sa 
splendeur,  et  le  développement  des  facultés  hu- 
m^aines  parait  ne  multiplier  que  le  pouvoir  du 
mal.  —  I,  p.  258  (i). 

«  Mais  pour  le  meurtre  du  duc  d'Enghein  , 
niilady  n'y  voit  que  la  falaie  politique  qui  peut 
ou/zeyett/fpasaYoirnécessilésamort.  —  I,  p.  209. 

c(  Cette  phrase  5  niaise  en  elle-même,  devient 
dans  la  circonstance  passablement  atroce. 

Elle  appelle  les  royalistes  uue  faction  oubliée 
depuis  long-temps.  —  I?  p-  h^» 

Et  quand  elle  entend  une  dame  à  la  cour ,  dire  : 
comme  madame  d^Angoulème  est  embellie  ce  soirl 
et  le  Rvi ,  comme  il  a  Vair  d'un  père  de  famille! 
elle  cite  tout  cela  avec  l'indignation  du  mépris, 
comme  an  jargon  de  loyauté  {2).  —  I5  p-  20. 

Elle  s'extasie  sur  le  mérite  de  Brissot,  sur  son 
génie,  son  patiiolisme.  Or  ce  Brissot  était,  comme 
chacun  sait,  un  espion,  un  libelliste,  un  jacobin  , 
un  meurtrier,  un  régicide,  qui  n'avait  ni  talent  ni 
courage.  Pour  M....,  le  sanglant  satellite  de  Ro- 

(1)  Le  traducteur  français  a  supprimé  tout  ce  galimatias. 
(■/)  Jargon  of  loyatlj. 


(5o7  ) 
bespierre,  le  lâclie  esclave  de  Biionaparle,  qui  . 
signale  décret  de  mort  de  Louis  et  vota  la  cou- 
ronne à  Napoléon,  pour,  cet  homme,  elle  ne 
peut  trouver  d'autres  épithètesque  celle  d'///zM/r^. 
Mais  sa  principale  idole,  c'est  le  général  Lafayette , 
qui  n'a  reparu  sur  la  scène  du  monde,  que  pour 
siéger  au  champ  de  mai  de  Bonaparte.  L'ex-évê- 
que  de  ***  ,  qui  fut  un  des  premiers  membres 
du  clergé  qui  abandonna  son  ordre  en  1789,  qui 
fut  membre  de  l'infernale  convention,  qui  y  pro- 
féra ces  belles  paroles  :  «  que  les  rois  étaient  au 
moral ,  ce  que  les  monstres  sont  au  physique  j  y) 
cet  liomme  est  l'ami  vertueux  ,  vénérable _,  j^eli- 
giejix  y  éclairé  y  bienfaisant ,  humain ,  philosophe 
de  lady  Morgan  !  Tous  ses  panégyriques  sont 
réservés  pour  les  hommes  de  cette  trempe. 

<c  Enfin  croirait-on  que  cette  lady  a  souillé  son 
livre  de  plusieurs  chansons  infâmes  contre  le 
Roi  de  France  et  la  famille  royale^  qu'elle  les 
donne  tout  entières  comme  d'excellentes  produc- 
tions, y> 

Le  journaliste  finit  l'analyse  du  livre  de  lady 
Morgan  en  citant  plusieurs  impiétés  dont  il  assure 
que  cet  ouvrage  fourmille-  il  termine  ainsi  : 

ce  A  la  iin  du  volume  on  trouve  quatre  lourds 
appendices  sur  la  politique ,  les  finances,  les  lois 


(  5o8  ) 
et  la  médecine,  que  le  docleur  sir  S.  Charles  Mor-. 
gan  a  jugé  à  propos  d'y  joindre ,  probablement 
.comme  une  espèce  de  complément  delà  cargaison 
littéraire  que  madame  s'était  engagée  par  contrat 
à  livrer  entre  les  mois  de  novembre  et  de  mars. 
Trois  de  ces  appendices  traitent  de  sujets  aux- 
quels le  docteur  se  montre  entièrement  étranger  • 
et  nous  croyons ,  en  conséquence  ,  lui  donner  un 
conseil  d'ami,  en  l'engageant  à  borner  à  l'avenir 
sa  manie  littéraire  à  l'ambition  d'être  lu  par  les 
apothicaires. 

«  INous  venons  de  recevoir  une  seconde  édi- 
tion de  la  France  j  de  lady  Morgan.  Celle-ci  est 
en  deux  volumes  in-8".  Elle  est  précédée  d'une 
préface  fleurie ,  dans  laquelle  l'î^uteur  affecte 
l'enivrement  du  triomphe.  Quelle  gloire  de  voir 
le  succès  rapide  de  son  in-4°  nécessiter  si  prorap'- 
lement  une  seconde  édition  !  Mais  nous  pouvons 
assurer  que  ceci  est  encore  une  plaisanteiie,  ou 
plutôt  une  fausseté  comme  tout  le  reste.  Nous 
avons  comparé  l'édition  in-8°avec  rin-4",  et  nous 
nous  sommes  convaincus  qu'elle  a  été  imprimée  en 
même  temps ,  avec  les  mêmes  formes  et  caracl  ères , 
espèce  de  manœuvre  qui  met  l'éditeur  à  même 
de  faire  deux  éditions  d'une  seule;  et,  ce  qui  ne 
laisse   aucun    doute  que  le   triomphe  de   îady 


(  5o9  ) 
Morgan  se  réduit  à  ce  tour  de  passe-passe,  c'est 
que,  dans  celte  prétendue  seconde  édition  ,  j^rts 
une  seule  des  fautes  nombreuses  de  la  f  remière 
(  dont  Vauleur  et  l'éditeur  se  sont  si  amèrement 
plaints^  ne  se  trouve  corrigée  ^  et  le  fameux 
errata  qui  accompagnait  la  première  édition  est 
soigneusement  joijit  à  la  seconde.  C'est  ainsi 
que  lady  Morgan  finit  comme  elle  a  commencé.  )x 

Plusieurs  autres  journaux  ne  traitent  pas  mieux 
l'auteur  de  la  France  que  ne  le  fait  celui  dont 
je  vous  envoie  l'extrait;  et,  ce  qu'il  y  a  de  pire 
peut-être,  c'est  que  les  deux  édilions  in-^i"  et 
in-8°  ne  se  vendent  pas. 

Les  personnes  en  état  de  juger  l'ouvrage  l'ap- 
précient à  sa  juste  valeur,  et  les  autres  n'y  atta- 
chent aucun  intérêt. 

Je  suis,  etc. 

D.  F. 


FIN    DU   TOME   SECOND. 


TABLE 

DES   MATIÈRES. 


Charles  III ,  roi  d'Espagne,  et  Frédéric  II ,  roi  de  Prusse- 
(parallèle  entre),  pag.  262  à  268. 

Code  de  la  France  (  projet  relatif  à  la  rédaction  du  nou- 
veau),  1 17.  —  Etat  de  confusion  des  lois  en  France,  ib. 

—  Nécessité  d'une  réforme,  11g.  —  Multiplicité  des 
projets,  ib.  —  Chambres  des  députés,  120.  —  Difîicultés 
que  pi'ésente  l'état  de  la  législation ,  121.  —  Comité  j  122. 

—  Plan  de  conduite  à  suivre  ,  ih.  —  Révision  triennale, 
125.  —  Ses  avantages,  ib.  —  Réponse  autographe  du 
chancelier  de  France  à  l'envoi  de  ce  projet,  129.  -^Di- 
A'ision  du  Code  en  cinq  chapitres,  i3^f.  —  Distribution 
du  travail,  137.  —  Moyen  d'occuper  l'inactivité  des 
chambres ,  i48. 

Corporations  municipales  en  Angleterre,  et  la  Corporation 
de  Londres  en  particulier  (  sur  ks  )  ,  gi.  —  Institutions 
politiques  de  l'Angleterre  encore  intactes,  g3.  —  Cause 
de  leur  stabilité,  ib.  —  Corporations  ecclésiastiques  et 
laïques,  96.  —  Etat  du  peuple  au  temps  de  Guillaume 
le  Conquérant,  97.  —  Bourgs,  ib.  — Chartes  de  la  cité 
de  Londres ,  99.  —  Origine  des  parlemens,  io3.  —  Dis- 


(  5ii  ) 

ttaclion  Imporlante  entre  les  communes  d'Angleterre  et 
le  tiers-état  àe  la  France,  108.  —  Barons  ou  francs- 
leuauciers  ,  10g.  — Influence  des  corpoi-ations ,  ii3. 

Détresse  de  l'Agriculture  et  du  Commerce  en  Angleterre 
(  des  plaintes  sur  la),  l53.  —  Progrès  des  richesses  dans 
cette  contrée,  169. — Idem  àe  la  population,  i64.  — 
Idem  de  la  dette  et  des  taxes ,  ib.  —  Causes  temporaires 
de  la  détresse,  169.  ■ —  Causes  permanentes ^  175.  — 
Parti  révolutionnaire  en  Angleterre,  1S2. 

Idées  libérales  (des),  46.  —  Remarque  du  cardinal  de 
Bernis ,  52.  —  Obscurité  des  discours  de  Gromwell ,  ib» 
—  Conclusion,  53. 

Morgan  (  sur  le  dernier  ouvrage  de  lady  ) ,  intitulé  la 
France  ,  269.  — ■  Mauvais  goût,  271.  —  Ampoulé  et  ab- 
surde, 273.  —  Bévues,  276.  —  Ignorance  de  la  langue 
et  des  usages  des  Français  ,  279.  —  Ignorance  en  géné- 
ral,  285.  —  Faussetés,  292.  —  Indécences,  296.  —  Ja- 
cobinisme, 3oi.  —  Sur  la  seconde  édition  de  l'ouvrage 
de  lady  Morgan ,  309. 

Moscou  dans  l'été  de  i8i4  (voyage  à),  18g.  —  Départ  de 
Saint-Pétersbourg,  ib.  —  Arrivée  à  Twer,  igi.  —  Détails 
sur  l'occupation  de  Moscou,  200.  —  Visite  chez  un  sei- 
gneur russe,  229.  —  Promenades  de  Moscou  ,  233.  — ■ 
Etat  actuel  de  cette  ville,  24o.  —  Anecdotes,  246.  — 
Rencontre  d'un  étranger,  258,  —  Epitaphe  du  général 
Montbrun,  261. 

Murât  (  quelques  particularités  des  quatre  derniers  mois 
de  la  vie  de),  55.  —  Son  entrée  à Naples le  19  mai  i8i5, 
56.  —  Sa  fuite  à  l'île  d'Ischia,  ib.  —  11  débnrque  ea 
France ,  5j,  —  Bataille  de  Waterloo ,  58,  —  Sou  refuge 


(  5i3  ) 

■esl  tlécouvert,  69.  —  Il  erre  dans  les  campagnes,  60, 
■ —  Il  p?sse  en  Corse,  63.  —  Sa  conduite  dans  celte  île, 
64.  ~  11  s'embarque  pour  Saîerne ,  ib.  —  La  tempête 
le  jette  sur  les  cotes  du  golfe  de  Sainte-Euphémie,  65. 

—  Derniers  momens  de  Mural,  66  à  68. 

Presse  (sur  l'état  de  la)  en  France,  69.  —  Cardinal  de 
Piichelieu,  70.  —  Académie  française,  71.  —  Les  au- 
teurs payés  par  le  gouvernement,  ib.  • —  Opinion  pu- 
Llique,  jZ.  —  Ordres  monastiques,  ib.  —  Jésuites  et 
jansénistes,  74.  —  Philosophes,  j5.  —  J.  J.Rousseau, 
77.  —  Institut,  78.  —  Comparaison  de  la  liltérature  des 
hommes  instruits  en  France  et  en  Angleterre,  80.  —  Loi 
contre  la  liberté  delà  presse,  84.  —  Sa  révocation  par- 
tielle ,  85. 

JVesLj  (sur  la  vie  de  John),  1.  —  Sa  famille,  4.  —  Sa 
délivrance  miraculeuse  du  milieu  des  flammes,  lo.  — > 
D'abord  élevé  à  Charter-bouse ,  20.  —  Ensuite  à  Oxford , 
21.  —  Il  se  détermine  à  consacrer  son  temps  aux  devoirs 
religieux  ,  25.  —  Son  ordination ,  ib.  —  Elu  membre 
du  collège  de  Lincoln,  26.  —  Origine  du  nom  de  mé- 
thodistes, 29.  —  Intimité  de  Wesley  avec  William  Lavr, 
34,  —  Sa  singularité  dans  ses  habits  et  ses  manières,  36. 

—  Il  s'embarque  pour  la  Géorgie,  42.  —  Il  se  lie  avec 
des  Moraves ,  43.  ■ —  Sa  conduite  dans  la  nouvelle  co- 
lonie ,  44  et  45. 

FIN  DE  LA  TABLE. 


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